sábado, 24 de junio de 2017

LA TERREUR PRUSSIENNE - ALEXANDRE DUMAS

La terreur prussienne
(1867 - 1868)
Alexandre Dumas


La promenade des Tilleuls à Berlin

Le beau Berlin, le Berlin aristocratique, s’élève tout entier à la droite et à la gauche de la rue Friedrich, qui s’étend dans toute la longueur de la ville, depuis la place de Belle-Alliance, par laquelle on entre dans Berlin, jusqu’à celle d’Oranienburger, par laquelle on en sort. 
Elle est coupée en croix au deux tiers de sa longueur par l’allée des Tilleuls, Unter den Linden, seule promenade de la ville qui, en traversant le quartier élégant, s’étend de la place d’Armes au grand palais. Elle doit son nom à deux magnifiques rangées de tilleuls, formant, à la droite et à la gauche de la chaussée destinée aux voitures et aux cavaliers, une charmante promenade pour les piétons. La rue, des deux côtés, l’été surtout, est bordée de cafés et de brasseries qui dégorgent leurs buveurs sur la voie publique et qui donnent un grand mouvement à la promenade, sans que ce mouvement aille jusqu’à la gaieté et jusqu’au tapage. Les Prussiens s’amusent à la sourdine et sont gais en dedans. 
Mais, le 7 juin 1866, vers six heures de l’après-midi, par une aussi belle soirée qu’il en peut faire à Berlin, la promenade des Tilleuls offrait le spectacle d’une véritable agitation. Cette agitation était due d’abord à la situation de plus en plus hostile que prenait la Prusse vis-à-vis de l’Autriche, en refusant de laisser s’assembler les États du Holstein pour l’élection du duc d’Augustenbourg ; aux armements qui se faisaient de tous côtés ; aux bruits qui couraient de la mobilisation prochaine de la landwehr et de la dissolution de la Chambre ; et ensuite à des nouvelles télégraphiques qui étaient, disait-on, arrivées de France et qui contenaient des paroles de menace contre la Prusse, paroles de menace sorties de la bouche même de l’empereur des Français, Napoléon III. 
Quiconque n’a pas voyagé en Prusse ne peut se faire une idée de la haine que les Prussiens professent à notre égard. C’est une espèce de monomanie qui trouble les esprits les plus limpides. On ne devient ministre populaire, à Berlin, qu’à la condition qu’on laissera entrevoir qu’un jour ou l’autre on déclarera la guerre à la France. On n’est orateur qu’à la condition que, chaque fois que l’on monte à la tribune, on décochera contre la France quelquesunes de ces fines épigrammes ou de ces spirituelles équivoques que manient si légèrement les Allemands du Nord. On n’est poëte enfin qu’à la condition que l’on aura fait ou que l’on fera contre la France quelque iambe intitulé Le Rhin, Leipzig ou Waterloo
Cette haine contre la France, haine profonde, invétérée, indestructible, est inhérente au sol, on la sent flotter dans l’air. 
D’où vient-elle ? Nous l’ignorons. Peut-être du temps où une légion gauloise, faisant l’avant-garde des armées romaines, entra en Germanie. 
Il nous est difficile de dire d’où vient cette haine séculaire des Prussiens contre nous, à moins qu’abandonnant l’hypothèse de la légion gauloise, nous ne la fassions remonter à la bataille de Rosbach, ce qui prouverait tout simplement qu’ils ont un bien mauvais caractère, puisqu’ils nous y ont battus. Ce serait un sentiment facile à expliquer en consultant des dates plus modernes : elle tiendrait, dans ce cas, à l’infériorité militaire dont les élèves du grand Frédéric ont fait preuve vis-à-vis de nous depuis le fameux manifeste dans lequel le duc de Brunswick menaçait la France de ne pas laisser pierre sur pierre à Paris. 
Et, en effet, en 1792, une seule bataille, celle de Valmy, suffit à chasser les Prussiens de France. En 1806, une seule bataille, celle d’Iéna, suffit à nous ouvrir les portes de Berlin. Il est vrai de dire qu’à ces deux dates triomphantes, nos ennemis – nous nous trompons, nos rivaux – opposent les noms de Leipzig et de Waterloo. 
Mais Leipzig, que les Allemands eux-mêmes ont appelée la bataille des peuples, n’a été pour les Prussiens qu’un quart de victoire, puisqu’ils avaient avec eux les Autrichiens, les Russes, les Suédois, sans compter les Saxons, qui méritent cependant qu’on ne les oublie pas. Quant à Waterloo, ce n’est pour eux qu’une demi-victoire, puisque Napoléon, maître de la journée à leur arrivée, s’était déjà épuisé dans une lutte de six heures contre les Anglais. 
Avec cette disposition héréditaire des esprits contre nous les Français en Prusse, disposition au reste que les Prussiens ont toujours la franchise de ne point nous cacher, on ne doit pas s’étonner de l’agitation produite par cette nouvelle, non encore officielle, mais déjà répandue et affirmée même, que la France pourrait bien se jeter l’épée à la main dans la lutte qui se préparait. 
Mais beaucoup niaient cette nouvelle, dont le Staats-Anzeiger n’avait pas dit le moindre mot le matin. Berlin a, comme Paris, ses fidèles au Moniteur et ses dévots au gouvernement, lesquels estiment le Moniteur incapable de mentir, et le gouvernement trop sincère pour cacher, pendant vingt-quatre heures, une nouvelle intéressante à la bonne population qui croit en lui. À ceux-là se ralliaient les lecteurs du Tages Telegraphe, c’est-à-dire du télégraphe du jour, lesquels prétendaient que leur feuille favorite était trop jalouse de justifier son titre, pour avoir permis qu’une dépêche, quelle qu’elle fût, passât en d’autres mains avant d’avoir été ouverte par les siennes. 
De leur côté, les abonnés à la Kreutz Zeitung, et ils étaient nombreux, attendu que la Gazette de la Croix est non-seulement celle de la noblesse, mais encore celle du premier ministre ; de leur côté, disons-le, les abonnés de la Gazette de la Croix déclaraient qu’ils ne croiraient à une nouvelle de cette importance que s’ils la lisaient dans le journal qui passait, à bon droit, il faut l’avouer, pour un des journaux les mieux informés de Berlin. Mais, outre ces noms que nous venons de citer, on entendait encore prononcer dans la foule ceux de vingt autres journaux qui paraissent soit quotidiennement, soit hebdomadairement, tels que la Bürger-Zeitung ou la Gazette des Bourgeois, la National-Zeitung et la Volks-Zeitung. 
Mais tout à coup la rumeur générale fut dominée par la voix de deux ou trois crieurs qui hurlaient en faisant invasion sur la promenade : 
— Französische Nachrichten ! Telegraphische Depesche ! – Ein Kreutzer. 
Ce qui signifiait : « Nouvelles de France. Dépêche télégraphique. – Un kreutzer. » 
On comprend l’effet que produisit une telle annonce sur les esprits préoccupés d’un tel événement. Malgré l’avarice proverbiale des Prussiens, chacun mit la main à la poche et en tira un kreutzer en achetant un des précieux carrés de papier contenant la nouvelle inattendue ou plutôt si longtemps attendue. 
Il est vrai de dire que son importance rachetait bien le temps qu’elle avait mis à paraître. 
Et, en effet, voici mot à mot le texte de cette dépêche : 
« Aujourd’hui, 6 juin 1866, Sa Majesté l’empereur Napoléon III, se rendant de Paris à Auxerre pour assister au concours régional, a été arrêté aux portes de la ville par le maire, qui lui a présenté ses hommages et ceux des habitants de la ville, dans un discours auquel Sa Majesté a répondu par les paroles suivantes, que nous n’avons pas besoin de recommander à la perspicacité de nos compatriotes.  – L’énigme est assez claire pour que chacun puisse la deviner : 
» “Je vois avec bonheur que les souvenirs du premier empire ne sont point effacés de votre mémoire. Croyez que, de mon côté, j’ai hérité des sentiments du chef de notre famille -Napoléon Ier- pour ces populations énergiques et patriotes qui ont soutenu l’empereur dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. J’ai, d’ailleurs, envers ce département de l’Yonne, une dette de reconnaissance à acquitter. Il a été un des premiers à me donner le suffrage en 1848. C’est qu’il savait, comme la majorité du peuple français, que ses intérêts étaient les miens, et que je détestais comme lui ces traités de 1815 dont on veut faire aujourd’hui l’unique base de notre politique extérieure.” » 
La dépêche se terminait là. Celui qui l’avait transmise n’avait pas jugé qu’après la manifestation de ses sentiments sur les traités de 1815, le reste du discours de l’empereur Napoléon III méritât la peine d’être imprimé. 
Il est vrai de dire que l’omission des quatre ou cinq dernières lignes n’ôtait rien à sa clarté. Cependant, si claire que fût la dépêche, il fallut un certain temps à ses nombreux lecteurs pour qu’elle pénétrât dans leur esprit et y éveillât les sentiments de haine qu’elle était appelée à y soulever. 
Mais, du moment qu’ils commencèrent à comprendre, ce qu’ils virent d’abord dans ce discours, c’était la main du neveu de Napoléon Ier étendue sur le Rhin. 
Aussi s’éleva-t-il tout à coup, d’un bout à l’autre de la promenade, une telle tempête de menaces, de hurlements, de hourras, que l’on eût cru, pour nous servir de l’énergique expression de Schiller, dans les Brigands, que tous les cercles du tonneau du ciel allaient éclater. – Les poings levés, les imprécations, les toasts vengeurs n’épargnèrent pas notre pauvre France. Et un étudiant de Gœttingue, sautant sur une table, commença de réciter, avec l’emphase allemande, une des poésies les plus féroces de Frédéric Ruckker, ayant pour titre le Retour
Comme on pourrait croire, à cause de la haine qui éclate dans cette poésie, qu’elle a été composée pour les besoins de la cause, nous renvoyons les lecteurs curieux de comparer notre traduction à l’original, au volume intitulé Sonnets cuirassés
Un soldat prussien rentre dans ses foyers, désarmé par la paix, et déplore le mal qu’il n’a pu faire : 

Marchez plus lentement, mes pieds ; c’est la frontière. 
Je te revois, patrie, avec joie et douleur. 
De ton sein maternel j’arrache cette pierre ; 
Aussi loin que je puis, je la jette en arrière ; 
Puisse-t-elle en tombant écraser une fleur ! 

Une fleur, sur le sol de cette France infâme, 
Qui gardera du moins ce souvenir de moi ! 
Et puis je te dirai, la colère dans l’âme, 
Tout ce qu’à l’avenir ma vengeance réclame 
De ce peuple orgueilleux, insolent et sans foi ! 

Qu’il ait, pendant vingt ans, le rire sur la bouche, 
Mère, sucé le sang le plus pur de ton cœur ! 
Qu’il ait vingt ans traîné nos vierges sur sa couche, 
Ce qu’il en a flétri de son amour farouche,
 Ô mère, tu le sais seule avec le Seigneur ! 

Aussi, quand se leva l’aurore vengeresse, 
Qu’un cri de mort sortit de la Bérésina, 
Que, dans sa coupe d’or, inconstante déesse,
La Victoire, à son tour, nous eut versé l’ivresse, 
Que Leipzig eut brisé les chaînes d’Iéna, 

M’élançant aussitôt dans la mêlée obscure, 
Je ne demandai rien qu’à mourir triomphant, 
Et m’abreuvant du sang de cette race impure, 
Dans mes bras, comme l’aigle à la large envergure, 
Étouffer et le père, et la mère, et l’enfant. 

Quand je touchais au but, qui m’a volé ma gloire, 
Qui m’arracha mon glaive et m’en perça le flanc ? 
Quand, la hache à la main, ivre de ma victoire, 
J’approchais du bûcher la flamme expiatoire, 
Qui l’éteignit dans l’eau quand je voulais du sang ? 

La paix ! Et de quel droit, malgré nous l’a-t-on faite ? 
Nous demandions vengeance, on nous donna la paix ; 
Nous marchions en avant, on sonna la retraite. 
Nous tenions dans nos dents Paris, notre conquête ; 
On nous dit : « Le Français est ton ami. » Jamais ! 

Mon ami ? le Français ? Qui dit cela s’abuse. 
Jamais dans les palais, jamais dans les cachots, 
Je ne serai l’ami du Français plein de ruse, 
Lorsque je sens qu’il est, tout haut je l’en accuse, 
L’ennemi de mon sang, de ma chair, de mes os ! 

Si je touche le seuil de cet ami de France, 
À peine reconnu, la haine au même instant, 
Hôtesse au cœur aigri, de tous les coins s’élance ; 
Le verre qu’elle m’offre a mon nom sur son anse, 
Et sa main a frappé mon père en combattant ! 

Si, fuyant la maison, je marche dans la rue, 
Suis-je plus heureux ? Non ! je regarde, je lis, 
Et par mes yeux ma haine incessamment accrue 
Peut voir, en se heurtant du pont à la statue, 
Sur la statue : « Iéna ! » sur le pont : « Austerlitz ! » 

Tout à coup, à mes pieds, surgit une colonne 
Qui monte dans les airs comme une tour d’airain ;
La guerre échevelée à ses flancs tourbillonne 
Et, sur son piédestal, où la victoire tonne, 
Elle tient enchaînés le Danube et le Rhin ! 

Si mes vœux exaucés me changeaient en tempête ; 
Si mon souffle était foudre, et mon regard éclair, 
Comme de cette tour je briserais la tête ! 
Comme statue et pont, souvenirs de défaite, 
Rouleraient dans le fleuve et du fleuve à la mer ! 

Plus noble fut ton cœur, à toi, clémente mère ; 
Tu voulus pardonner quand tu pouvais punir ! 
Mais, moi, buveur haineux, vers la vengeance amère 
Je tends incessamment et mon bras et mon verre, 
Et du passé menteur j’appelle à l’avenir. 

Nous reverrons et pont et colonne et statue ; 
Nous les renverserons, ô Seine, dans ton eau, 
Et viendrons cette fois à la France abattue, 
Avec le feu qui brûle, avec le fer qui tue, 
Faire payer les frais d’un autre Waterloo ! 

Il ne faut point demander si cette poésie, si populaire dans toute l’Allemagne et particulièrement en Prusse, où elle exprime si bien la haine du peuple contre nous, excita l’enthousiasme des auditeurs. Les hourras, les bravos, les applaudissements, les cris « Vive le roi Guillaume ! Vive la Prusse ! Mort aux Français ! » avaient formé un accompagnement dont rien n’avait dérangé l’accord, et qui sans doute continua aux pièces suivantes, car le déclamateur annonça qu’il allait dire une pièce tirée du recueil de Körner, intitulée la Lyre et l’Épée
Cette annonce fut accueillie par des trépignements de joie. Mais ce n’était pas le seul point où l’enthousiasme se manifestât, et il fallait plus d’une soupape de sûreté pour laisser fuir la vapeur émanée d’une telle foule chauffée à blanc. Toujours sur la même promenade, mais un peu plus loin, au coin de la rue Friederich, on avait reconnu un chanteur venant de faire sa répétition au Grand-Théâtre, et, comme une fois, dans un
théâtre, il avait eu l’idée de chanter la fameuse chanson de Becker : le Libre Rhin allemand ! quelqu’un, qui la lui avait entendu chanter, jugea que c’était le moment de faire entendre une seconde fois le morceau patriotique et se mit à crier : 
« Heinrich, le Rhin allemand ! le Libre Rhin allemand ! » 
Et, à ce cri, le chanteur avait été reconnu, entouré, et, comme il avait une très-belle voix et chantait très-bien le morceau qui lui avait été demandé, il ne se fit pas prier. 
La rue était donc entièrement interceptée, et Herr Heinrich chantait de sa voix la plus étendue la chanson dont notre traduction, plus fidèle qu’élégante, va essayer de donner une idée : 

Corbeaux avides qui croassent, 
Sur tous les tons le réclamant, 
Ils ne l’auront pas, quoi qu’ils fassent, 
Notre libre Rhin allemand ! 

Tant que de sa robe verdâtre 
Ses longs plis suivront le courant ; 
Tant qu’on verra l’esquif abattre 
Ses avirons en murmurant ; 

Tant qu’à son vin rempli de flamme 
Les bons cœurs boiront largement, 
Ils ne l’auront pas, sur mon âme, 
Notre libre Rhin allemand ! 

Tant que dans la vapeur perdue 
La Loreley, sur son rocher, 
Fera de sa main étendue 
Signe au pêcheur de s’approcher ; 

Tant qu’un roc aux flancs granitiques 
Dominera son cours surpris, 
Que nos cathédrales gothiques 
Y refléteront leurs débris, 

Ils ne l’auront point, quoi qu’il arrive, 
Notre libre Rhin allemand, 
Du dernier Germain, sur la rive, 
Vît-on le dernier ossement ! 

Si la première pièce de poésie que nous avons citée avait eu du succès, celle-ci dépassa l’enthousiasme et fit fureur. – Mais tout à coup, et au moment où certes on s’y attendait le moins, dominant tous les signes d’approbation, un splendide coup de sifflet qu’on eût cru parti du larynx d’une locomotive, vint protester contre l’enthousiasme des auditeurs et fouetter, pour ainsi dire, le chanteur au visage. 
Un obus tombé au milieu de la foule n’eût pas produit un plus sinistre effet ; un grondement sourd, pareil à ceux qui précèdent l’orage, se fit entendre, et tous les yeux se tournèrent aussitôt du côté d’où venait la protestation. On vit alors à une table isolée 
On vit alors à une table isolée un beau jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, blond de cheveux, blanc de peau, plutôt délicat que vigoureux, portant la royale et fine moustache de van Dyck, avec lequel il avait quelque ressemblance, tant pour le visage que pour le costume.
Il tenait à la main un verre de vin de Champagne, tiré d’une bouteille fraîchement débouchée. Sans s’inquiéter des intentions malveillantes dont il était l’objet, des regards menaçants qui se fixaient sur lui, des poings qui s’étendaient dans sa direction, il se dressa, mit un pied sur sa chaise, et, levant son verre au-dessus de sa tête : 
— Vive la France ! dit-il. 
Et, abaissant le verre au niveau de sa bouche, il avala d’un seul trait le vin qu’il contenait.
Il y eut alors dans le cercle immense qui s’était formé autour du jeune Français un moment de stupéfaction. Beaucoup, qui ne savaient pas notre langue, n’avaient pas compris le toast. D’autres l’avaient compris. Mais, appréciant ce qu’il y avait de courage à braver cette foule irritée, ils regardaient le coupable avec plus d’étonnement que de colère. – Ceux enfin qui avaient compris et qui se disaient qu’il y avait insulte dans l’intention et dans le fait, et que de cette double insulte il fallait tirer vengeance, ceux-là, avec la lenteur que les Allemands mettent à prendre leurs résolutions, lui eussent donné le temps de s’échapper s’il en eût eu la moindre envie ; mais, au contraire, son attitude attestait qu’il attendait le résultat de son toast et que, quel que fût ce résultat, il était prêt à lui faire face. 
Et, comme, en attendant l’attaque plus sérieuse qui se préparait contre lui, le mot Franzose ! voltigeait déjà comme une menace : 
— Oui, dit-il dans le meilleur saxon qui se parle de Thionville à Mémel, oui, je suis Français. Je me nomme Bénédict Turpin. Je pourrais vous dire que je suis Allemand, attendu que je parle allemand aussi bien que vous, et même mieux que vous, ayant fait mon éducation à Heidelberg. Je tire la rapière, le pistolet, le bâton, le fleuret, le sabre, la savate, ou toute autre arme qu’il vous plaira de choisir ; je loge à l’hôtel de l’Aigle Noir et suis prêt à donner satisfaction à qui la demandera. 
Ces paroles étaient à peine lancées en manière de défi, que quatre hommes, appartenant visiblement aux classes inférieures de la société, s’avancèrent sur lui, et, comme le silence n’était point encore rompu, on entendit ces mots prononcés avec un suprême dédain : 
— Comme à Leipzig – quatre contre un ! – Ce n’est pas trop !
Et, sans attendre son attaque, bondissant sur celui qui se trouvait le plus proche, il lui brisa la bouteille de vin de Champagne sur la tête, qui se couvrit d’une mousse rougeâtre ; donna un croc-en-jambe au second, qu’il envoya rouler à dix pas ; envoya, d’un vigoureux coup de poing dans les côtes, le troisième se coucher sur une chaise, et, saisissant le quatrième au collet et à la ceinture, il sembla le déraciner de terre, le souleva horizontalement à la force des poignets, le lança à toute volée contre le sol, et, lui posant un pied sur la poitrine :
— Voilà Leipzig gagnée ! dit-il en montrant ses dents blanches et serrées sous sa moustache redressée et mouvante. Ce fut seulement alors que la tempête éclata. On se rua sur le Français ; mais celui-ci, sans soulever son pied de la poitrine de l’homme terrassé, saisit une chaise par un des bâtons du dossier et décrivit, dans une circonférence de quatre à cinq mètres, un moulinet si rapide et si vigoureux, que, pour un moment, tout se borna à des menaces. Cependant, le cercle se resserrait toujours ; un bras saisit la chaise, qui s’arrêta dans son mouvement de rotation, et il était évident que, attaqué de tous côtés, le Français allait succomber, lorsque deux ou trois officiers de la landwehr prussienne pénétrèrent jusqu’à lui, lui faisant un rempart de leur corps, tandis que l’un d’eux disait : 
— Allons, allons, vous n’allez pas assassiner ce brave garçon parce qu’il s’est souvenu qu’il est Français et qu’il a crié : « Vive la France !... » Maintenant, il va crier : « Vive Guillaume IV ! » et nous le tiendrons quitte. 
Puis, tout bas au jeune homme : 
— Criez : « Vive Guillaume IV ! » ou je ne réponds pas de vous. 
— Oui, hurla la foule, oui, qu’il crie : « Vive Guillaume IV ! Vive la Prusse ! » et tout sera dit. — Soit, dit Bénédict ; mais je veux le faire librement et sans y être contraint. Lâchez-moi et laissez-moi monter sur une table.
— Allons, écartez-vous et laissez passer monsieur, dirent les officiers en donnant l’exemple et en lâchant eux-même le peintre. 
– Monsieur veut parler. 
— Qu’il parle ! qu’il parle ! cria la foule. 
— Messieurs, dit Bénédict en montant en effet sur une table, mais en choisissant la plus rapprochée d’une des fenêtres du café, écoutez-moi bien ; je ne veux pas crier : « Vive la Prusse ! » parce qu’au moment où la France va peut-être faire la guerre à la Prusse, crier autre chose que « Vive la France ! » serait une lâcheté pour un Français. Je ne veux point crier : « Vive le roi Guillaume ! » parce que, le roi Guillaume n’étant pas mon roi, je n’ai aucun motif de désirer qu’il vive ou qu’il meure. Mais je vais vous dire de charmants vers en réponse à votre Libre Rhin. 
Les auditeurs, qui ne savaient pas quels étaient les vers qu’allait leur dire Bénédict, écoutèrent avec impatience : ils eurent un premier désappointement en s’apercevant que les vers étaient français au lieu d’être allemands ; mais ils n’en écoutèrent qu’avec plus d’attention.

S’il est à vous, votre Rhin allemand, 
Lavez-y donc votre livrée, 
Mais parlez-en moins fièrement : 
Combien, au jour de la curée, 
Étiez-vous de corbeaux contre l’aigle expirant ? 

Qu’il coule en paix, votre Rhin allemand, 
Que vos cathédrales gothiques 
S’y reflètent modestement ; 
Mais craignez que vos airs bachiques 
Ne réveillent les morts de leur repos sanglant. 

Au fur et à mesure que le peintre avançait dans sa réponse, les spectateurs, ceux du moins qui parlaient français, s’apercevaient qu’ils étaient dupes d’une nouvelle mystification de Bénédict, lequel n’avait demandé à parler que pour dire à ceux qui l’écoutaient des vérités auxquelles ils ne s’attendaient pas.

VI 
Bénédict Turpin 

Le lendemain du jour où s’étaient passés les événements que nous venons de raconter, vers onze heures du matin, un jeune homme blond de vingt-quatre à vingt-cinq ans, ayant l’allure d’un artiste, descendait à la gare de Brunswick venant de Berlin, par l’express, train parti à six heures du matin de la capitale de la Prusse. 
Il laissait, au wagon des bagages, sa malle et son sac de nuit enregistrés pour Hanovre, prenait seulement avec lui un petit sac du genre des sacs militaires au dos duquel étaient sanglés un album à croquis et un tabouret de paysagiste ; bouclait à sa ceinture une cartouchière de chasse, et, après s’être coiffé d’un grand feutre gris, jetait sur son épaule la banderole d’un fusil à deux coups, système Lefaucheux. Le reste de son costume était celui d’un chasseur ou d’un touriste, c’est-à-dire qu’il se composait d’une veste grise à grandes poches, d’un gilet de buffle boutonné du haut jusqu’en bas, d’un pantalon de coutil et de guêtres de cuir. 
Il était suivi d’un beau chien de race épagneule complétement noir, qui justifia son nom de Fringant, en sortant lestement du box et en sautant joyeusement autour de son maître. Celui-ci, une fois hors de la gare, prit une voiture découverte, à un cheval, dans
laquelle, dès qu’il eut reconnu sa destination, le chien sauta le premier et s’installa sans façon sur la banquette de devant, tandis que son maître se laissait aller sur la banquette du fond, avec la pose nonchalante de l’homme habitué à prendre ses aises partout où il les trouve ; puis, de cette voix dans laquelle on peut reconnaître tout à la fois une nuance de courtoisie et de commandement, et qui dénote l’habitude d’un homme élégant parlant à ses inférieurs :
— Cocher, dit-il en excellent allemand au conducteur de la voiture, ture, conduisez-moi au meilleur restaurant de la ville, ou tout au moins à celui dans lequel je pourrai faire le meilleur déjeuner.
Le cocher fit signe de la tête qu’il n’avait pas besoin d’autres renseignements et conduisit notre voyageur à l’hôtel d’Angleterre, sur la Grande-Place.
Malgré le pavé tant soit peu raboteux de la charmante petite ville de Brunswick, notre jeune homme garda sa position, à demicouché dans la voiture, tandis que Fringant, assis gravement, les deux pattes de devant réunies à celles de derrière, se balançait de
droite à gauche, gardant son équilibre à grand’peine, ne quittant point des yeux les yeux de son maître, dans lesquels ils semblait vouloir lire.
Cependant, la position lui paraissait sans doute fastidieuse, car à peine la voiture fut-elle arrêtée devant l’hôtel d’Angleterre, que, sans attendre que le cocher vînt ouvrir la portière, il s’élança pardessus bord et sembla, en gambadant et en sautant, inviter son maître à en faire autant.
Sans suivre complétement le conseil que son chien lui donnait, le voyageur fit une enjambée de l’intérieur à l’extérieur, laissant dans la voiture son sac et son fusil.
— Je vous garde, dit-il au cocher ; veillez sur mon bagage et attendez-moi.
Les cochers, dans tous les pays du monde, ont un instinct admirable pour distinguer les bonnes pratiques des mauvaises.
— Que Votre Excellence soit tranquille, répondit le brave homme avec un clignotement de la paupière. On y aura l’oeil.
Le voyageur entra dans l’auberge, et, voyant des tables dressées dans un petit jardin, il passa de l’autre côté de la maison, et se trouva en effet dans une espèce de cour ombragée de six beaux tilleuls.
Sur une des tables était un couvert devant lequel se trouvaient deux chaises.
Fringant sauta sur la seconde chaise ; son maître s’empara de celle que son chien avait laissée vacante et qui était en face du couvert.
Les deux compagnons déjeunèrent en face l’un de l’autre, et il faut avouer en faveur de l’homme que le maître eut pour le chien toutes les prévenances possibles.
Une maîtresse n’eût point été apostrophée d’une plus douce  voix, ni mieux soignée pendant le repas, qui dura une heure, et durant lequel Fringant mangea de tout ce que mangea son maître, excepté du lièvre aux confitures, sous prétexte qu’en sa qualité de chien de chasse, il ne mangeait pas de gibier, et qu’en sa qualité de quadrupède carnivore, il n’aimait pas les confitures.
Le cocher, de son côté, reçut sur son siége du pain, du fromage et une demi-bouteille de vin.
Il en résulta que, cocher, maître et chien, reprirent, le déjeuner fini, chacun sa place, l’un sur le siége, les deux autres dans la voiture, en donnant des marques de la plus entière satisfaction.
— Où allons-nous, Excellence ? demanda le cocher en s’essuyant la bouche de la manche de sa veste, mais en homme disposé à aller partout où l’on voudrait.
— Je n’en sais trop rien, répondit le voyageur ; cela dépendra un peu de vous.
— Comment, de moi ?
— Oui, c’est selon que vous vous montrerez bon diable : je voudrais vous garder quelque temps.
— Un an, si vous voulez !
— Non, c’est trop.
— Un mois, alors.
— Ni un an, ni un mois ; mais un jour ou deux !
— Ce n’est pas assez ! moi qui croyais que nous allions faire un bail.
— Combien demandez-vous d’abord pour aller à Hanovre ?
— Il y a six lieues, vous savez ?
— Quatre et demie, vous voulez dire.
— Oui, mais toujours monter et descendre.
— Une route unie comme un billard.
— Il n’y a pas moyen de vous mettre dedans, dit le cocher en riant.
— Si fait, il y en a un.
— Lequel ?
— C’est d’être honnête homme.
— Ah ! ça, c’est un nouveau point de vue.
— Que tu n’avais pas encore examiné, à ce qu’il paraît, hein ?
— Eh bien, voyons, faites votre prix vous-même.
— Cela vaut quatre florins.
— Sans compter l’heure passée à notre retour de la gare et au déjeuner ?
— C’est trop juste.
— Et le pourboire ?
— À ma discrétion.
— Ça y est ; je ne sais pourquoi, mais je me fie à vous, moi ! 
— Seulement, si je te garde plus de huit jours, ce sera trois florins et demi par jour sans pourboire, alors.
— Je ne puis admettre une pareille condition.
— Pourquoi donc ?
— Ce serait vous priver sans aucune raison, lorsque j’aurai la douleur de vous quitter, du plaisir de m’être agréable.
— Le diable m’emporte ! on dirait que tu as de l’esprit.
— J’en ai tant, que je parais bête quand je veux en avoir l’air.
— C’est très-fort, ce que tu viens de dire là. – D’où es-tu ?
— De Sachsen-Hausen.
— Ah ! oui, oui, une colonie saxonne du temps de Charlemagne.
— Justement ; vous savez cela, vous ?
— Je sais aussi que vous êtes de braves gens, quelque chose comme les Auvergnats de l’Allemagne. Nous ferons nos comptes en nous quittant.
— Cela me va encore mieux comme ça.
— Ton nom ?
— Lenhart.
— Eh bien, en route, Lenhart !
La voiture partit, fendant une foule de curieux assemblés autour d’elle, comme c’est l’habitude dans les villes de province.
On arriva en un instant au bout de la rue donnant sur la plaine.
La journée était splendide, les arbres venaient de faire éclater leurs bourgeons et de revêtir leurs premières feuilles.
La terre avait mis sa robe verte et il s’élevait, des nombreuses prairies semées à gauche et à droite de la route, comme une vapeur composée des premières brises du printemps et des premières émanations des fleurs ; les oiseaux chanteurs, accouplés deux par deux, volaient
d’arbre en arbre pour porter la nourriture à leurs petits, et, tandis que la femelle s’occupait de ce soin maternel, le mâle, perché sur une branche voisine du nid, égrenait dans l’air les premières notes du chant d’amour, au bruit duquel s’éveille la nature. De temps en temps, une alouette s’élevait au-dessus des premiers épis, montait verticalement, s’arrêtait quelques secondes au
sommet d’une pyramide d’harmonie, puis se laissait tomber en pliant ses ailes, qu’elle ne rouvrait qu’au moment de toucher la terre.
Et, en effet, à cinq cents pas, on voyait derrière un petit monticule poindre la casquette du garde-chasse.
— Ton cheval va-t-il bien, Lenhart ? demanda le voyageur.
— Qu’il aille bien ou mal, répondit Lenhart, je n’ai garde de vous laisser prendre comme braconnier : c’est trop amusant, de voyager comme cela.

— Tu es amateur de chasse, à ce qu’il paraît ?
— C’est-à-dire que je braconne par-ci, par-là, mais je ne suis pas de votre force. Sacrédié ! quel toutou vous avez là. – Ah ! ah ! voilà le garde qui nous fait signe de l’attendre ; je crois que c’est le moment de lui dire bonsoir.
Et, en effet, de toute la force de ses poumons, il lui cria : Gute Nacht ! en mettant son cheval au galop.
On fit deux lieues sans rien voir.
On approchait déjà de la ville, lorsqu’un lièvre se leva d’effroi à cinquante ou soixante mètres de la voiture.
— Ah ! dit Lenhart, en voilà un qui a été bien inspiré !
— C’est selon, répondit le chasseur.
— Vous ne comptez pas le tuer à cette distance, je suppose ?
— Lenhart ! Lenhart ! toi qui te vantes d’être braconnier, fautil donc t’apprendre que, pour un bon chasseur et un bon fusil, il n’y a pas de distance.
— Vous le tueriez d’ici, vous ?
— Tu vas voir.
Le chasseur glissa deux cartouches chargées à balle dans son fusil à la place des deux cartouches chargées à plomb qui s’y trouvaient.
— Connais-tu les moeurs des lièvres ? demanda-t-il à Lenhart.
— Mais oui, je crois, autant qu’on peut connaître les moeurs d’une espèce animale dont on ne parle pas la langue. 
— Eh bien, je vais t’apprendre ceci, Lenhart : tout lièvre qui se lève d’effroi et qui n’est pas poursuivi s’arrête au bout d’une cinquantaine de pas pour regarder autour de lui et faire sa toilette. Tiens !
Et, en effet, le lièvre, parvenu à la distance de cent vingt pas à peu près de la voiture, s’arrêta, s’assit sur son derrière, et commença à se débarbouiller avec ses pattes de devant. Ce moment de coquetterie prédit par le voyageur perdit le pauvre animal. Le coup
partit presqu’en même temps que le fusil s’appuyait à l’épaule. Le lièvre fit un bond de trois pieds et tomba raide mort.
— Pardon, monsieur, dit Lenhart, si l’on fait la guerre, comme on dit qu’on va la faire, pour qui serez vous ?
— Il est probable que je ne serai ni pour l’Autriche ni pour la Prusse, mais pour la France, attendu que je suis Français.
— Pourvu que vous ne soyez pas pour ces gueux de Prussiens, c’est tout ce que je vous demande ; mais, si vous voulez être contre eux, mille tonnerres ! je vous ferai une proposition !
— Laquelle ?
— C’est de vous faire faire la guerre en voiture et gratis.
— Merci, mon ami, ce n’est pas de refus ; si je faisais la guerre, c’est peut-être comme cela que je la ferais. J’ai toujours rêvé de faire la guerre en voiture.
— Eh bien, voilà justement le cheval et la voiture qu’il vous faut ! Le cheval, je ne peux pas vous dire au juste quel âge il a, attendu que, quand je l’ai acheté, il y a quelque dix ans, il était hors d’âge. Mais, avec lui, voyez-vous, je partirais pour faire la guerre de trente ans, sans inquiétude, certain qu’il me conduirait jusqu’au bout ; quant à la voiture, vous pouvez vous assurer qu’elle est toute neuve. Il y a trois ans que j’ai fait façonner les brancards ; un an que j’y ai fait mettre une autre paire de roues et un essieu ; six mois enfin que j’ai fait changer la caisse.
— Nous avons en France une histoire comme celle-là, répliqua le voyageur, c’est l’histoire du couteau de Jeannot : on y a mis une autre lame, puis un autre manche ; mais c’est toujours le même couteau.
— Eh ! monsieur, dit philosophiquement Lenhart, il y a des couteaux de Jeannot dans tous les pays.

— Et des Jeannots aussi, mon brave, répondit le chasseur.
— En tout cas, faites mettre des canons neufs à votre fusil, donnez-moi les vieux. Par ma foi ! voilà votre chien avec le lièvre qui a la balle en pleine poitrine.
Puis, prenant le mort par les oreilles :
— Rejoins les autres, muscadin, lui dit-il, voilà ce que c’est que de faire sa toilette intempestivement. Ah ! monsieur ! ne vous battez pas contre les Prussiens, si vous voulez ; mais s... mille tonnerres ! ne vous battez pas pour eux !...
— Oh ! quant à cela, sois tranquille. Si je me bats, ce sera contre eux, et peut-être même n’attendrai-je pas que les hostilités soient dénoncées.
— En ce cas, hourra contre les Prussiens ! Mort aux Prussiens ! s’écria Lenhart en cinglant d’un violent coup de fouet son cheval, lequel, comme pour justifier l’éloge que l’on avait fait de lui, prit le galop, et, surexcité par les coups de lanière et les imprécations de son maître, traversa comme un trait le faubourg et les deux rues de Hanovre qui conduisent à la grande place où s’élève la statue équestre du roi Ernest-Auguste, et ne s’arrêta qu’à la porte de l’hôtel Royal.
Ce n’était pas, comme on le comprend bien, la première visite que Lenhart, établi à Brunswick comme loueur de voitures, faisait au propriétaire de l’hôtel Royal. Plus d’une fois,
les touristes, soit Anglais, soit Français, avaient eu l’idée de faire de la même façon que Bénédict la route charmante qui se déroule de Brunswick à Hanovre, et Lenhart, venant en aide à l’exécution de cette idée, et mettant ses véhicules à leur disposition, les avait fait conduire ou conduits lui-même à leur destination. Maître Lenhart et maître Stephan étaient donc, toute proportion gardée, aussi bons amis que pouvait le permettre la différence des rangs.
Lenhart, admirablement reçu, comme d’habitude, par Stephan – c’était le nom du propriétaire de l’hôtel Royal –, commença par le tirer à part, et, pour lui donner une idée de l’importance de l’hôte qu’il lui amenait, par lui annoncer que son voyageur, ennemi
mortel des Prussiens, venait, dans la prévision de la prochaine guerre, offrir au roi de Hanovre un fusil qui ne manquait jamais son coup. Et, comme preuve de ce qu’il avançait, il lui glissa dans le plus grand secret les trois lièvres, le faisan et le lapin, résultat de la chasse exécutée sur la route de Brunswick à Hanovre.
Nous disons dans le plus grand secret, attendu que, la chasse étant fermée et les peines les plus sévères étant portées contre ceux qui transgressaient la loi, son voyageur se trouvait tout simplement sous le coup de cinq ou six jours de prison et de deux ou trois
cents francs d’amende.
Maître Stephan écouta avec un vif intérêt ce que lui contait Lenhart ; cet intérêt monta jusqu’à l’admiration lorsque celui-ci lui fit voir le lièvre tué à balle franche, et tué à cent vingt pas.
— Mais ce n’est pas tout, lui dit Lenhart – car ce n’était pas ce beau coup de fusil qui causait sa plus vive admiration, c’était la démonstration qui l’avait précédé – ; mais ce n’est pas le tout, vous qui êtes aubergiste, et à qui, par conséquent, il passe tant de lièvres entre les mains, connaissez-vous les moeurs des lièvres, leurs habitudes, leurs coutumes ?
— Ma foi, non, répondit Stephan, attendu qu’on me les apporte toujours morts, et qu’arrivés à ce point-là, ils n’ont plus qu’une coutume, c’est celle d’être mangés, soit en civet à la sauce au vin, soit rôtis avec des pruneaux ou des confitures.
— Eh bien, lui, il les connaît. Il m’a dit mot pour mot ce qu’allait faire ce lièvre-là, et comment il le tuerait, et tout s’est passé comme il l’a dit.
— De quel pays est-il, votre voyageur ?
— Il se dit Français, mais je n’en crois rien : je ne l’ai pas entendu se vanter une seule fois ; d’ailleurs, il parle trop bien allemand pour un Français. Mais, tenez, le voilà qui vous appelle.
Maître Stephan se hâta de déposer le gibier dans l’office, soin qui, chez un hôte bien entendu, passe avant tous les autres ; puis il se rendit à l’invitation.
Il trouva son voyageur causant avec un officier anglais de la maison du roi, et parlant avec lui l’anglais avec le même perfection qu’il avait parlé l’allemand avec Lenhart.
En apercevant Stephan, il se tourna à demi de son côté.
— Mon cher hôte, lui dit-il en allemand, voici le colonel Anderson qui a la bonté de répondre à la moitié d’une question que je lui fais, et qui m’assure que vous voudrez bien répondre à l’autre.
— Je ferai de mon mieux, Excellence, lorsque vous m’aurez fait l’honneur de me l’adresser.
— J’ai demandé à monsieur – et le voyageur salua l’officier anglais – le titre du principal journal du royaume, et il m’a répondu qu’il s’appelait la Nouvelle Gazette de Hanovre. Après quoi, je lui ai demandé le nom de son rédacteur en chef, et c’est pour cela qu’il m’a renvoyé à vous.
— Attendez donc, attendez donc, Excellence... Mais le rédacteur en chef de la Gazette de Hanovre... voyons ! voyons ! voyons ! c’est M. Bodemeyer, un grand mince, avec toute sa barbe, n’est-ce pas ?
— Je ne le connais point physiquement ; je désire savoir son nom et son adresse, afin de lui envoyer ma carte.
— Son adresse ? Je n’en connais pas d’autre que celle du journal : rue des Parques.
— C’est tout ce qu’il me faut, mon cher hôte.
— Attendez donc, dit Stephan en interrogeant des yeux le coucou. Dînez-vous à la table d’hôte ?
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— La table d’hôte est à cinq heures, M. Bodemeyer est de nos habitués ; dans une demi-heure, il sera ici.
— Raison de plus pour qu’il ait ma carte auparavant.
Et, tirant une carte de sa poche, au-dessus de ces mots : Bénédict Turpin, artiste peintre, il écrivit :
« À Monsieur Bodemeyer, rédacteur en chef de la Gazette de Hanovre. »
Puis, appelant le commissionnaire de l’hôtel, sous la promesse que la carte serait remise dans dix minutes, il tira un florin de sa poche et le lui donna.
À peine le commissionnaire fut-il parti, que Stephan prit Bénédict à part.
— Excellence, lui dit-il, veuillez d’abord m’excuser si je me mêle de ce qui ne me regarde pas.
— Allez toujours.
— Mais il me semble que, si vous envoyez votre carte à M. Bodemeyer, c’est que vous avez quelque chose de particulier à lui dire.
— Certainement.
— Eh bien, alors, ne vaudrait-il pas mieux profiter de ce beau gibier que Votre Excellence vient de rapporter, mettre une table
dans un cabinet et vous servir un dîner à part ?
— Vous avez, par ma foi, raison, et je n’ai besoin que de prendre un seul avis pour vous répondre.
Allant alors au colonel Anderson :
— Colonel, lui dit-il, notre hôte vient de me suggérer une idée qui me paraîtra excellente du moment que vous l’aurez approuvée :
c’est que vous me fassiez aujourd’hui l’honneur de dîner avec M. Bodemeyer et moi. Stephan prétend qu’il va nous faire un dîner merveilleux, rafraîchi par les meilleurs vins d’Allemagne et de Hongrie, dans une chambre à part où nous pourrons causer tout à notre aise. Or, il y a cinq ou six mois que j’ai quitté la France, et, par conséquent, cinq ou six mois que je n’ai causé. En France, on cause ; en Angleterre, on parle ; en Allemagne, on rêve. Faisons un petit dîner où nous causerons, parlerons et rêverons. Je sais bien que je n’ai pas eu l’honneur de vous être présenté ; mais, à cinquante lieues de l’Angleterre, l’étiquette se relâche, et j’ai espéré que, m’ayant déjà rendu, sans me connaître, le service de me donner
un renseignement, vous voudrez bien accepter mon dîner, lorsque je vous aurai dit qui je suis. – Voici ma carte. Carte d’artiste ! sans blason ni couronne, avec la simple croix de la Légion d’honneur.
– Véritable carte de prolétaire, dont le seul titre est d’être l’élève de deux hommes de grand talent.
Le colonel prit la carte en s’inclinant.
— J’ajouterai, monsieur le colonel, continua Bénédict d’un ton plus grave, que j’aurai probablement, demain ou après-demain, un service sérieux à vous demander, et que, d’ici là, je ne serais pas fâché de vous prouver que je mérite l’honneur que je vous prie de m’accorder.
— Monsieur, répondit avec une courtoisie tout anglaise, c’est-à-dire mêlée d’une certaine raideur, le colonel Anderson, l’espérance que vous voulez bien me donner d’avoir un service à vous rendre me détermine à accepter votre invitation.
— Si cependant vous avez des raisons de ne pas dîner avec M. Bodemeyer...
— Je n’ai aucune raison pour ne pas dîner avec M. Bodemeyer ; j’ai mille raisons, au contraire, pour dîner avec vous, et j’espère que vous me permettrez de mettre au premier rang la sympathie que j’éprouve pour votre personne.
Bénédict salua.
— Maintenant que vous avez accepté, colonel, dit-il, et qu’à votre exemple M. Bodemeyer acceptera probablement, mon devoir est de vous faire dîner le moins mal possible. Permettez-moi donc de veiller aux préparatifs de notre repas et d’échanger avec le chef
quelques mots de la plus haute importance.
Les deux hommes se saluèrent. Le colonel Anderson prit le chemin du salon de conversation, et Bénédict Turpin la route de l’office.
Bénédict Turpin était un composé de plusieurs hommes, et nous dirons presque de plusieurs tempéraments. C’était à la fois un grand artiste et un brave garçon, ayant tout ensemble, chose rare, la couleur et l’exécution, le respect de la nature et la religion de l’idéal. 
Il en résultait que, de quelque façon qu’il eût à peindre un sujet, soit que ce sujet représentât les beaux chênes de la forêt de Fontainebleau ou les splendides pins de la villa Panfili à Rome ; soit qu’il retraçât un café turc comme Decamps ou une escarmouche comme Bérenger, arbres, terrains, hommes, chevaux se présentaient toujours à lui sous leur aspect poétique. 
Maître de sa fortune à l’âge où, d’habitude, on ignore l’art de la diriger, il avait, lui, au contraire, admirablement réglé cette fortune modeste, mais suffisante à un artiste : douze mille livres de rente. – Convaincu de cet axiome que l’homme double sa vie en apprenant une langue étrangère, il avait quadruplé la sienne en passant un an en Angleterre, un an en Allemagne, un an en Espagne et un an en Italie.
À dix-huit ans, plus la langue de Rousseau, il parlait celle de Milton, celle de Goethe, celle de Calderón et celle de Dante. De dix-huit à vingt ans, il acheva cette éducation philologique 
dans laquelle il obtint une véritable supériorité. Cette facilité pour les langues, qu’il tenait d’une grande faculté musicale, lui avait fait donner ce qu’il appelait ses moments perdus au grec et au latin, ces deux langues aïeules sans lesquelles une éducation ne repose sur aucune base solide. 
Il était arrivé, par la lecture des poëtes et des prosateurs antérieurs à Jésus-Christ, à se passionner pour l’histoire antique, qu’il connaissait de ses surfaces anecdotiques à ses profondeurs les plus reculées. 
Entraîné par le merveilleux, il avait étudié les sciences occultes, la cabale, les mystères orphiques, la chiromancie et enfin la chirognomonie, c’est-à-dire la science moderne des d’Arpentigny et des Desbarolles, qui avaient été non-seulement ses deux maîtres, mais encore ses deux amis. 
Les exercices du corps, même les plus vulgaires, au milieu de cette éducation sérieuse, avaient pris une place que des dispositions naturelles à toute gymnastique leur avaient permis de remplir rapidement. Peut-être eût-on pu craindre que ces exercices n’empiétassent sur des études plus sérieuses et plus nécessaires. Il n’en était rien. 
Bénédict, qui, en se jouant, en était arrivé à être de première force à l’escrime, au pistolet, au bâton, à la savate, à la paume, au billard, enfin à tous les jeux qui nécessitent l’union de la force, de l’intelligence et de l’adresse, joignait à tout cela un charmant esprit naturel, une élégance parfaite, une certaine ressemblance dans l’allure avec les peintres porte-épée du XVIIe siècle, un courage à toute épreuve, la raillerie du danger au milieu des dangers mêmes; et, doué de ces avantages, Bénédict faisait déjà, à vingt ans, le jeune homme remarquable qui promettait d’être à trente ans un homme de génie.
Ce fut alors que Bénédict, qui ne connaissait encore que l’Europe, jugea que le moment était venu pour lui de faire connaissance avec les autres parties du monde.
Il quitta Ceylan -Sri Lanka- aussitôt, rencontra à Djeddah le fameux chasseur Vayssières, qui, depuis dix ans, vivait du produit des peaux de tigres et de lions qu’il tuait en Nubie et des défenses d’éléphants qu’il tuait en Abyssinie. Il partit en sa compagnie pour l’Abyssinie, chassa avec lui le lion et le tigre, revint par le Caire, Alexandrie et Malte à Paris, où il rapporta des merveilles en étoffes, en meubles, en bijoux, en croquis, en dessins ; se créa un des appartements les plus artistiques de Paris, et en mit la clef dans sa poche, laissant deux tableaux pour la première Exposition. 
Depuis longtemps, Bénédict désirait voir la Russie : il partit pour Saint-Pétersbourg. Dans la saison des neiges, il chassa l’ours et le loup, descendit le Volga jusqu’à Kasan, traversant les steppes Kirghises et chassant avec le faucon chez le prince Tumaine ; revint par les steppes Nogaïs, visita Kisslar, Derbend, Bakou, Tiflis, Constantinople et Athènes ; fit des courses à Marathon, à Thèbes, à Salamine, à Argos, à Corinthe ; revint par Messine, Palerme, Tunis, Constantine, Alger, Tétuan, Tanger, Gibraltar, Lisbonne, Bordeaux, et trouva la Légion d’honneur en arrivant chez lui. 
Enfin, en 1865, après s’être fait donner des lettres pour tous les peintres remarquables de l’Allemagne, après avoir visité Bruxelles, Anvers, Amsterdam, Munich, Vienne, Dresde, il se trouvait à Berlin, comme nous l’avons vu, lors de l’émeute sur la promenade des Tilleuls, et y avait soutenu l’honneur de la France, ainsi que nous l’avons dit encore, bravant, comme toujours, le danger, et comme toujours se tirant du danger avec cet insolent bonheur qui ferait croire à la fatalité.
Toute cette longue digression, qui a eu pour but de montrer Bénédict sous l’aspect d’un homme supérieur, aura ceci pour résultat : c’est qu’on ne s’étonnera pas que la cuisine fût un des talents de notre voyageur. 
Tout homme de génie est gourmet. 
Et cependant, c’était l’homme qui savait le mieux se passer du nécessaire, lorsqu’il était impossible de se le procurer. Il supportait la soif sans émettre une plainte lorsqu’il voyageait dans le désert d’Amur ; il supportait la faim sans proférer un murmure lorsqu’il voyageait au milieu des steppes Nogaïs. 
Mais, au milieu d’un pays civilisé où l’on trouvait tout ce que l’on pouvait désirer en nourriture, Bénédict regardait comme un crime de lèse-gastronomie de ne pas offrir à ses convives, c’est-à-dire aux hommes du bonheur desquels il s’était chargé, comme dit Brillat-Savarin, pendant deux heures, tout ce qu’on pouvait désirer de plus fin et de meilleur en vins, viandes, légumes, etc. 
Les dernières instructions venaient d’être données par Bénédict au chef, lorsqu’on vint lui annoncer que l’on voyait M. Bodemeyer s’avancer du fond de la place vers l’hôtel Royal. Il n’avait donc pas de temps à perdre, s’il voulait le recevoir sur le seuil de l’hôtel, comme il en avait manifesté l’intention. 
Bénédict ne fit qu’un bond et arriva sur la porte au moment où M. Bodemeyer avait encore une vingtaine de pas à faire pour atteindre l’hôtel. Il tenait à la main la carte que lui avait envoyée Bénédict, et la regardait de temps en temps, paraissant fort intrigué de ce que pouvait lui vouloir un artiste peintre français.
Nous avons, nous autres habitants de cette Gaule qui donna tant de besogne à César, une personnalité si intense, une physionomie si personnelle, que, si loin de notre pays que l’on nous rencontre, soit à pied, soit à cheval, soit en mouvement, soit au repos, celui qui nous rencontre s’écrie tout d’abord : — Tiens ! voilà un Français ! 
Je me rappelle avoir passé, il y a sept ou huit ans, à Mannheim, ville où, jusqu’à cinq heures du soir, on ne rencontre pas âme vivante dans les rues. Je me rappelle m’être perdu, et, cherchant quelqu’un à qui demander mon chemin, avoir avisé un monsieur en robe de chambre, fumant son cigare à une fenêtre du rez-dechaussée. 
Il y avait bien deux ou trois cents pas de l’endroit où j’étais à cette fenêtre, ce qui était une course pour un homme déjà fatigué. Mais, ayant jeté les yeux autour de moi et n’ayant vu de tous côtés qu’une solitude profonde, je me décidai à aller chercher mon renseignement au seul poteau qui pouvait me le donner. J’étais d’un côté de la rue et lui de l’autre. Je la coupai diagonalement pour aller à lui ; au fur et à mesure que j’approchais, je distinguais les traits de son visage. 
C’était un homme de trente-cinq à quarante ans. Du moment où j ‘étais entré dans la rue, son regard s’était fixé sur moi comme le mien sur lui. À mesure que j’avançais, un sourire se dessinait sur sa physionomie, si franchement accentuée, que, de mon côté, je ne pus m’empêcher de sourire. 
Arrivé à la portée de la voix, j’ouvris la bouche pour le prier de m’enseigner ma route ; mais, avant que j’eusse eu le temps de prononcer une syllabe : 
— Inutile, dit-il, je suis Français comme vous et n’en sais pas plus que vous. 
Puis, rentrant dans sa chambre, il sonna. Un domestique parut. 
— Tu parles français ? lui dit-il. 
— Oui, Excellence. 
— Eh bien, monsieur est perdu, indique-lui son chemin. 
Je dis au domestique ce que je désirais, il me donna tous les renseignements qui m’étaient nécessaires. 
Lorsqu’il eut fini, et qu’après avoir remercié le domestique, j’allais remercier mon compatriote :
 — Pardon, me dit-il ; êtes-vous engagé quelque part ? 
— Nulle part. 
— Où comptez-vous dîner ? 
— À table d’hôte. 
— Est-ce qu’il y a des Français à votre hôtel ? 
— Pas un. — Eh bien, dînons ensemble.
 — Où ? 
— Je n’en sais rien, où vous voudrez ; mais dînons ensemble.
 – Jean, dîtes à mon oncle que j’ai rencontré un compatriote, et que je dîne avec lui. 
Puis, sautant par la fenêtre : 
— Je suis arrivé d’hier, dit-il, et, à coup sûr, sans vous j’étais mort d’ennui ce soir. 
Nous allâmes dîner ensemble, et, parmi mes bons souvenirs, j’ai celui d’avoir sauvé la vie à un homme attaqué du spleen allemand, qui a cette supériorité, sur le spleen anglais, de respecter les naturels et de n’attaquer que les étrangers. 
Lui et moi, nous nous étions reconnus tous deux pour Français avant d’avoir dit un mot. 
Il en fut de même pour Bénédict ; à peine M. Bodemeyer l’eutil aperçu, qu’il lui adressa un gracieux sourire et vint à lui la main tendue.
Bénédict, en voyant cette démonstration, fit les trois quarts du chemin. Les deux hommes échangèrent les politesses d’usage ; puis, en sa qualité de journaliste, M. Bodemeyer, avide de nouvelles, demanda à Bénédict d’où il venait. Quant il apprit que notre peintre n’avait quitté Berlin qu’à six heures du matin, il fallut qu’il lui racontât toute l’émeute de la veille, que l’on ne connaissait que par le télégraphe seulement, ainsi que la tentative d’assassinat sur le comte Edmond. 
Quoique la chose se fût passée à vingt pas à peine de Bénédict, il n’en savait que ce qu’en savait tout le monde : il avait entendu les cinq coups de revolver, il avait vu deux hommes lutter et rouler en même temps sur la poussière ; puis un seul se relever et livrer l’autre aux officiers prussiens. C’était en ce moment que, craignant que l’attention publique, si heureusement détournée, ne se réveillât contre lui, il s’était élancé dans l’intérieur du café, en était sorti par l’autre façade donnant sur la rue de Behren, et avait gagné l’ambassade de France. 
Il savait de plus, nous l’avons dit, que le meurtrier avait été interrogé, qu’il avait écrasé le comte sous les accusations les plus terribles ; mais ces accusations dans la bouche du fils d’un proscrit de 1848 n’avaient point le prix qu’elles eussent eu dans la bouche d’un autre. 
— Eh bien, répliqua M. Bodemeyer, nous sommes un peu plus avancés que vous ; les dépêches de huit heures du matin sont arrivées. Blind avait un petit canif avec la lame duquel il s’est coupé la gorge à plusieurs reprises ; le médecin appelé l’a pansé et a déclaré les blessures légères. Mais, ajouta-t-il, voilà la Gazette de la Croix qui va arriver, et, comme elle a paru aujourd’hui même, à huit heures, nous aurons des nouvelles de la nuit. 
En ce moment, justement, les porteurs criaient en courant dans la rue : Kreutz-Zeitung ! et c’était à qui les appellerait de tous côtés. Hanovre était presque aussi agité que Berlin l’était la veille. Le pauvre petit royaume se sentait à moitié déjà dans la gueule du serpent.
Bénédict fit un signe et un des porteurs accourut lui donner, moyennant trois kreutzers, un exemplaire du Journal de la Croix. 
— À propos, dit-il au rédacteur en chef de la Nouvelle Gazette de Hanovre, vous savez que vous dînez avec moi et le colonel Anderson, que nous avons une chambre à part, ce qui fait que nous pourrons causer politique tant que nous voudrons. D’ailleurs, le service que j’ai à solliciter de vous n’est pas de ceux qu’on peut demander à table d’hôte. 
En ce moment, le colonel Anderson s’approcha. Il avait déjà jeté les yeux sur son journal ; Bodemeyer et lui se connaissaient de vue pour manger à la même table d’hôte. Bénédict les présenta l’un à l’autre. 
— Vous savez, dit-il, que, malgré la déclaration du médecin sur le peu de gravité des blessures de Blind, il est mort vers cinq heures du matin ? Un officier hanovrien, parti à onze heures de Berlin, disait qu’à quatre heures un homme, enveloppé dans un grand manteau, et dont le visage était demeuré caché par un large chapeau à bords rabattus, était entré dans la prison muni d’un ordre supérieur qui l’autorisait à parler au prisonnier. On l’introduisit dans son cachot. Blind avait la camisole de force ; on ne sait point ce qui se passa entre eux ; mais, quand, à huit heures du matin, on entra dans la prison de Blind, on le trouva mort. Le médecin appelé déclara que la mort remontait à quatre heures à peu près, c’est-à-dire au moment où l’homme mystérieux était sorti du cachot. 
— Ceci n’est pas officiel ? demanda M. Bodemeyer. 
— Oh ! non, dit Anderson. 
— Moi, continua-t-il, en ma qualité de rédacteur en chef de la Gazette du gouvernement, je ne crois qu’aux nouvelles officielles ou à ce que dit la Kreutz Zeitung. Les trois hommes entrèrent dans la chambre qui leur était préparée, et le rédacteur en chef de la Nouvelle Gazette de Hanovre se chargea de chercher les nouvelles importantes que pouvait contenir le Journal de la Croix.
La première des nouvelles importantes était celle-ci : 
« On assure que le journal officiel portera demain le rescrit du roi contenant la dissolution de la Chambre des communes. » 
— Ah ! dit le colonel Anderson, voilà d’abord une petite nouvelle qui n’est pas sans importance. 
— Attendez donc, nous ne sommes pas au bout. 
« On dit encore, continua-t-il, que le décret qui annoncera la mobilisation de la landwehr sera publié dans la gazette officielle d’après-demain. » 
— Il n’y en a pas besoin de plus, dit le colonel, pour voir que le ministre triomphe sur toute la ligne, et que dans quinze jours la guerre sera déclarée. Passez aux nouvelles diverses ; car, en politique, nous savons tout ce que nous voulions savoir. Seulement, avec qui marchera le Hanovre ? 
— Cela ne fait point question, répondit M. Bodemeyer : le Hanovre marchera avec la Confédération. 
— Et la Confédération, demanda Bénédict, avec qui marchera-t-elle ? 
— Avec l’Autriche, dit sans hésiter le publiciste ; mais attendez donc, voici de nouveaux détails sur la scène de la promenade des Tilleuls. 
— Ah ! lisez donc, lisez donc, s’écria vivement Bénédict ; comme j’y étais, je vous dirai si ces détails sont vrais. 
— Comment ! vous étiez là ? 
— Oui, j’étais là en personne, et, ajouta-t-il en riant, je puis même dire comme Énée : Et quorum pars magna fui. 
– Lisez donc ! 
M. de Bodemeyer lut : 
« De nouveaux renseignements nous permettent de raconter aujourd’hui dans tous ses détails le fait qui seul a protesté contre la grande manifestation nationale qui, hier, à Berlin, et particulièrement sur la promenade des Tilleuls, a accueilli le discours de Sa Majesté l’empereur des Français. Au moment où notre grand artiste Heinrich, au milieu des hourras, des applaudissements et des bravos, achevait le cinquième et dernier couplet de notre beau chant national du Libre Rhin allemand, un coup de sifflet s’est fait entendre. » Comme on le pense bien, ce n’était qu’un étranger qui pouvait se livrer à un pareil acte d’opposition. En effet, il a été reconnu que cet opposant, qui était en état d’ivresse, était un artiste peintre français. Il allait sans doute être victime de son audace et succomber sous le nombre des assaillants qui avaient hâte de tirer vengeance d’un tel sacrilége, lorsque la générosité de quelques officiers prussiens s’est interposée entre l’indignation générale et lui. Ce jeune fou avait eu l’audace de jeter à ses adversaires, en manière de défi, son nom et son adresse. Mais, lorsqu’on s’est présenté ce matin à l’hôtel de l’Aigle Noir pour lui demander satisfaction, il était déjà parti ; nous ne pouvons qu’applaudir à sa prudence et lui souhaiter bon voyage. » 
— L’article est-il signé ? demanda tranquillement Bénédict. 
— Non ; n’est-il point exact ? demanda à son tour M. Bodemeyer.
— Oserai-je vous dire, monsieur, que, sur quatre parties du monde... – Cinq, je me trompe, avec l’Océanie –, j’en ai déjà parcouru trois, et que ce que j’ai remarqué, aussi bien dans les journaux du Nord que dans ceux du Midi, de Saint-Pétersbourg comme de Calcutta, de Paris comme de Constantinople, c’est le peu de respect qu’ont, en général, pour la vérité les rédacteurs de ces sortes de faits divers. Tel journal doit donner tant de coups de tamtam par jour. Bons ou mauvais, faux ou vrais, il est condamné à les donner. C’est à ceux sur lesquels la férule de l’aristarque tombe à faux de réclamer. 
— Et, dans ce cas-là, demanda le colonel Anderson, votre avis, monsieur, est qu’il y a inexactitude dans la narration ? 
— Non-seulement elle est inexacte, mais elle est incomplète. Le jeune fou dont il est question a non-seulement sifflé, mais crié : Vive la France ! non-seulement il a crié : Vive la France ! mais il a bu à la santé de la France, mais mis hors de combat les quatre premiers agresseurs qui l’ont attaqué. – C’est alors que, protégé, en effet, par trois officiers prussiens qui ont voulu lui faire crier : Vive le roi Guillaume ! Vive la Prusse ! il est monté sur une table, et, au lieu de crier : Vive le roi Guillaume ! Vive la Prusse ! il a dit, à haute voix, et d’un bout à l’autre, la victorieuse réponse d’Alfred de Musset : Au Rhin allemand. Ce qu’il y a de vrai encore, c’est qu’il allait être mis en pièces lorsque les coups de revolver de Blind sont venus attirer l’attention d’un autre côté. Jugeant inutile de lutter contre cinq cents personnes, il a battu alors en retraite, comme dit le journal, et a été demander protection à l’ambassade de France... Son défi était contre un adversaire, deux adversaires, quatre adversaires ; mais ce n’était pas contre une population. De l’ambassade de France, il a fait dire à l’Aigle Noir que, forcé de quitter Berlin, il s’arrêterait dans un pays assez rapproché de la Prusse pour ne pas causer un trop grand dérangement à ceux qui croyaient avoir à se plaindre de lui et voudraient venir l’y chercher. Voilà ce qu’on a dû répondre et pas autre chose à ceux qui sont venus le demander. – Et c’est pour se conformer à ce programme qu’il est parti à six heures du matin par le chemin de fer de Hanovre, qu’il est arrivé ici, il y a une heure, et que son premier soin a été d’envoyer sa carte à l’honorable M. Bodemeyer pour réclamer de lui, au nom de l’honneur international, le droit de faire connaître, par son journal, la ville où il s’est arrêté et l’hôtel où le trouveront ceux qui ne l’ont pas trouvé ce matin à l’Aigle Noir.
 — Comment ! s’écria le rédacteur de la gazette, c’est vous qui avez causé tout ce tumulte à Berlin ? 
— C’est moi ; vous le voyez, petite cause grand effet ! Et voilà pourquoi aussi, continua-t-il en se tournant vers l’officier anglais, voilà pourquoi je disais tout à l’heure à l’honorable colonel Anderson que j’aurais très-probablement un grand service à lui demander : c’est celui de me servir de témoin, dans le cas où, je n’en doute point, quelque esprit chatouilleux viendrait me demander raison d’avoir, à l’étranger, soutenu l’honneur de mon pays. 
Les deux hommes, d’un mouvement instantané, lui tendirent la main.
En ce moment, la porte du cabinet attenant à la chambre où
était dressé le souper s’ouvrit, le ventre de maître Stephan précéda sa tête d’une seconde, et, du haut de sa grandeur, sa voix magistrale fit entendre ces mots :
— Ces messieurs sont servis.
Maître Stephan s’était surpassé, et le chef, soit qu’il eût reconnu un habile professeur dans l’homme qui lui avait donné des conseils, soit qu’il eût reçu l’ordre positif de les suivre, ne s’était en aucun point écarté du programme qui faisait du repas un dîner non pas français, non pas anglais, non pas allemand, mais européen.
C’était un dîner de conférence, sinon de congrès.
M. Bodemeyer, comme tous les publicistes allemands, était un homme instruit ; seulement, il était presque toujours resté dans sa petite ville de Hanovre. Anderson, au contraire, avait peu lu, mais beaucoup vu, beaucoup voyagé. Bénédict et lui avaient visité les mêmes pays et connu les mêmes hommes. Ils s’étaient trouvés tous deux à la prise de Péking ; le major l’avait suivi dans l’Inde et précédé en Russie. Tous deux parlèrent de leurs voyages : l’un avec le flegme et l’humour anglais, l’autre avec l’entrain et l’esprit français.
L’un, véritable Carthaginois moderne, voyait tout au point de vue de l’industrie et du commerce ; l’autre, au point de vue du progrès et de l’idée. Leurs deux systèmes maniés avec la chaleur et la courtoisie de deux hommes élégants et supérieurs, se froissant l’un contre l’autre comme deux fleurets dans des mains exercées, faisaient jaillir des étincelles dont chacune éclairait une idée fugitive comme l’étincelle, mais éclatante comme cette idée.
Inhabile à cette polémique qui remuait une foule de théories destinées à devenir des faits dans l’avenir, le polémiste hanovrien essaya de ramener la conversation à la philosophie et de prouver, au point de vue philosophique, la supériorité de l’Allemagne sur la France. Mais nous dirons que c’était là que l’attendait Bénédict, qui savait à fond ce grimoire qu’on appelle la science
humaine. Bénédict semblait ce lion dont parle Gérard, que le malheureux Arabe rencontrait à l’issue du bois chaque fois qu’il en voulait sortir et quelques efforts qu’il fît pour le dérouter.
Bénédict accordait à l’Allemagne d’être le pays des rêves et parfois même des idées ; mais il soutenait que la France est le pays des principes ; que, des autres pays, il ne sortait que des faits.
Il prétendait, à l’encontre du major Anderson, que la mer isolait non-seulement les peuples, mais les idées et les événements ; que, pour le monde entier, ce qui ne s’est pas fait en
France ne s’est pas fait ; que la tête de Louis XVI, en tombant sur la place de la Révolution, a eu un bien autre retentissement européen et même universel que celle de Marie Stuart tombant à Fotheringay, ou celle de Charles Ier à Whitehall, et que la France tient une telle place morale dans le monde, que, quelle que soit son exiguïté matérielle, tout homme naît avec deux parties : la sienne d’abord, la France ensuite.
— Bon ! s’écria le publiciste, est-ce que notre Kant n’a pas eu, bien avant les Français, toutes les idées françaises ! Vous n’avez supprimé Dieu qu’en 1793, vous autres ; il l’avait décapité,
lui, en 1786.
Bénédict s’inclina ; mais, le rire sur les lèvres :
— Oui, sans doute, dit-il, Kant fut un grand astronome, il prédit l’existence de la planète Uranus ; mais convenez que son système est absurde lorsqu’il prétend que la perfection spirituelle des mondes s’accroît proportionnellement à leur éloignement du soleil. Il est vrai que Kant s’est démenti, il aimait à avancer le pour et le contre et à défendre l’un et l’autre. C’est ainsi qu’il nous prouve que nous ne pouvons rien savoir sur ce Noumène que l’on appelle Dieu, que toute preuve de son existence est impossible, et que, par conséquent, Dieu n’existe pas.
» Vous avez quelque peine à vous faire d’abord à cette idée de la non-existence de Dieu, mais enfin vous vous dites : “Au fait, si Dieu existe et si Dieu tient à ce qu’on le sache, pourquoi ne
donne-t-il pas preuve de son existence ?” Ça le regarde, au bout du compte ; et, quand vous vous êtes bien convaincu, avec Kant et par Kant, qu’il n’y a plus désormais à attendre ni miséricorde divine, ni bonté paternelle, ni récompense future pour les privations actuelles, ni punition céleste pour les crimes commis sur cette terre, quand l’immortalité de l’âme est à l’agonie, voilà que tout à coup son vieux domestique entre tout affligé dans le
cabinet de son maître, laisse retomber son parapluie et se met à pleurer en disant :
» — Comment, monsieur, c’est bien vrai qu’il n’y a plus de Dieu ?
» Alors, Kant s’attendrit, car c’est un brave homme au fond que Kant, tout athée qu’il est ; il réfléchit un instant et dit :
» — Au fait, il faut que le vieux Lampe ait un Dieu ; sans quoi, il n’y a plus de bonheur pour le pauvre homme. C’est ce que dit la raison pratique, je le veux bien ; que la raison pratique garantisse donc à mon vieux Lampe qu’il y a un Dieu.
» Et voilà que, de par Kant, il y a un Dieu pour les pauvres gens, les domestiques et les imbéciles ; les gens d’esprit, les aristocrates et les heureux de ce monde pouvant s’en passer.
» Tenez, je vous ai parlé des faits et de la pensée. Écoutez ce que dit Heine – un Allemand – de son compatriote Kant.
» C’est lui qui parle et non plus moi :

» “On dit que les esprits de la nuit s’épouvantent quand ils voient le glaive du bourreau ; de quelle terreur doivent-ils donc être frappés lorsqu’on leur présente la critique de la raison pure de Kant ! Ce livre est le glaive qui tua en Allemagne le Dieu des déistes.”
» Si Emmanuel Kant, ce grand démolisseur dans le domaine de la pensée, surpasse de beaucoup en terrorisme Maximilien Robespierre, ce grand démolisseur dans le domaine des faits, il a pourtant avec lui quelque ressemblance qui provoque un parallèle entre les deux hommes.
» Ils révèlent tous deux au plus haut degré le type du badaud et du boutiquier ; la nature les avait destinés à peser du sucre et du café ; mais la fatalité voulut qu’ils tinssent une autre balance ; elle jeta au philosophie un Dieu, au tribun un roi !
» Et ils pesèrent exactement ! »
Repoussé avec Kant, M. Bodemeyer se réfugia dans Leibnitz ; mais Leibnitz à son tour n’est que le disciple de Descartes, comme Kant ne fut que le plagiaire de Sylvain. Bénédict prouva
au publiciste que, non-seulement Descartes était le père de la philosophie moderne, mais encore que, lorsqu’il imagine des esprits animaux formés des parties les plus subtiles du sang descendant du cerveau dans les nerfs et les muscles, ou bien remontant du coeur au cerveau, il avait dit vrai. Remplacez les esprits animaux par l’électricité et le fluide vital, et Descartes sera près de la vérité, qu’il touchera lorsque Claude Bernard dira, le 22 octobre 1864 :
« Notre organisation n’est qu’une agrégation d’organismes élémentaires, véritables infusoires qui vivent, meurent et se renouvellent chacun à sa manière. Notre corps est composé de millions de milliards de petits êtres ou individus vivants d’espèces différentes. »
La discussion, en s’élevant dans les clartés de l’infini ou en s’enfonçant dans les ténèbres de l’inconnu, avait commencé par échapper au major Anderson, puis au publiciste Bodemeyer, pour demeurer la propriété de Bénédict, qui, tout en parlant la langue de Leibnitz et de Kant, restait parfaitement clair, attendu que la pensée qui lui venait en français était traduite par lui en allemand. Anderson cherchait en vain à comprendre le publiciste : quand c’était Bénédict qui parlait, il comprenait comme il n’avait jamais
compris.
Huit heures sonnèrent.
Le rédacteur en chef poussa un cri de surprise en comptant les coups les uns après les autres.
— Et mon journal, s’écria-t-il, mon journal qui n’est pas fait ! Jamais il ne s’était laissé aller à une pareille débauche d’esprit.
— Ces diables de Français ! disait-il en essayant tous les chapeaux qui se trouvaient sous sa main et dont aucun n’allait à sa tête. C’est le vin de Champagne des nations, ils sont clairs, ils sont forts et ils moussent !
Ce fut inutilement que Bénédict voulut obtenir de lui cinq minutes pour écrire sa  réclamation.
— Vous avez jusqu’à onze heures du soir pour me l’envoyer, lui cria en s’enfuyant M. Bodemeyer, qui avait enfin retrouvé sa canne et son chapeau.
Le lendemain, on lisait dans la Nouvelle Gazette de Hanovre, qui paraissait à midi, la note suivante :
« Ayant le 7 juin 1866, de quatre heures à quatre heures et demie du soir, reçu et donné un certain nombre de coups de poing sur la promenade des Tilleuls, à Berlin, à de braves citoyens de la ville qui voulaient me mettre en morceaux, parce que j’avais porté un toast à la France ; n’ayant pas l’honneur de connaître ceux qui me les ont donnés, mais désirant être connu de ceux à qui je les ai rendus, je déclare que j’attendrai pendant huit jours à l’hôtel Royal, Grand’Place, à Hanovre, toute personne ayant quelque observation à me faire sur mes faits et gestes du dit jour. Je désirerais vivement que l’auteur du fait-divers relatif à moi,
dans la Kreutz Zeitung, fût au nombre des réclamants ; ne sachant pas son nom, je ne puis lui faire autrement appel.

» Je remercie MM. les officiers prussiens qui ont bien voulu me protéger contre la bonne populace de Berlin. Mais, si l’un d’eux croyait avoir à se plaindre de moi, ma reconnaissance
n’irait pas jusqu’à lui refuser satisfaction.
» J’ai dit de vive voix et je répète que toutes les armes me sont 
familières.
» BÉNÉDICT TURPIN. »

» À l’hôtel Royal, Hanovre. »


LA MAISON DE HOHENZOLLERN

La Prusse, la moins allemande des provinces allemandes, est un composé de races diverses. En dehors des Allemands, elle renferme un grand nombre de Slaves. On y trouve des Wendes, des Hallores, des Cassoubes, des Curons, des Lettons, des Lithuaniens, des Polonais et des descendants des réfugiés franks. Le roi de Prusse porte encore aujourd’hui avec orgueil le titre de duc de Cassoubes. 
Le duc Frédéric fut celui qui fonda, non pas la grandeur, mais la prospérité de la maison de Hohenzollern. C’était le plus grand usurier de son temps. – Il serait aussi impossible de calculer ce qu’il extorqua d’or aux juifs que de dire par quels moyens il l’extorqua. Il servit d’abord l’empereur Venceslas ; puis, le voyant près de sa chute, il passa dans le camp de l’empereur Othon, son rival ; ensuite, voyant celui-ci menacé à son tour de perdre sa couronne, il se déclara pour Sigismond, frère de Venceslas. 
En 1400, juste la même année où Charles VI ennoblissait l’orfévre Raoul qui lui avait prêté de l’argent, Sigismond, se trouvant gêné, lui aussi, emprunta 100,000 florins d’or à Frédéric, qui reçut en gage le margraviat de Brandebourg. Quinze ans après, Sigismond, ayant eu à pourvoir aux dépenses folles du concile de Constance, devait à Frédéric 400,000 florins d’or. Ne pouvant lui rembourser cette somme, il lui vendit ou plutôt lui céda, pour ce prix, les Marches de Brandebourg et la dignité électorale. En 1701, l’électorat fut érigé en royaume. Le duc Frédéric III devint le roi Frédéric Ier et prit le titre de roi de Prusse
Les Hohenzollern ont les défauts et les qualités de leur pays, c’est-à-dire que les finances prussiennes ont toujours été admirablement administrées. Mais le bilan moral du gouvernement a été rarement en équilibre avec le bilan financier ; les Hohenzollern ont tous suivi la même politique, avec plus ou moins d’hypocrisie, mais avec autant de rapacité. 
Ainsi, en 1525, Albert de Hohenzollern, grand maître de l’ordre Teutonique, auquel appartenait la Prusse, trahit sa foi, et, se faisant luthérien, il fut reconnu duc héréditaire de Prusse, sous la suzeraineté de la Pologne. En 1613, l’électeur Jean Sigismond, voulant obtenir pour la maison de Hohenzollern le duché de Clive, suivit l’exemple d’Albert et se fit calviniste. 
Leibnitz, en deux mots, a résumé la politique du grand électeur : « Je m’allie au plus offrant. » C’est à lui que l’Europe doit l’extension des armées permanentes. Il épousa en secondes noces la fameuse Dorothée, qui avait établi à Berlin des laiteries et des tavernes où elle vendait son lait et sa bière. Quant à Frédéric II, auquel nous laissons toute sa renommée comme homme de guerre, il avait – pour se rendre la Russie favorable – offert aux grands-ducs moscovites de leur fournir (c’est le terme dont il se sert) des princesses allemandes au plus juste prix. Ce fut ainsi qu’il fournit la princesse d’Anhalt, qui devint la grande Catherine. Notons en passant que ce fut lui qui consomma le premier partage de la Pologne. Ce forfait royal fera éternellement peser sur la couronne de Prusse la malédiction des peuples ; et, en commettant cet acte d’anthropophagie, il écrivait à son frère, le prince Henri, cette impiété : Viens, nous communierons du même corps eucharistique : la Pologne ! 
C’est du grand Frédéric, enfin, cette maxime : 
« Pour manger, la table d’autrui est toujours meilleure. » 
On sait que Frédéric II ne laissa pas d’enfants, et, chose bizarre, on lui en fit un reproche, comme si c’était sa faute ; les historiens sont si injustes, qu’ils ne disent pas même sur quels motifs ils fondent ce reproche. Ce fut son neveu Guillaume II qui monta sur le trône après lui et qui envahit la France en 1792. Il y entra à grand bruit, précédé d’un manifeste du duc de Brunswick ; il en sortit sans tambour ni trompette, accompagné de Danton et de Dumourier. 
Son fils, Frédéric-Guillaume III, lui succéda. 
C’est l’homme d’Iéna ! Au nombre des lettres les plus plates que reçut Napoléon Ier aux jours de sa grandeur, il faut compter les lettres de Guillaume III.  
Frédéric-Guillaume – nous nous rapprochons de nous, vous le voyez, le plus rapidement possible – monta sur le trône en juin 1840. Selon l’habitude des Hohenzollern, il prit d’abord un ministère libéral et dit à Alexandre de Humboldt en montant sur le trône de Prusse : — Je suis, comme noble, le premier gentilhomme du royaume ; mais, comme roi, je ne suis que le premier citoyen. Charles X de Franceavait dit à peu près la même chose en montant sur le trône de France, ou plutôt M. de Martignac l’avait dit pour lui. 
Or, la première preuve que donna Guillaume III et son libéralisme fut d’organiser dans ses États l’intelligence en landwehr de l’esprit. 
Ce fut le ministre Eichhorn qu’il chargea de ce soin. Le nom était prédestiné, il veut dire écureuil. Il fit de l’art tournant sur lui-même. Au bout de dix ans de ministère, l’art n’avait pas fait un pas, quoiqu’il eût toujours tourné. 
Mais la réaction avait été son train. On avait persécuté la presse ; il n’y avait eu d’avancements et de récompenses que pour les dénonciateurs et les hypocrites, et, si l’on voulait arriver aux suprêmes fonctions, il fallait se faire l’instrument servile du parti piétiste, dont le roi fut le chef. Frédéric-Guillaume était, avec le roi Louis de Bavière, le plus littéraire de tous les princes régnants. – Seulement, le roi Louis de Bavière encourageait l’art sous quelque forme qu’il se présentât, tandis que Frédéric-Guillaume le disciplinait au profit de l’absolutisme, en le forçant de marcher en arrière. 
Il entretenait une correspondance avec le roi Louis ; forcé accidentellement, comme notre satirique Boileau (ce qui était une excuse que ne pouvait pas mettre en avant le grand Frédéric), forcé, disons-nous, de donner l’exemple des bonnes mœurs à la cour et à la ville. 
Il reprocha un jour, dans un quatrain, au roi de Bavière, le scandale que produisait dans le monde des têtes couronnées son intimité avec Lola Montès. Le roi Louis se contenta de lui répondre ces quatre vers, qui firent le tour de l’Europe : 

Contempteur de l’amour, dont j’adore l’ivresse, 
Frère, tu dis que, roi sans pudeur, sans vertu, 
Je garde à tort Lola, ma fille enchanteresse. 
Je te l’enverrais bien. – Oui ; mais qu’en ferais-tu ? 

Et les rieurs, surtout les gens d’esprit, furent pour le roi Louis, homme d’esprit s’il en fut. 
En 1847, après six ans de visites domiciliaires, de suppressions de journaux, d’expulsions dans les deux heures, la Diète prussienne se réunit enfin à Berlin. Le discours d’ouverture fut remarquable par cette phrase, qu’adressait aux députés le roi Frédéric-Guillaume : 
« Rappelez-vous, messieurs, que vous représentez ici non pas les sentiments du peuple, mais des intérêts. » 
Ce fut un peu plus tard, et dans la même année, que Frédéric-Guillaume IV consacra son droit divin, en disant de la Constitution qu’il déchirait : 
— Je ne veux pas qu’un chiffon de papier se place entre mon peuple et Dieu. Sans doute n’osait-il pas dire : 
« Entre mon peuple et moi. » 
La révolution de 1848 éclata, elle eut son contrecoup à Berlin. Bientôt la capitale de la Prusse fut en pleine révolte. Le roi perdit complétement la tête. Au moment où, quittant sa capitale, il passait devant les cadavres des insurgés, on lui cria : Chapeau bas ! et il fut obligé de se découvrir pendant que la foule chantait l’hymne célèbre composée par la grande électrice : 

Jésus, mon seul espoir ! 

On sait comment l’absolutisme parvint à avoir raison de l’Assemblée nationale, et comment bientôt la réaction fit arriver au pouvoir : 
Manteuffel, dont la politique aboutit à la fameuse déconfiture d’Olmütz, où l’Autriche triompha d’une façon si complète ; 
Westphalen, qui ressuscita les conseils provinciaux et amena le roi à la fameuse entrevue de Varsovie ; 
Statel, juif converti et jésuite protestant, espèce de grand inquisiteur manqué ; 
Enfin les deux Gerlach, qui avaient le génie de l’intrigue, et dont l’histoire est liée à celle des deux espions Lademberg et Techen. 
Quoique la constitution, établissant deux Chambres, eût été jurée par Guillaume IV, le 6 février 1850, ce n’est que sous Guillaume-Louis, son successeur, c’est-à-dire sous le prince actuellement sur le trône, que les Chambres des seigneurs et des représentants commencèrent à fonctionner. 
Une ligue se forma composée de la bureaucratie, du clergé orthodoxe, de la petite noblesse provinciale et d’une partie du prolétariat. Cette ligue fut l’origine de la fameuse association dite, par antiphrase sans doute, Association patriotique, qui avait pour but d’annihiler la Constitution. 
C’est alors qu’apparaît, comme premier président, à Königsberg, le comte Edmond de Bösewerk, qui a joué un si grand rôle jusqu’ici dans les affaires de la Prusse, et qui est appelé à y jouer encore un si grand rôle dans l’avenir. Nous ne pouvons donc faire moins pour lui que nous ne venons de faire pour les Hohenzollern, c’est-à-dire que nous ne pouvons nous dispenser de lui consacrer, à lui et à la Prusse telle qu’elle est aujourd’hui, tout un chapitre. 
Le comte Edmond de Bösewerk n’est-il pas plus roi que le roi ?

Maintenant, d’où vient cet abaissement du sens moral en Prusse et même dans les autres cercles teutoniques ?
De la pression intellectuelle que la maison de Hohenzollern a opérée depuis le jour d’où date sa suprématie sur l’Allemagne.
La liberté est l’air respirable de la vie. Nous le savons par nous-mêmes : le jour où l’on retranche à la France une partie de sa liberté, elle tombe malade. C’est une phtisique qui ne respire plus qu’à l’aide d’un poumon.
D’où vient la suprématie de la France sur l’Europe ? De sa littérature, qui est à la tête de toutes les littératures, et surtout de la clarté de sa langue, qui est la plus claire de toutes.
La clarté, c’est la loyauté des langues.
Nous l’avons dit à propos de ce brave général poméranien qui s’ennuyait à Darmstadt, la Prusse renferme la Béotie de l’Allemagne, c’est-à-dire la Poméranie ; et non-seulement la dynastie des Hohenzollern n’a jamais, en encourageant la littérature et en clarifiant la langue, exercé d’influence civilisatrice, mais, au contraire, nous l’avons dit, et nous le répétons, c’est du jour qu’elle a usurpé la prédominance politique que date la décadence morale de l’Allemagne, et sa métamorphose de Minerve en Pallas, c’est-à-dire de déesse de la Science et de la Sagesse en déesse de la Guerre.
Toutes leurs récompenses furent militaires au lieu d’être civiles. Et, si le roi est content des services civils rendus par M. de Boesewerk, ne croyez pas que ce soit la grande croix du Mérite qu’il lui donne. Non, il le nomme colonel de la landwehr.
Or, chacun le sait, ce n’est pas avec le sabre qu’on taille les plumes. Quant à la réputation de l’Université de Berlin, c’est une réputation d’emprunt, elle est due principalement à des intelligences enues du dehors. Copernic lui-même, dont les Prussiens sont si fiers, est né à Thorn lorsque cette ville appartenait encore à l’ordre Teutonique.
Au commencement du XVIIe siècle, la Silésie avait produit des poëtes : Opitz, Gryphins et Hofmans-Waldau.
En 1741, les Prussiens s’emparent du pays, et aussitôt la disette littéraire se déclare.
Parmi les grands romanciers, savants, philosophes ou poëtes, il n’y en a que deux qui soient Prussiens : Humboldt, qui n’ose dire du roi Frédéric-Guillaume et de la Prusse ce qu’il en pense pendant sa vie, mais qui, dans sa correspondance publiée par Vernhagen, nous le dit après sa mort ; Kant, qui, loin des faveurs, passe son existence dans sa petite ville de Königsberg. Ils ont bien encore Heine ; mais Heine est né à Düsseldorf, avant que Düsseldorf fût prussienne ; et, proscrit à vingt-cinq ans, il passe vingt-deux ans avec ses nouveaux compatriotes, qu’il préfère aux premiers.
Ce qui faisait la grandeur morale de l’Allemagne, c’était le principe d’émulation, la noble rivalité des divers centres intellectuels, rivalité détruite aujourd’hui par l’ambition des Hohenzollern, qui n’a pas mis l’encouragement à la place de l’émulation.
Wieland, Lessing, Goethe, Schiller, Iffland, Kotzebue, Gerstenberg, Grillparzer, Heinse, Klopstock, Novalis, Stolberg, Vosse, Hebel, Pfeffel, Gellert, Koerner, Uhland, Anastasius, Grün, Lenau, Platen, Claudius, Heine.
Ces noms, qui résument toute la gloire littéraire de l’Allemagne, sont la protestation la plus solennelle et la plus vivante contre l’usurpation prussienne. Si cette usurpation devait durer,
si elle pouvait se consommer entièrement, elle étoufferait le génie allemand dans ses racines, et, là où était l’abondance même, on ne trouverait plus que la stérilité la plus absolue !
Toute la période du règne de Guillaume Ier, qui s’étend de 1862 à la guerre du Danemark, fut employée à soutenir, contre la Chambre et contre le pays, la politique absolutiste, en même temps que l’on s’occupait sourdement de la réorganisation de l’armée.
En 1866, le comte de Boesewerk est arrivé à son double but : gouverner sans budget, insulter la représentation nationale, persécuter la presse, violer tous les traités, pourvu que l’on reste le maître sur le champ de bataille. C’est là, aux yeux des libéraux prussiens, le gouvernement qui mérite leurs suffrages et même leurs flatteries.


XI
Le coup de manchette

Ce qu’avait prévu Bénédict arriva. Le lendemain, au moment où il s’éveillait, Lenhart, qui lui servait de valet de chambre, lui remit sur un beau plat d’argent, prêté à cet effet par Stephan, trois cartes de visite, ou plutôt deux cartes de visite et un chiffon de papier.
Chaque carte portait un nom imprimé, le chiffon de papier portait un nom écrit au crayon.
Les noms écrits sur les deux cartes étaient ceux du major Frédéric de Bulow et de M. Georges Kleist, rédacteur de la Kreutz Zeitung. Le nom écrit au crayon sur le papier était celui de Franz Müller, apprenti menuisier.
Bénédict avait de la société prussienne un échantillon aussi complet qu’il le pouvait désirer : officier, journaliste, artisan.
Il sauta à bas de son lit, s’informa où ces messieurs étaient logés, apprit qu’ils demeuraient tous trois au même hôtel que lui, et chargea Lenhart de courir chez le colonel Anderson, en le priant de venir à l’instant même.
Le colonel, se doutant des causes de l’appel urgent qui lui était fait, accourut aussitôt.
Bénédict lui remit les deux cartes et le morceau de papier dans l’ordre où il lui avaient été remis, le priant de suivre dans ses visites et dans le règlement des trois affaires la même étiquette, c’est-à-dire de commencer par le major de Bulow, de passer de lui à M. Georges Kleist, et de terminer enfin par Franz Müller.
Le colonel Anderson devait accepter toutes les conditions qui lui seraient posées : d’armes, de temps et de lieu.
Il partit avec ces instructions, qui rendaient sa mission bien facile. Il avait voulu les discuter ; mais Bénédict lui avait posé la main sur l’épaule et lui avait dit :
— Ce sera ainsi, ou ce ne sera point.
Au bout d’une demi-heure, il revint. Tout était terminé.
Le major Frédéric avait choisi le sabre. Seulement, chargé d’une mission pressée et s’étant dérangé de sa route pour faire honneur à l’appel de M. Bénédict Turpin, il priait celui-ci de fixer à l’heure la plus proche la rencontre qu’il devait avoir avec lui.
— Mais, tout de suite, dit Bénédict en riant. C’est bien le moins que je puisse faire en faveur d’un homme qui s’est dérangé de son chemin pour moi.
— Non, pourvu qu’il puisse repartir ce soir, c’est tout ce qu’il désire.
— Mais, dit Bénédict, je ne réponds pas du tout qu’il parte, même en se battant dans la journée.
— Ce serait fâcheux, dit le colonel, M. le major Bulow est un vrai gentleman. Il paraît que trois officiers prussiens vous ont porté secours là-bas et vous ont sauvé de la populace à condition que vous crieriez : « Vive Guillaume Ier ! Vive la Prusse ! »
— Pardon, c’était sans condition.
— De votre part, oui ; mais ils en avaient pris l’engagement pour vous.
— Je ne les ai pas empêchés de crier : « Vive Guillaume Ier ! » et « Vive la Prusse ! » tant qu’ils voudraient.
— Non ; mais vous, au lieu de vous exécuter...
— Je leur ai dit une des plus jolies pièces de vers d’Alfred de Musset ; qu’ont-ils à dire ?
— Ils ont à dire que vous vous êtes moqué d’eux.
— Oh ! quant à cela, je l’avoue.
— Et qu’alors, à la lecture de votre lettre, ils ont décidé qu’un d’eux viendrait vous demander raison, et que les deux autres serviraient de témoins à celui que désignerait le sort. Ils ont mis leurs trois noms dans un képi. Celui de M. Frédéric de Bulow est sorti. Un instant après, on l’envoyait chercher au Ministère de la Guerre pour lui confier une mission. Ses deux amis lui ont offert alors, cette mission étant pressée, de prendre sa place près de vous. Mais il a refusé, disant que, comme ils étaient ses témoins, s’il était tué ou blessé dangereusement, il chargerait l’un d’eux de la dépêche, qui n’éprouverait ainsi qu’un retard de quelques heures.
— J’ai donc arrêté avec les témoins de M. Frédéric de Bulow que la rencontre aurait lieu aujourd’hui à une heure.
— Très-bien ; et les autres ?
— M. Georges Kleist est un monsieur qui n’est ni bien ni mal, il a l’air de leurs publicistes allemands. Il a choisi le pistolet et a demandé à se battre de très-près à cause de sa mauvaise vue. Je réponds qu’elle est excellente, mais enfin il porte des lunettes ; je lui ai accordé qu’on vous placerait à quarante-cinq pas.
— Comment, quarante-cinq pas ? Mais c’est du polygone, cela !
— Attendez donc... J’ai décidé que chacun aurait le droit de faire quinze pas, ce qui mettrait votre dernière distance à quinze pas. Une discussion s’est alors engagée ; ses témoins ont prétendu que, comme il était provoqué, il avait le droit de tirer le premier.
— Vous lui avez accordé cela, j’espère ?
— Pas le moins du monde ; j’ai soutenu que tout au moins vous deviez tirer en même temps, sur un signal. C’est vous qui déciderez la question. Je l’ai jugée trop grave pour la couvrir de
ma responsabilité.
— Elle est toute décidée ; il tirera le premier, pardieu ! Mais vous auriez bien dû prendre rendez-vous avec lui pour la première heure. Nous eussions fait d’une pierre deux coups.
— C’est arrangé selon votre désir.
— Bravo !
— À une heure, avec M. de Bulow, à l’épée ; à une heure un quart, avec M. Georges Kleist, au pistolet ; à deux heures et demie, avec M. Franz Müller...
Le colonel hésita.
— Eh bien, demanda Bénédict, à deux heures et demie avec M. Franz Müller, à quoi ?
— Vous êtes parfaitement libre de refuser, vous savez.
— À quoi ?
— En Angleterre, je ne dis pas... c’est passé dans les moeurs.
— Enfin, à quoi ?
— À coups de poing. Il a dit qu’il était ouvrier, qu’il ne savait manier aucune arme, si ce n’est celle que la nature lui a donnée pour attaquer et se défendre ; que, d’ailleurs, vous n’avez pas
dédaigné de vous servir vis-à-vis de lui de ces armes-là, puisque, d’un croc-en-jambe, vous l’avez envoyé rouler à dix pas.
— En effet, pauvre diable ! dit Bénédict en riant ; je me rappelle : un gros, court, blond, n’est-ce pas ?
— C’est cela même.
— À sa disposition comme à celle des autres. Ainsi, mon cher colonel, tandis que je vais commander le déjeuner, allez dire, je vous prie, à M. Kleist qu’il tirera le premier, et à M. Müller que nous nous battrons avec les armes que la nature nous a données, c’est-à-dire à coups de poing.
Le colonel Anderson était déjà à la porte ; Bénédict le rappela.
— Il est convenu, dit-il, que je ne me charge d’aucune arme.
Je me battrai avec les épées et les pistolets que mes adversaires apporteront.
— Bien ! bien ! fit le colonel.
Et il sortit.
Il était onze heures du matin. Bénédict appela maître Stephan et commanda le déjeuner.
Dix minutes après le colonel entrait.
All right ! dit-il.
Cela signifiait que tout était réglé.
— Alors, à table ! dit Bénédict.
Et il ne fut plus question de rien.
Midi sonna.
— Veillez à ce que nous ne soyons pas en retard, colonel, dit Bénédict.
— Non, c’est à un quart de lieue d’ici, à peu près, que nous nous battons, dans un charmant endroit, vous verrez. Les localités influent-elles beaucoup sur vous ?
— J’aime mieux me battre sur du gazon que dans des terres labourées.
— Nous allons à Eilenriede ; c’est le bois de Boulogne de Hanovre ; au milieu du bois, il y a une petite clairière avec une source qui semble faite pour ces sortes de rencontres. On l’appelle Hanebutz-Block, vous verrez.
— L’endroit vous est familier ? demanda Bénédict.
— J’y ai été deux fois pour mon propre compte, et trois ou quatre fois pour le compte des autres.
Lenhart entra.
— La voiture est attelée, dit-il.
— Vous êtes-vous enquis d’un second témoin ?
— Ces messieurs sont cinq ; un d’entre eux m’en servira.
— Et s’ils refusent ?
— Oh ! s’ils refusent, vous me suffirez, colonel, et, comme ils sont pressés d’en finir d’une manière ou de l’autre, nous en finirons.
Lenhart attendait à la porte avec sa voiture. Le colonel lui expliqua la route qu’il avait à suivre.
Une demi-heure après, on était à la clairière.
On avait dix minutes d’avance.
— Charmant endroit ! dit Bénédict. Puisque ces messieurs ne sont pas encore arrivés, je vais en faire un croquis.
Il tira un album de poche, et, avec une habileté et une rapidité remarquables, il prit un souvenir aussi complet que possible de la localité.
— Et vous dites que ce charmant endroit se nomme... ?
— Hanebutz-Block, à cause de ce rocher.
On aperçut deux voitures.
— Ah ! dit le colonel, voici vos adversaires !
Bénédict se découvrit.
Ces messieurs descendirent de voiture à vingt pas de la clairière, et répondirent courtoisement au salut du colonel et de leur adversaire.
Le colonel s’avança vers eux, leur expliqua que Bénédict ne connaissant personne à Berlin, n’avait d’autre témoin que lui-même, et pria un de ces messieurs de passer avec lui, c’est-à-dire du côté de Bénédict.
Ces messieurs se consultèrent un moment ; un des officiers se détacha du groupe, vint à Bénédict et le salua.
— Je vous remercie de votre courtoisie, monsieur, dit Bénédict.
— Nous sommes prêts à tout, monsieur, répondit le Prussien, pour que le combat ait lieu sans retard.
Ce fut Bénédict qui salua à son tour, mais en se mordant les lèvres.
— Colonel, dit-il en anglais à Anderson, visitez les armes et ne faites pas attendre ces messieurs.
Les trois officiers prussiens, le journaliste et un chirurgien appelé par précaution, étaient dans la même voiture, mais la fraternité du Lien de vertu (Tugend-Bund) n’avait pas été jusqu’à leur permettre de recevoir l’artisan Müller dans leur compagnie.
Le pauvre diable arrivait dans une voiture à part.
Bénédict reconnut de loin les trois officiers pour ceux qui, en effet, étaient venus à son aide sur la promenade des Tilleuls, et parmi eux son adversaire portant l’uniforme d’officier de la garde du corps.
Comme c’était le major qui avait les sabres, on en offrit le choix à Bénédict, qui prit au hasard et le premier venu.
Ces sabres se nomment rapier, d’où nous avons fait rapières, et la poignée en est complétement entourée d’une corbeille de fer tout à fait semblable à celle des claymores écossaises. La lame est droite de même, mais beaucoup plus mince et un peu plus longue, un peu flexible et aiguisée comme un rasoir.
Seulement, à peine l’eut-il dans la main droite, que, de la main gauche, il en essaya le fil et en toucha la pointe.
Le fil était tranchant comme celui d’un rasoir, la pointe aiguë comme celle d’une aiguille.
Le témoin du major vit le double mouvement de Bénédict, et, prenant le colonel Anderson à part :
— Colonel, lui dit-il, voulez-vous faire observer à M. Bénédict qu’il n’est point d’usage en Allemagne de porter dans les duels de coups de pointe, mais de taille seulement ?
Anderson alla vers Bénédict et lui fit part de l’observation qui venait de lui être adressée.
— Diable ! fit Bénédict, vous faites bien de me dire cela. En France, où nos duels, surtout entre militaires, sont presque toujours sérieux, nous nous servons de tout ; et le jeu du sabre s’appelle le jeu de contre-pointe.
— Mais non ! mais non ! dit le major prussien, servez-vous du sabre comme vous l’entendez, monsieur.
Bénédict salua.
Les Allemands – et ce sont les duels inoffensifs des universités qui ont consacré cet usage – ne se servent pas de la pointe ; leurs coups s’adressent ordinairement à la tête, toujours couverte d’un feutre à l’épreuve de la lame, et plutôt encore à la figure ; la saignée et les poignets, toujours dans les duels universitaires, sont ordinairement rendus invulnérables par les épais foulards qui les entourent.
Mais le bras est le but des estafilades.
Les armes apportées par les témoins étaient celles dont les militaires se servent avec les étudiants, les seuls civils auxquels ils ne peuvent refuser satisfaction.
Les étudiants prussiens ont deux gardes de duels. L’une la pointe en bas, en position de prime, et ainsi ils parent en prime et en seconde, et ont la figure protégée par la corbeille de fer. Les coups se portent soit au-dessous du gros du bras de l’adversaire, soit en
faisant circuler l’épée de seconde à prime.
L’autre ressemble à la garde française – quarte, mais cependant un peu tierce ; mais plus haut que la nôtre, parce que, comme je l’ai dit, ils ne parent pas les coups portés au bas ventre et aux cuisses, ces coups, d’ailleurs, étant écartés par les épées des témoins.
Il y a aussi cette différence entre le jeu allemand et le nôtre, que les combattants d’outre-Rhin portent leurs coups de taille sans déranger la main, pas avec le tranchant. De cette façon, la pointe seule de l’arme bascule avec une certaine rapidité, tandis que la poitrine est
couverte par la garde qui forme corbeille.
L’officier, eu égard aux coups de pointe dont il était menacé, prit cette seconde.
Bénédict se posa négligemment : il connaissait l’escrime allemande, dont il avait observé les usages pendant ses études à Heidelberg, où il avait eu sept ou huit duels.
Pendant ce temps-là, le major Frédéric mettait bas sa tunique, son casque, sa cravate et son gilet. Bénédict put, pendant ce temps, l’examiner avec attention. C’était un homme de trente-deux à trente-quatre ans, habitué à l’uniforme, et qui eût été mal à l’aise sous tout autre habit que l’habit militaire. Il était brun de peau, avait les cheveux courts, noirs, luisants, collant aux tempes, des yeux pleins de courage, de loyauté, de franchise, le nez droit et bien fait, la moustache noire, le menton très-accentué.
Il portait le casque doré surmonté de l’aigle aux ailes éployées, les épaulettes d’argent, la tunique blanche avec le liséré de sang, le pantalon collant et blanc, puis les longues bottes. 
Quant à Bénédict, son costume de fantaisie était d’une élégance qui semblait faite pour l’occasion. Il était coiffé d’un feutre à la Van Dyck, mou et à larges bords, orné d’une ganse grise et de petits glands de la couleur du feutre ; une tunique de velours de soie noir à collet rabattu sur les épaules. Un ruban noir, large d’un doigt, lui servait de cravate et dégageait son cou jeune et nerveux comme celui de Pollux. Il avait revêtu un pantalon de coutil blanc et une chemise de batiste si fine, que, lorsqu’il mit bas sa tunique, on voyait tout son corps à travers le tissu. Il était chaussé d’escarpins très-découverts et de chaussettes de soie écrue.
L’offensé, en Allemagne, porte le premier coup. Le défi peut être regardé comme une offense.
Bénédict attendit.
— Allez, messieurs, dit le colonel.
Le premier coup fut donc porté par le major avec une vitesse qui pouvait le disputer à l’éclair.
Mais, si vite qu’il fût porté, le coup tomba dans le vide. Averti par le sentiment du fer, que l’habitude de l’escrime donne d’une manière si complète, Bénédict sauta à trois pas de distance, dès que la lame de son adversaire eut quitté la sienne, et, là, il resta découvert, la pointe basse, son sourire railleur découvrant de fort belles dents.
Le major demeura un instant interdit. L’Allemand fit volte sur place, mais ne marcha pas.
Cependant, comme le major était bien décidé à faire de son duel un combat sérieux, il fit un pas : aussitôt la pointe du sabre se dressa devant lui, menaçante. Il recula involontairement.
Bénédict riva alors son regard sur celui de son adversaire, tournant autour de lui, se penchant à droite, se penchant à gauche, mais toujours l’épée basse et prête à porter.
Le major se sentait magnétiser malgré lui. Il voulut vaincre cette influence, et fit résolûment un pas en avant, le sabre en l’air.
Au même instant, il sentit le froid du fer. Bénédict s’était fendu, la pointe avait percé la chemise et reparu de l’autre côté.
On aurait pu croire que l’épée l’avait percé d’outre en outre, si le major ne fût resté debout et immobile devant son adversaire déjà à trois pas de lui.
Les témoins accoururent.
— Ce n’est rien, leur dit le major.
Puis, comme il s’était aperçu que Bénédict n’avait voulu percer que sa chemise :
— Allons, monsieur, dit-il, continuons le combat et sérieusement.
— Eh ! monsieur ! dit Bénédict, si je m’étais fendu sérieusement, vous voyez bien que vous étiez mort.
— En garde, monsieur ! dit le major furieux, et n’oubliez pas que c’est pour tuer ou être tué que je me bats.
Bénédict fit un pas en arrière en saluant de son épée.
— Pardon, messieurs, dit-il, vous voyez le malheur qui vient de m’arriver. Quoique bien décidé à ne pas me servir de la pointe, je viens de faire deux trous à la chemise de monsieur. La main pourrait continuer de ne pas vouloir obéir à la pensée. Je ne viens pas dans un pays pour m’insurger contre ses habitudes – surtout quand elles sont philanthropiques.
Bénédict, réduit au jeu de sabre simple, avisa la lame avec celle de son adversaire, ce qui ne peut avoir lieu que de près, la quittant au reste à chaque instant pour faire un demi-pas de retraite, de sorte que, grâce à ce va-et-vient, l’épée du major s’escrimait dans le vide. Enfin il voulut, impatient, atteindre plus loin et se fendit. Son arme non soutenue se baissa et présenta involontairement la pointe.
Bénédict para un coup de seconde, et, posant en riposte son sabre sur la poitrine de son adversaire :
— Vous voyez, lui dit-il, que j’ai eu raison de briser la pointe du rapier ; sans cela, votre chemise était percée de deux côtés et le corps avec.
Le major ne répondit rien, mais il se releva rapidement et se remit en garde.
Il tenait devant lui un tireur expérimenté, sûr de ses coups, maître de lui-même, et joignant à la vivacité française le sang-froid de l’homme déterminé et connaissant ses forces.
Cette fois, Bénédict voyant qu’il fallait en finir, restait en place, calme mais menaçant, les sourcils froncés, les yeux fixes, ne donnant pas de lame, toujours à demi plié dans sa garde. Il semblait, cette fois, décidé à attendre ; mais, comme si tout devait être inattendu avec lui, tout à coup il bondit d’un pas en avant sans préparation, sans appel, comme un jaguar, marqua un coup de tête et traça sous le bras de son adversaire brusquement appelé à la parade une ligne qui sillonna la poitrine ; et cela, tout en effectuant d’un seul bond sa retraite en arrière et en retombant le sabre hors de ligne à sa place première.
La chemise, coupée comme avec un rasoir, se teignit de sang.
Les témoins firent un mouvement.
— Ne vous dérangez pas, s’écria le major, ce n’est rien, un simple frôlement du fer. Je ne puis pas nier que monsieur n’ait la main douce.
Et il se remit en garde.
Mais il se tenait hésitant malgré son courage. Cette agilité le stupéfiait, il avait l’instinct de sentir qu’il courait un très-grand danger. Évidemment son adversaire conservait sa distance hors de la portée du sabre, attendant que son ennemi se livrât en marchant sur lui. Le major comprenait que son adversaire s’était amusé jusque-là, mais que le duel tirait à sa fin et que la première et la moindre faute qu’il ferait serait cruellement punie. Son sabre embarrassé, qui ne trouvait pas l’appui habituel de la lame de son adversaire, devenait sans intuition et perdait ses idées dans sa main.
Toute sa science de l’escrime à lui était bouleversée. Cette lame qu’il ne pouvait parvenir à joindre, et qui se dressait tout à coup devant lui, intelligente, savante, exercée dans ce genre de lutte, paralysait son audace. Il ne pouvait rien donner au hasard devant cet ennemi toujours hors de distance, si impassible et si prompt, qui, évidemment, voulait finir, en artiste qu’il était, par une belle passe, ou, ce qui n’était pas probable, voulait tomber comme le gladiateur antique dans une noble attitude.
Mais, exaspéré en voyant cet élégant développement du corps, cette garde coquette et pleine de grâce, ce sourire provocateur sur les lèvres, le major sentit le sang lui monter au visage et il ne put s’empêcher de mâcher ces mots entre ses dents :
Der ist der Teufel ! (Mais c’est donc le diable !)
Et, faisant un bond en avant, ne craignant plus la pointe du rapier, puisque la pointe était brisée, il leva le bras et porta à Bénédict un coup de sabre à toute volée, en faisant la faute
d’abandonner le corps à la suite du bras.
Un pareil coup de sabre, non évité ou non paré, devait fendre une tête comme il eût fendu une pomme.
Mais, cette fois encore, le fer ne rencontra que le vide, le corps de Bénédict s’était effacé dans une volte légère, élégante, bien connue des maîtres français.
Au même instant, on vit flamboyer un éclair et le bras du major, se couvrant de sang dans toute sa longueur, retomba inerte le long de son corps. La main lâcha le sabre, qui ne fut plus retenu que par la dragonne et pendit perpendiculairement au sol.
Les témoins se précipitèrent vers le major, qui, quoique pâlissant, salua son adversaire de la tête, et, le sourire sur les lèvres, lui dit :
— Je vous remercie, monsieur ; la première fois, vous pouviez me percer de part en part et vous n’avez percé que ma chemise ; la seconde, vous pouviez me fendre en deux, et j’en ai été quitte pour un coup de rasoir ; la troisième, vous pouviez m’abattre à votre choix la tête ou le bras, et je m’en tire avec un coup de manchette. Maintenant, il vous reste à me dire, monsieur, pour être gentilhomme jusqu’au bout avec moi, par quel motif vous m’avez ménagé.
 Monsieur, répondit Bénédict en souriant, chez M. Felner, j’ai été présenté à sa filleule, une
femme charmante et qui adore son mari. On la nomme madame la baronne de Bulow. J’ai pensé, en recevant votre carte, qu’elle était peut-être votre parente, et, quoique, belle comme elle est, le deuil doive lui aller à merveille, je n’ai pas voulu que ce surcroît de beauté lui vînt de moi.
Le major regarda Bénédict en face, et, quelque puissance que le soldat au coeur d’acier eût sur lui-même, les larmes lui vinrent aux yeux.
— Madame de Bulow est ma femme, monsieur, répondit-il, et croyez que, quelque part que vous la rencontriez, son salut voudra vous dire : « Mon mari vous a stupidement cherché querelle, monsieur ; pour l’amour de moi, vous l’avez épargné, soyez béni ! » et elle vous tendra la main avec autant de reconnaissance que je vous tends la mienne.
Puis il ajouta en riant :
— Excusez-moi de vous tendre la main gauche. C’est votre faute si je ne vous tends pas la main droite. 
Cette fois, quoique la blessure ne fût pas dangereuse, le major Frédéric ne repoussa pas le chirurgien.
En un instant, la manche de la chemise du major fut déchirée, la plaie longitudinale, peu profonde mais effrayante à voir, fut mise à découvert ; elle s’étendait du deltoïde à l’avant-bras.
Le chirurgien alla tremper une serviette dans la source glacée qui coulait au pied du rocher et en enveloppa le bras du major. Puis, avec des bandes de sparadrap, il rapprocha les chairs.
On s’épouvantait à l’idée de ce qu’aurait pu être une pareille blessure si, au lieu de se contenter de tirer la lame du sabre à lui, celui qui l’avait faite eût, ce qui lui eût été facile, frappé à toute volée.
Le chirurgien acheva de rassurer le major en lui affirmant que rien ne s’opposerait à ce qu’il partît le même soir. Bénédict offrit sa voiture à son adversaire ; mais celui-ci le
remercia, curieux de voir comment les choses se passeraient pour ses successeurs. 
Il prétexta la nécessité où il était, pour ne pas manquer à toutes les règles de la courtoisie, d’attendre M. Georges Kleist.
M. Georges Kleist était vêtu tout en noir : aucune tache blanche ne pouvait servir de point de mire sur toute sa personne. Il était grand, mince, blond, portait de grosses moustaches et des lunettes.
Franz Müller était un simple ouvrier, gros, blond, court, comme l’avait dit Bénédict, qui, pour faire honneur à son adversaire et peut-être aussi à lui-même, avait mis son costume des dimanches : habit bleu à boutons d’or, gilet et pantalon blancs, cravate bouffante.
Quoique M. Georges Kleist, qui avait pu, par ce premier duel, juger à quel homme il avait affaire, eût autant aimé être à vingt lieues de là, il fit bonne contenance, et, quoique très-pâle pendant le premier combat – plus pâle encore pendant le pansement du major –, il fut le premier à dire :
— Pardon de vous déranger, messieurs ; mais c’est à mon tour.
— Je me tiens à vos ordres, monsieur, dit Bénédict.
— Vous ne vous êtes pas habillé en homme qui va se battre au pistolet, lui dit en examinant son costume le colonel Anderson.
— Ma foi, répondit Bénédict, je n’ai pas songé à quoi je me battrais ; j’ai songé à être à mon aise en me battant. Voilà tout.
— Vous pouvez remettre et boutonner votre tunique, au moins.
— Ouf ! il fait si chaud.
— Peut-être eussiez-vous dû commencer par le pistolet. Le duel au sabre a dû complétement déranger votre main.
— Ma main est mon esclave, mon cher colonel ; elle sait qu’elle me doit obéir, et vous allez la voir à la besogne.
— Voulez-vous voir les pistolets dont vous allez vous servir ?
— Vous les avez vus ?
— Oui.
— Quelle sorte de pistolets est-ce ?
— Des pistolets de duel qu’on a été louer ce matin chez un armurier de la Grand-Place.
— À double détente ?
— Non, à détente simple.
— Appelez mon second témoin, et veillez au chargement des armes.
— J’y vais.
— Qu’on ne glisse pas les balles à côté, surtout.
— C’est moi qui les mettrai dans le canon.
— Colonel, dirent les deux officiers prussiens, voulez-vous présider au chargement ?
— Me voilà.
— Ah çà ! mais comment cela va-t-il se passer ? dit le colonel Anderson. M. Georges Kleist ne va plus avoir qu’un témoin.
— Que ces deux messieurs restent du côté de M. Kleist, dit le major, je passe du côté de M. Bénédict.
Et, comme il était pansé, il alla s’asseoir sur le rocher qui donne le nom à la clairière.
— Merci, monsieur, dit Bénédict avec un sourire, vous savez que c’est entre nous à la vie et à la mort.
Pendant ce temps, on chargeait les pistolets, et comme l’avait promis le colonel Anderson, il mettait lui-même les balles dans les canons des pistolets.
Bénédict s’était rapproché du major.
— Voyons, lui dit celui-ci sérieusement, est-ce que vous allez le tuer ?
— Que voulez-vous ! on ne badine pas avec le pistolet, comme on fait avec l’épée.
— Vous devez avoir un moyen d’estropier les gens à qui vous ne voulez pas mal de mort, sans les tuer tout à fait.
— Je ne puis cependant pas le manquer pour vous faire plaisir. Il irait chanter sur tous les tons que je suis un maladroit.
— Allons, je prêche un converti. Je parie que vous avez votre idée.
— Eh bien, oui ; mais il faudra qu’il soit bien sage.
— Que faudra-t-il qu’il fasse ?
— Rien, qu’il ne bouge pas, ce n’est pas bien difficile.
— Voilà qu’ils ont fini.
En effet, les témoins mesuraient les pas. Les quarante-cinq pas mesurés, le colonel Anderson en mesura de chaque côté quinze autres, et, comme limite infranchissable, il posa de chaque côté un fourreau de sabre, tandis que le sabre debout et enfoncé dans la terre servait de point de départ.
— À vos postes, messieurs, crièrent les témoins.
Mais celui qui prenait le plus d’intérêt à tous ces préparatifs, c’était à coup sûr Franz Müller. C’était la première fois qu’il voyait des hommes jouer leur vie l’un contre l’autre, et il avait,
malgré lui, une profonde admiration pour celui qui la jouait en riant.
Or, celui qui la jouait en riant, c’était Bénédict, son adversaire, ce Français détesté.
Franz Müller était donc forcé d’admirer et de détester tout à la
fois le même homme.
Mais son admiration fut au comble quand M. Georges Kleist, ayant choisi son pistolet, le colonel apporta l’autre à Bénédict, qui causait avec le major et qui, sans regarder l’arme, causant toujours avec le blessé, allait se mettre à son poste.
Les adversaires se trouvaient à l’extrême distance.
— Messieurs, dit le colonel Anderson, vous êtes à quarante-cinq pas l’un de l’autre. Chacun de vous, à son choix, peut faire quinze pas avant de tirer ou tirer de sa place. Le signal ne sera pas donné. C’est à M. Georges Kleist à tirer le premier et quand il lui plaira.
— M. Georges Kleist pourra protéger de son pistolet déchargé telle partie de son corps qu’il lui conviendra. Ce que je dis pour M. Georges Kleist, je le dis pour M. Bénédict.
— Allez, messieurs !
Les deux adversaires marchèrent aussitôt l’un contre l’autre.
Arrivé à la limite, Bénédict attendit, et, au lieu de s’effacer, se présenta au feu les bras croisés. Une légère brise faisait flotter ses cheveux dorés et boursouflait sa chemise ouverte sur la poitrine. Il avait marché de son pas ordinaire.
M. Kleist, vêtu tout de noir, tête nue, boutonné dans sa redingote, avait marché pas à pas, la volonté morale commandant la résistance physique. Arrivé à la limite, il s’arrêta.
— Vous y êtes, monsieur ? dit-il à Bénédict.
— Oui, monsieur.
— Vous ne vous effacez pas ?
— Ce n’est point mon habitude.
Alors, lui-même s’effaça comme au tir, leva lentement son pistolet, prit son temps et fit feu.
Bénédict entendit un léger sifflement à son oreille, sentit un rapide frôlement dans ses cheveux ; la balle de son adversaire avait passé à cinq centimètres de sa tête...
Son adversaire leva à l’instant même son pistolet et s’en garantit le visage ; mais, comme par un effet nerveux indépendant de sa volonté, la main lui tremblait un peu.
— Monsieur, lui dit Bénédict, vous avez eu la courtoisie de m’adresser la parole sous les armes, ce qui ne se fait pas d’habitude d’adversaire à adversaire, pour m’inviter à m’effacer.
Voulez-vous me permettre à mon tour de vous donner un avis ou plutôt de vous faire une prière ?
— Laquelle, monsieur ? répondit le journaliste, toujours abrité derrière son arme.
— Ce serait que votre main se tînt ferme ! Votre pistolet bouge. Or, je voudrais mettre ma balle dans le bois de votre pistolet :
ce qui me sera bien difficile si vous ne le tenez pas immobile, et ce qui, bien malgré moi, me forcerait à vous la mettre soit dans la joue, soit dans la partie postérieure de la tête ; tandis que, si vous maintenez votre arme comme dans ce moment-ci...
Il souleva rapidement son pistolet et fit feu.
— Tenez, voilà l’opération faite !
Le geste qui avait précédé la détonation avait été si rapide, que l’on eût cru que Bénédict n’avait pas visé.
Mais, en même temps que l’on entendit la détonation, on vit l’arme derrière laquelle M. Kleist s’abritait voler en éclats, et celui qui la tenait chanceler et tomber sur un genou.
— Ah ! dit le major, vous l’avez tué !
— Je ne crois pas, répondit Bénédict ; je dois avoir mis la balle entre les deux vis qui tiennent la batterie. C’est le contrecoup qui l’a renversé.
Le chirurgien et les deux témoins s’étaient précipités vers le blessé, dans la main duquel la crosse seule de son pistolet était restée. Une énorme contusion s’étendait sur sa joue gauche de l’oeil à la mâchoire. C’était, comme l’avait dit Bénédict, le contre-coup de la balle ; mais la balle n’avait point touché le journaliste.
On retrouva le canon du pistolet d’un côté et la batterie de l’autre. La balle s’était logée dans la batterie, juste entre les deux vis. 
Frappant la tête à l’endroit où elle avait atteint la batterie, elle brisait la mâchoire supérieure et pénétrait dans le cerveau.
Le pansement était bien facile. La contusion était des plus violentes, mais le sang ne coulait qu’à deux endroits où la peau avait craqué. Un linge trempé dans l’eau de la source fut le seul appareil que le chirurgien jugea à propos de mettre sur la blessure.
Franz Müller avait suivi ce second combat avec plus d’intérêt encore que le premier. Mais, en voyant le dénoûment tout à l’honneur de l’ennemi de son pays, sa haine du Français et son enthousiasme national s’étaient réveillés plus ardents et plus agressifs que jamais. Les jurons les plus terribles, les menaces les plus brutales, les malédictions les plus féroces, s’échappaient de sa bouche entre les dents serrées de laquelle sortait une mousse pareille à celle qui tombe des lèvres d’un chien enragé.
Il battait l’air de ses poings, frappant un ennemi imaginaire qu’il terrassait ensuite et foulait aux pieds.
Ses menaces et ses gestes, tout isolé qu’il était, avaient amené sur lui l’attention des témoins et des blessés eux-mêmes.
— Est-ce que vous allez vous battre avec cette bête brute ? lui demanda Anderson.
— Pardieu ! lui dit Bénédict, il le faut bien.
— À coups de poings ? Fi !
— Eh ! mon cher colonel, c’est le pugilat antique.
— Faites donc attention que le sabre coupe, que la balle perce, mais que le poing mutile, laisse des bleus, défigure, meurtrit ; que vous allez vous rouler à terre, vous commettre comme un crocheteur avec un goujat. Pouah ! mon cher, à votre place, je lui ferais des excuses.
— J’aime mieux mettre des gants pour ne le point toucher. 
Et Bénédict prit dans la poche de sa tunique une paire de gants jaune-paille qu’il mit avec toutes les précautions d’un secrétaire d’ambassade entrant dans le salon d’un ministre.
Puis, du bout de son doigt ganté à neuf, il alla toucher l’épaule de l’ouvrier, qui battait l’air de ses poings en attendant mieux.
— Et, maintenant, mon ami, dit-il, à nous deux !
— Oh ! des gants ! des gants ! murmura l’ouvrier. Je t’en vais faire mettre, des gants !
Et il vint sur Bénédict comme un sanglier blessé.
— Allons, se dit Bénédict en riant et en se parlant à lui-même, il s’agit de se rappeler que l’on est venu au monde rue Mouffetard.
Et il prit la garde du gamin de Paris tirant la savate, cette pose tout à la fois si menaçante et si gracieuse, qu’elle semble être celle d'un jaguar ou d’une panthère à demi couchée et prête à s’élancer sur sa proie.
Ignorant à la fois l’art aristocratique de la boxe et l’art démocratique de la savate, Frantz Müller ne visait qu’à une chose : à prendre à bras-le-corps Bénédict, à le renverser et à le fouler aux pieds comme il l’avait fait un instant auparavant en imagination.
La taille élégante, les membres menus de son adversaire ne lui faisaient pas craindre un lutteur bien dangereux. C’était, en conséquence, à la lutte qu’il le voulait amener.
Mais, quoiqu’il se crût de force ou plutôt d’adresse à lutter avec le premier athlète venu, Bénédict avait, comme pour ses deux autres adversaires, un plan tout fait dont il ne voulait pas se départir. S’il lui fallait absolument lutter, c’était par là qu’il voulait finir, quand il aurait, dans une colère inutile, épuisé les forces de son adversaire.
C’était chose facile, pour un gymnaste de la force de Bénédict, d’éviter l’étreinte de son maladroit ennemi, et c’est ce qu’il se contenta de faire trois ou quatre fois.
Franz rugissait.
Pour éviter une de ces attaques, Bénédict fit une demi-volte, et, de son fin escarpin lancé par des muscles solides, il envoya à son adversaire ce qu’on appelle le coup de figure. Bénédict, du talon de son soulier, écrasa le nez et les lèvres de son adversaire.
Herr Gott Sacrament !... s’écria celui-ci en faisant trois pas en arrière, et en portant à sa bouche sa main qu’il retira pleine de sang.
À cette vue, Franz perdit la tête, il revint comme un fou sur son adversaire, qui pencha le corps à droite en laissant la jambe gauche étendue. Le coup que voulait porter Franz fut esquivé ; mais la jambe gauche fit l’effet d’une barrière basse, d’un banc, d’une corde placée sur la course précipitée d’un aveugle.
Franz trébucha et alla tomber sur la tête six ou huit pas en avant. Le coup fut si violent, la tête ayant porté contre un tronc d’arbre, qu’il demeura étendu, sinon évanoui, du moins presque sans connaissance.
Bénédict s’approcha de lui avec les témoins, que cette lutte intéressait singulièrement et pour lesquels cette adresse parisienne était toute nouvelle. Le major avait presque oublié sa blessure, et, quoique le journaliste souffrît cruellement de la sienne, il s’était soulevé sur un genou pour regarder du seul oeil dont il vit.
— Assez ! assez ! dirent les témoins en voyant que Franz ne bougeait pas.
— En avez-vous assez, mon ami ? demanda Bénédict de sa voix la plus douce et de son ton le plus insinuant.
— Nein, Himmels Kreutz Bataillon ! rugit le menuisier.
Ce jurement, qui ne voudrait rien dire en français, puisque sa traduction est celle-ci : Bataillon de la croix des cieux !, est le dernier mot des imprécations allemandes.
— Alors, relevez-vous et recommençons, dit Bénédict.
Franz se releva lentement et tout honteux.
— À la bonne heure ! dit Bénédict ; il me semblait bien aussi que cela ne pouvait pas finir sans un petit bout de boxe. Sans cela, où serait mon éclectisme, dont je suis si fier ?
Cependant, la fureur de Franz étant quelque peu calmée, sa prudence tudesque reprit le dessus. Mais la spontanéité française, dont il avait éprouvé la furia, lui manquait complétement. Ses idées étaient déroutées par ce même jeune homme qui, tout en le
fuyant, l’attaquait sans cesse. Mais, à son grand étonnement, son adversaire avait l’air de vouloir l’attendre, cette fois, campé qu’il était, les deux jarrets pliés et les deux poings ramassés sur sa poitrine, comme un vrai champion de la vieille Angleterre.
C’était pour le Prussien un autre ennemi.
Il avança, cette fois, avec précaution et lenteur, essayant de grouper ses poings comme ceux du Français.
— Allons, allons, cher ami, dit Bénédict, je crois qu’il faut vous émoustiller un peu !
Et, tandis que Franz s’essayait à imiter la pose de Bénédict, ne doutant point que ce ne fût la bonne, puisque son adversaire l’avait adoptée, celui-ci lui envoya le plus terrible coup de pied dans les jambes qu’un tibia puisse admettre.
L’os en craqua.
Franz recula, vaincu par la douleur, et revint à la charge le poing levé comme pour assommer un boeuf.
Mais Bénédict avait repris la pose anglaise, et, quand il sentit son ennemi à sa portée, son bras se détendit comme un ressort et alla toucher l’estomac du Prussien d’un coup de poing que n’eût pas désavoué le plus rude boxeur de la Grande-Bretagne.
Le gant en craqua sur toutes les coutures.
Franz fit trois pas en arrière et tomba comme une masse, étendu sur le sol.
— Ma foi, messieurs, dit Bénédict aux témoins, je ne puis faire mieux, et, pour faire davantage, il faudrait le tuer.
S’approchant alors de Franz :
— Vous avouez-vous battu ? lui dit-il.
Franz ne répondit pas.
— Nous l’avouons pour lui, dirent les témoins. Il est complétement évanoui.
Le chirurgien s’approcha, tâta le pouls de Franz.
— Il faut saigner cet homme à l’instant même, dit-il, ou je ne réponds pas de lui.
— Saignez, docteur, saignez ; j’ai fait ce que j’ai pu pour que la mort ne se mêlât point de nos affaires. Tout ce qui regarde la vie vous appartient.
Puis, allant au major qu’il embrassa, au journaliste qu’il salua, aux témoins dont il prit la main, il remit sa tunique de velours et remonta en voiture moins chiffonné que s’il sortait d’un dîner sur l’herbe.
— Eh bien, cher parrain ? demanda-t-il à Anderson en montant en voiture.
— Eh bien, cher filleul, répondit le colonel, j’ai dix de mes amis sans me compter qui eussent bien donné mille louis pour voir ce que je viens de voir.
— Monsieur, dit Lenhart, si vous me promettez de ne jamais chasser sans moi et de ne jamais vous battre sans que je sois là, je m’engage, moi, mon cheval et mon cabriolet, à vous servir pour rien toute ma vie.
Bénédict, en effet, laissait ses trois adversaires couchés sur le terrain, et revenait, comme il l’avait prédit à Kaulbach, sans la moindre égratignure.

XV 
Le baron Frédéric de Bulow 
Nous avons dit en quelques mots ce qu’était au physique le baron Frédéric von Bulow ; complétons les explications que nous avons à donner sur lui. Disons d’abord par quel chemin pittoresque il entra dans la carrière militaire et quel hasard fit qu’ayant du mérite, justice fût rendue à son mérite. 
Frédéric de Bülow était d’une famille originaire de Breslau, il étudiait à Iéna. Un beau jour, il résolut, comme c’est la coutume dans toutes les universités d’Allemagne, d’aller faire son voyage des bords du Rhin. 
Frédéric de Bülow partit seul, non point qu’il fût misanthrope, non ; il était poëte, il voulait voyager à son caprice, s’arrêter lorsqu’il le jugerait convenable, repartir quand il lui plairait, n’être point tiré à gauche par un compagnon de voyage quand il lui plairait de suivre à droite les traces d’une femme. 
Il en était arrivé à l’endroit le plus pittoresque du Rhin, c’est-à- dire aux Sept-Montagnes. Sur la rive opposée, à la cime d’une haute colline, s’élevait un ravissant château gothique, remis à neuf. C’était la propriété du frère du roi de Prusse, qui alors n’était que prince royal. Non-seulement il avait fait rebâtir le château sur ses anciens plans, mais encore il l’avait fait meubler entièrement de meubles du XVIe siècle, achetés dans les environs, soit aux paysans, soit aux couvents, et de meubles nouveaux, faits par d’habiles ouvriers sur d’anciens modèles. Tentures, tapisseries, glaces, tout était du temps, et formait en miniature un charmant musée d’armes, de tableaux et de curiosités précieuses. 
Lorsque le prince n’y était pas, il permettait aux étrangers de distinction de visiter son château. Comme il est difficile de dire ce que signifie ce mot distinction, Frédéric, qui était d’une excellente noblesse, crut que, quoique voyageant à pied, il avait le droit comme un autre de visiter le château ; il grimpa la rampe son sac sur le dos, son bâton ferré à la main, et alla frapper à la porte du donjon. 
Le bruit d’un cor se fit entendre, la porte s’ouvrit. Un concierge parut et un officier en costume XVIe siècle lui demanda ce qu’il y avait pour son service. 
Frédéric de Bülow exprima le désir qu’il avait, en sa qualité d’archéologue, de visiter le château du prince royal. 
L’officier lui répondit par des regrets de ne pouvoir déférer à son désir : l’intendant du prince était arrivé la veille, précédant son maître de vingt-quatre heures seulement. Défense était faite de recevoir aucun étranger. Le voyageur n’en fut pas moins invité, selon la coutume usitée, à mettre ses nom, prénoms et qualités sur le registre des étrangers. 
Il prit une plume et écrivit : « Frédéric de Bülow, étudiant à l’université d’Iéna. » Puis il reprit son bâton ferré, salua l’officier et commença à redescendre la rampe. 
Mais il n’avait pas fait cent pas, qu’il s’entendit rappeler. L’officier lui faisait signe de la porte et un page courait après lui ; l’intendant le faisait prier de revenir, prenant sur lui de lever la défense et lui permettant de visiter le château. 
Dans l’antichambre, comme par hasard, Frédéric rencontra un homme de cinquante-huit à soixante ans à peu près. C’était l’intendant. Il lia conversation avec le jeune homme, parut se plaire à cette conversation et lui offrit de lui servir de guide par tout le château, ce que Frédéric se garda bien de refuser. 
L’intendant était un homme instruit, Frédéric était un homme distingué, trois ou quatre heures s’écoulèrent sans que ni l’un ni l’autre eût le temps de compter les heures. 
On vint annoncer à M. l’intendant qu’il était servi. 
Frédéric exprima gracieusement à son cicérone le regret qu’il éprouvait de le quitter si vite. 
Ce regret était visiblement partagé par l’intendant. 
— Écoutez, lui dit celui-ci. Vous voyagez en étudiant, je suis ici en garçon. Dînez avec moi, vous ne dînerez pas si bien que chez le roi de Prusse ; mais vous dînerez toujours mieux qu’à l’hôtel. 
Frédéric ne refusa que juste ce qu’il fallait pour prouver qu’il était homme de bonne compagnie, et, comme il mourait d’envie d’accepter, il finit par dire oui avec un plaisir visible. 
L’intendant et l’étudiant dînèrent en tête-à-tête. Frédéric était un charmant esprit, poëte et philosophe, comme cela se rencontre en Allemagne seulement ; il fit la conquête de son hôte. Après le dîner, celui-ci proposa une partie d’échecs, que Frédéric accepta. L’intendant était de première force, Frédéric pouvait se défendre et gagner une partie sur trois. Il fit naturellement ce qu’eût fait un courtisan habile : il resta en arrière d’une partie sur cinq. Minuit sonna, que chacun croyait la soirée à peine entamée. Il n’y avait pas moyen de redescendre au village, à pareille heure. Frédéric, après une défense honorable, resta au château et coucha dans le lit du landgrave Philippe ; et ce ne fut que le lendemain, après le déjeuner, qu’il obtint de son hôte la permission de se remettre en route. 
— Je ne suis pas sans une certaine influence à la cour, lui dit l’intendant en prenant congé de lui ; si vous avez quelque grâce à demander, adressez-vous à moi. 
Frédéric le lui promit. 
— En tout cas, ajouta l’intendant, je prends votre nom ; si vous m’oubliez, je ne vous oublierai pas. 
Frédéric fit son voyage des bords du Rhin, rentra à l’université d’Iéna, y acheva ses études, entra dans la diplomatie et fut très-étonné d’être appelé un jour dans le cabinet du grand-duc. 
— Monsieur, lui dit celui-ci, j’ai fait choix de vous pour complimenter sur son avénement le roi de Prusse, Guillaume Ier, qui vient de monter sur le trône. 
— Moi, monseigneur ! s’écria Frédéric tout étonné ; mais que suis-je pour être chargé d’une pareille mission ? 
— Comment ! qui vous êtes ? Vous êtes le baron Frédéric de Bülow. 
— Baron ! moi, monseigneur ? Et depuis quand suis-je baron ? 
— Depuis que je vous ai nommé. Vous partirez dès demain à neuf heures ; à huit, vos lettres de créances seront prêtes. 
Frédéric n’avait qu’à saluer et faire ses remerciements ; il salua, remercia et sortit. 
Le lendemain, à dix heures du matin, il prenait le chemin de fer, et, le soir, il était à Berlin. Il fit aussitôt annoncer son arrivée au nouveau roi. Le nouveau roi lui fit répondre qu’il l’attendrait le lendemain au château de Postdam. 
Le lendemain, Frédéric, en habit de cour, partit pour Postdam et arriva au château. Mais, là, à son grand étonnement, il apprit que le roi venait d’en partir et n’avait laissé pour le représenter que son intendant. Le premier mouvement de Frédéric fut de repartir pour Berlin, mais il se rappela que cet intendant était celui qui l’avait si bien reçu, deux ans auparavant, au château de Rheinstein. Il craignit de paraître ingrat ou orgueilleux, et se fit annoncer chez M. l’intendant. 
Seulement, en traversant l’antichambre, il vit un portrait en pied du roi ; il s’arrêta en tressaillant un instant devant lui. Sa Majesté ressemblait comme deux gouttes d’eau à son intendant. Alors, la vérité tout entière apparut aux yeux de Frédéric. 
C’était le frère du roi, aujourd’hui le roi Guillaume Ier, qui l’avait reçu au château de Rheinstein, qui lui avait servi de cicérone, qui l’avait gardé à dîner, qui lui avait gagné trois parties d’échecs sur cinq, qui l’avait fait coucher dans le lit du landgrave Philippe, qui lui avait offert ses services à la cour, et qui enfin, en le quittant, lui avait promis de ne pas l’oublier. 
Il comprit alors pourquoi il avait été choisi par le grand-duc de Weymar pour complimenter le roi ; pourquoi le grand-duc de Weymar l’avait fait baron ; pourquoi le roi lui avait donné rendez-vous à Postdam, et pourquoi enfin Sa Majesté venait de repartir pour Berlin, chargeant son intendant de le remplacer. Sa Majesté voulait se donner le plaisir d’une seconde journée comme celle de Rheinstein. 
En bon courtisan qu’il était, Frédéric voulut contribuer de tout son pouvoir à cette fantaisie. Il entra sans paraître rien soupçonner, salua l’intendant comme une vieille connaissance, ne conservant pour lui que le respect imposé par la différence d’âge et renouvelant enfin la scène qui avait laissé un si bon souvenir dans son esprit. 
L’intendant excusa Sa Majesté, invita Frédéric à passer la journée au château de Postdam, ce que Frédéric accepta comme à Rheinstein, lui servit de cicérone, le fit descendre dans le mausolée et lui fit voir le tombeau et l’épée du grand Frédéric. 
Une voiture de la cour tout attelée les attendait. On partit pour visiter le château de Sans-Souci, qui n’est qu’à deux kilomètres de Postdam. 
C’est, on se le rappelle, dans le parc de ce château qu’était situé ce fameux moulin que son propriétaire ne voulut jamais vendre au roi Frédéric II, et qui fit dire au meunier gagnant son procès contre le roi : « Il y a encore des juges à Berlin ! » Au reste, les descendants du farouche meunier s’étaient adoucis et avaient vendu leur moulin au roi Guillaume IV, qui, voulant le conserver comme monument anecdotique, défendit qu’on lui enlevât une seule pierre. 
Mais le temps, qui ne se soucie pas des ordonnances des rois, réservait à Guillaume Ier et à son hôte un exemple de sa désobéissance.
Une heure avant l’arrivée de Frédéric et du fameux intendant à Sans-Souci, les quatre ailes du moulin s’étaient détachées, effondrant la balustrade qui l’entourait. 
De sorte qu’aujourd’hui il n’y a plus de juges à Berlin, et plus de moulin à Sans-Souci. 
À leur retour à Postdam, Frédéric et son compagnon trouvèrent une table de deux couverts qui les attendait ; ils dînèrent en tête-à-tête, firent cinq parties d’échecs, dont l’intendant gagna trois et Frédéric deux, et ce ne fut qu’à minuit, lorsqu’il s’agit de se retirer, lorsque l’intendant eut souhaité une bonne nuit à Frédéric, que celui-ci, en s’inclinant profondément, répondit :
 — Sire ! que Dieu donne une bonne nuit à Votre Majesté ! On devine que la fiction de l’étiquette du lendemain fut supprimée. Le roi, en déjeunant avec lui, fit Frédéric chevalier de l’Aigle-Rouge, et, à force d’instances, obtint qu’il donnât sa démission et entrât dans l’armée. Huit jours après, il était reçu comme lieutenant dans la ligne et venait, dans son nouveau grade, faire sa visite au roi, qui lui promit de ne pas plus l’oublier roi qu’il ne l’avait oublié prince royal... 
Deux ans après, Frédéric eut la preuve que le roi, en effet, ne l’avait pas oublié. Son régiment ayant été appelé à tenir garnison dans une ville de province, il fit connaissance d’une ancienne famille exilée de France, lors de la révocation de l’édit de Nantes, famille qui depuis s’était faite catholique. 
Elle se composait de la mère, âgée de trente-huit ans, de la grand’mère, âgée de soixante-huit ans, et de deux jeunes filles âgées, l’aînée de vingt ans, la seconde de dix-huit ans. 
Ces dames se nommaient mesdames de Chandroz. 
Emma – c’était l’aînée des deux jeunes filles – avait les cheveux noirs, les yeux noirs, le teint mat, les sourcils bien accentués ; ses dents, merveilleusement belles, ressortaient comme des perles sous ses lèvres d’un rouge vif. Elle avait en somme la beauté plantureuse des brunes qui promet à la mère de famille la matrone romaine, Lucrèce et Cornélie tout à la fois.
Sa jeune sœur, nommée Hélène, subissait l’influence de son nom ; elle était de ce blond charmant qu’on ne peut comparer qu’à la couleur des épis mûrs. Son teint blanc légèrement teinté de rose avait la délicatesse et la fraîcheur du camellia. Et l’on était presque étonné, lorsqu’on voyait s’ouvrir sous ces blondes tresses et au milieu de ce visage blanc jusqu’à la transparence, deux grands yeux bruns pleins de passion surmontés de sourcils et brodés de cils noirs qui donnaient à leurs prunelles étincelantes le sombre reflet des diamants noirs de Tripoli. De même qu’on pouvait deviner dans Emma la sage et calme prédestination de ces matrones dont la religion catholique eût fait des saintes, on pouvait deviner dans Hélène tout cet orageux avenir que les passions promettent à ces hybrides de leur sexe qui réunissent en elles les beautés de deux races différentes.
Soit que cette étrange manifestation d’un caprice divin l’effrayât, soit qu’il se sentît sympathiquement entraîné vers l’aînée des deux soeurs, ce fut à Emma que le baron de Bulow adressa ses hommages. Il était jeune, il était beau, il était riche. On savait que
le roi de Prusse avait pour lui une bienveillante sympathie. Il affirmait que, si on lui accordait la main d’Emma, il recevrait en même temps de son royal protecteur le grade de capitaine. Les deux jeunes gens s’aimaient, la famille n’avait aucune raison sérieuse à opposer à cette union. On lui répondit : « Faites-vous nommer capitaine, et nous verrons. » Il demanda un congé de trois jours, partit pour Berlin, vit le roi et revint le troisième jour avec son brevet de capitaine.
Tout fut accordé. Seulement, une indisposition, pendant son absence, était survenue a la mère d'Emma et d'Hélène. Cette indisposition s'aggrava, devint une maladie de poitrine, et, au bout de six mois, Emma était orpheline.
C'était une raison de plus de donner un protecteur à la famille. La grand'mère, âgée de soixante-neuf ans, pouvait mourir d'un moment a l'autre. On attendit le temps strictement nécessaire qui commandaient à la fois le deuil du cœur et celui des convenances. Au bout de six mois, le mariage se fit.
Trois jours après la naissance de son premier et unique enfant, qui était un garçon, le baron Frédéric de Bulow avait reçu du roi son brevet de major. Cette fois, la protection du roi était si visible et si bienveillante, que le baron résolut de faire un second voyage à Berlin ; cette fois, non plus pour solliciter, mais pour remercier le roi. Ce voyage était d’autant plus opportun qu’un mot à part du secrétaire de Sa Majesté le prévenait que, de grands événements se préparant dans lesquels il pourrait jouer un rôle, il ferait bien, sous un prétexte ou sous un autre, de venir à Berlin et de voir le roi en personne.
Et, en effet, nous avons dit à quel point M. de Bösewerk avait amené les événements. Le roi avait reçu trois fois en particulier le baron Frédéric, il ne lui avait rien caché des probabilités d’une guerre terrible. Enfin, il l’avait attaché à l’état-major, afin qu’il pût devenir l’aide de camp de tel ou tel général qu’il enverrait sur tel ou tel point, et même, au besoin, celui de son fils ou de son cousin.
Le baron Frédéric se trouvait donc, par suite de ce voyage, à Berlin le 7 juin, c’est-à-dire le jour de la tentative d’assassinat contre M. de Bösewerk. Lui troisième, comme nous l’avons vu, il arracha Bénédict aux mains de la multitude ; mais, ayant promis à cette même multitude que Bénédict allait crier : « Vive la Prusse ! Vive le roi Guillaume ! » il avait été fort désappointé lorsque le Français, au lieu de faire cette petite lâcheté, s’était mis à déclamer les vers d’Alfred de Musset, presque aussi connus en Prusse que la chanson à laquelle ils répondent.
Ce désappointement, dont le public avait été témoin, avait été regardé comme une insulte par lui et ses camarades. Tous trois s’étaient présentés à l’Aigle Noir, où Frédéric avait, comme on le sait, donné son adresse ; et, la fureur des trois officiers n’étant pas encore passée lorsque l’avis que contenait la Nouvelle Gazette de Hanovre était parvenu à Berlin, tous trois s’étaient promis d’aller immédiatement lui demander satisfaction.
Mais, se rencontrant tous trois dans le même dessein, ils avaient compris que trois hommes, s’ils ne veulent procéder par intimidation, ne vont point demander satisfaction à un seul. C’est alors qu’ils avaient tiré au sort à qui se battrait avec Bénédict, et que le sort était tombé sur Frédéric.
On sait le reste.



XVI
Hélène

Il existe au coin du Rossmarkt, près de la Grand’Rue, en face de l’église protestante qui a conservé le nom de Sainte-Catherine, il existe, disons-nous, une maison rococo d’une architecture de transition de Louis XIV à Louis XV. 
Elle porte le nom de maison Passevent. Le rez-de-chaussée est habité par le libraire Giguel et le reste de la maison est occupé par la famille de Chandroz, que nous connaissons déjà, de nom du moins.
Sans qu’il y ait une inquiétude réelle dans la maison, il y règne un certain trouble. La veille au matin, la baronne de Bulow a reçu une lettre de son mari qui lui annonce son arrivée pour le soir.
Puis, presque aussitôt, un télégramme qui lui dit de ne l’attendre que le lendemain matin et de ne s’inquiéter même point s’il y avait quelque retard.
C’est que, deux heures après, la lettre de Bénédict était survenue, et Frédéric, supposant la mauvaise chance d’une blessure, voulait, dans la situation où était sa femme, c’est-à-dire accouchée depuis sept ou huit jours, lui épargner toute préoccupation inutile.
Quoique le train n’arrivât qu’à quatre heures du matin, dès trois heures Hans, le domestique de confiance de la maison, était allé avec la voiture attendre M. le baron à la gare. Dix fois, dans l’intervalle de trois à quatre heures, Emma sonna sa femme de chambre, s’étonnant de la lenteur du temps.
Enfin le roulement d’une voiture gronda, la grande porte cria sur ses gonds, la calèche passa sous la voûte ; enfin, on entendit dans l’escalier le pas retentissant d’une botte éperonnée ; la porte de la chambre à coucher d’Emma s’ouvrit, le baron se jeta dans les bras de sa femme.
Un léger mouvement d’appréhension qu’il fit au moment où sa femme le serra entre ses bras n’échappa point à celle-ci. Interrogé, Frédéric lui raconta une fausse aventure de cabriolet versé, et rejeta cet imperceptible mouvement sur le compte d’une foulure à l’avant-bras, qui aurait été la suite de cet accident.
Au bruit de la voiture et au mouvement qui s’était fait dans la maison, Hélène avait compris que son beau-frère était arrivé.
Elle s’était enveloppée à la hâte d’un peignoir de batiste, et, ses beaux cheveux tout dénoués par le désordre de la nuit, elle était accourue pour embrasser son beau-frère, qu’elle aimait tendrement.
Quant à la grand’mère, la comtesse de Chandroz, ses enfants avaient bien recommandé qu’on fît le moins de bruit possible et qu’on ne la réveillât point dans l’aile éloignée de la
maison qu’elle habitait.
Madame de Bulow, avec ce pressentiment particulier aux femmes, avait prétendu, au mouvement qu’avait fait Frédéric, que la lésion était plus grave qu’il ne voulait l’avouer. Elle fut donc la première à insister pour que l’on envoyât chercher le chirurgien de la maison, M. Bodenmacker.
Frédéric, qui, aux douleurs qu’il éprouvait, comprenait lui-même que le mouvement du chemin de fer devait avoir dérangé l’appareil, ne s’opposa point au désir de sa femme ; il la pria
seulement de se tenir parfaitement tranquille tandis qu’il allait prendre, dans sa chambre, le bain qu’il avait commandé qu’on lui préparât. Le chirurgien le trouverait dans sa baignoire et n’aurait que plus de facilité de lui remettre en place celui de ses deux cent quatre-vingt-deux os qui aurait été déboîté de son articulation.
La question importante était de cacher la gravité de la blessure de Frédéric à la baronne, et, avec l’aide de Hans, rien n’était plus facile : le médecin déclarait une foulure, une luxation, et tout était dit.
Le bain, qui se trouvait là d’une façon toute fortuite, avait merveilleusement servi les combinaisons de Frédéric, et la baronne avait laissé passer son mari dans son appartement sans concevoir aucun soupçon de la cause réelle qui l’y rappelait.
Là, au grand étonnement de Hans, le docteur étant arrivé, Frédéric lui expliqua qu’il avait reçu la veille un coup de sabre qui lui ouvrait tout le bras, que l’appareil s’était dérangé dans le chemin de fer, de sorte qu’appareil, chemise et habit, agglutinés par le sang, ne faisaient plus qu’un.
Le docteur commença par ouvrir avec un bistouri la manche de l’habit dans toute sa longueur ; puis il la détacha aux entournures, puis enfin il ordonna à Frédéric de tremper son bras tout vêtu dans l’eau tiède du bain, ce qui permit d’enlever la manche de l’habit d’abord ; puis, en faisant couler l’eau de haut en bas avec une éponge, il détacha la manche de chemise comme il avait détaché la manche de l’habit ; puis, la coupant circulairement au
bas de l’épaule, il arriva à mettre le bras à nu.
Le bras, comprimé par la manche, était dans un état horrible d’enflure et de rougeur : le sparadrap était parti, les deux lèvres de la blessure étaient rouvertes dans toute leur longueur, et, dans le bas, le regard pouvait plonger jusqu’à l’os.
Ce fut une providence qu’il y eût là un bain pour fournir de l’eau tiède tant qu’on en pouvait désirer. Les deux lèvres de la blessure restées vives ne demandaient pas mieux que de se réunir. Le docteur les rapprocha une seconde fois, les fixa l’une contre l’autre, banda le bras dans toute sa longueur et y mit des éclisses comme pour un bras cassé. Mais il était urgent que le baron restât calme et sans mouvement pendant deux ou trois jours. Le docteur
se chargea d’aller trouver le général commandant la garnison prussienne et de lui dire sous le sceau du secret le besoin que le baron de Bulow avait de lui parler et l’impossibilité où il était de sortir.
Hans fit disparaître les linges ensanglantés et l’eau sanglante.
Frédéric descendit, embrassa la baronne et la rassura complétement en lui disant que le docteur s’était contenté d’ordonner un repos de quelques jours. Le mot luxation du radius courut dans la maison et indiqua de par la science ce qu’il fallait croire de l’indisposition de Frédéric, qui, en rentrant chez lui, trouva le général prussien.
En deux mots, les officiers s’entendirent ; d’ailleurs, avant qu’un long temps fût passé, les journaux allaient raconter les événements. Toute la question était donc d’empêcher la vérité
d’arriver aux oreilles de la baronne. Une luxation l’avait inquiétée, une blessure l’eût mise au désespoir.
Frédéric communiqua ses dépêches au général prussien. Jusqu’alors, elles ne contenaient qu’un avis de se tenir prêts à partir à la première notification venue. Il était évident que M. de Bösewerk,
de qui l’ordre émanait, voulait avoir là une garnison pendant la Diète, afin d’influer sur l’assemblée, s’il était possible ; puis la retirerait ou la laisserait, selon les circonstances.
Et, en effet, cette question allait être posée à la Confédération :
« En cas de guerre entre l’Autriche et la Prusse, pour laquelle des deux puissances serez-vous ? »
Il y avait dans la maison quelqu’un que Frédéric avait entrevu et avait grande hâte de revoir : c’était sa petite soeur Hélène, à laquelle il avait les choses les plus importantes à communiquer.
Depuis que, sur le champ même du duel, Bénédict et lui s’étaient juré une inaltérable amitié, et surtout que Bénédict lui avait dit qu’il avait rencontré la baronne chez le bourgmestre Fellner, il lui était venu une idée qu’il ne pouvait parvenir à chasser de sa cervelle, c’était de marier Turpin avec sa belle-soeur.
D’après ce qu’il avait vu du jeune homme, d’après ce qu’il en avait appris, il était convaincu que ces deux caractères ardents, fantasques, artistiques, toujours prêts à partir sur un rayon de soleil ou sur une brise parfumée pour suivre le vol de leurs fantaisies, étaient bien les deux êtres de la création les mieux faits l’un pour l’autre. En conséquence, il désirait savoir si Hélène l’avait remarqué. Si elle l’avait remarqué, sous un prétexte quelconque il attirerait Bénédict, la connaissance se renouait alors, et, pour peu qu’Hélène tînt à se faire adorer, cette connaissance prenait les proportions que le blessé voulait lui voir acquérir.
Ensuite, c’était Hélène qu’il voulait charger du soin de ne laisser arriver aucun journal jusqu’à sa soeur et sa grand'mère ; et, pour cela, il était absolument nécessaire de mettre Hélène dans la confidence.
Hélène vint au-devant de ses désirs. À peine le général était-il sorti, qu’on frappa doucement à sa porte. Il y avait du chat et du canari dans cette manière de dire : « C’est moi ! »
Frédéric reconnut la fine et douce main d’Hélène.
— Viens, petite soeur, viens ! cria le major.
Et Hélène entra sur la pointe du pied.
Frédéric, en robe de chambre, s’était jeté sur son lit ; il était couché sur le côté gauche, son bras blessé était allongé le long de son corps.
— Ah çà ! monsieur le mauvais sujet, dit-elle en croisant les bras et en le regardant, nous avons donc fait des nôtres ?
— Comment, des nôtres ? dit en riant Frédéric.
— Oui, maintenant que je vous tiens seul, à nous deux !
— Justement, à nous deux, chère Hélène, comme tu le dis. Tu es, sans que personne s’en doute, et toi pas plus que les autres, tu es l’esprit fort de la maison. C’est donc avec toi qu’il faut parler des choses importantes, et j’ai une foule de choses importantes à te dire.
— Et moi aussi. – D’abord, j’attaque, comme on dit, le taureau par les cornes. Vous n’avez pas eu du tout le bras ni luxé ni foulé. Vous vous êtes battu en duel comme une méchante tête que vous êtes, et vous avez été blessé au bras, soit d’un coup de sabre, soit d’un coup de fleuret. Vous avez été blessé d'un coup d'épée.
— Eh bien, petite soeur, voilà justement la confidence que j’avais à te faire ; je me suis battu en effet pour une cause politique. J’ai reçu un coup de sabre au bras, un coup de sabre d’ami, très-joli, très-bien appliqué, mais rien de dangereux, pas d’artère, pas de nerf attaqué. L’affaire sera sur les journaux, car elle a déjà fait et elle fera encore du bruit. Il faut empêcher les journaux qui en parleront de tomber sous les yeux de grand’maman et d’Emma.
— On ne reçoit qu’un journal ici, la Gazette de la Croix.
— C’est justement celui-là qui, selon toute probabilité, contiendra le plus de détails.
— Tu ris.
— Je ne puis pas m’empêcher de penser à la figure de celui qui les donnera.
— Tu dis ?
— Rien, je me parle à moi-même. Et ce que je me dis tout bas ne vaut pas la peine d’être répété tout haut. Il s’agit donc de veiller sur la Gazette de la Croix.
— C’est bien ! on y veillera.
— C’est dit ?
— C’est dit.
— Je n’ai plus ni à craindre ni à m’en occuper ?
— Puisque je te dis que c’est moi que cela regarde.
— Parlons d’autre chose alors, si tu veux.
— Parlons de ce que tu voudras.
— Voyons. Te rappelles-tu avoir rencontré chez le bourgmestre Fellner un jeune Français, un artiste peintre ?
— M. Bénédict Turpin. Je crois bien, un homme charmant, qui fait des croquis à la minute, et qui, en faisant les femmes plus jolies qu’elles ne sont, les fait ressemblantes.
— Oh la la ! quel enthousiasme !
— Je te montrerai un croquis qu’il a fait de moi. Il m’a mis des ailes, de sorte que j’ai l’air d’un ange.
— Il a du talent, alors ?
— Énormément.
— De l’esprit ?
— Argent comptant, je t’en réponds, va ! Si tu avais vu comme il roulait nos banquiers quand ils essayaient de le plaisanter. Il parlait mieux allemand qu’eux.
— Et riche avec cela ?
— On le dit.
— Il paraît, en outre, qu’il a dans le caractère, avec une petite fille de ma connaissance, des affinités incroyables.
— Avec qui donc ? Je ne vois pas.
— C’est pourtant avec quelqu’un de ta connaissance. Il paraît qu’il est fantasque, capricieux, inattendu, qu’il adore les voyages, ue c’est un cavalier excellent, chasseur à pied et à courre ; ce qui me paraît rentrer complétement dans les habitudes d’une
certaine Diana Vernon.
— Je croyais que c’était moi que tu appelais Diana Vernon.
— Oui, c’est toi ; tu ne te reconnais pas à mon portrait ?
— Ma foi, non ! pas le moins du monde. Je suis douce, calme, semblable à moi-même. J’aime les voyages. Mais où ai-je été ? À Paris, à Berlin, à Vienne, à Londres. Voilà tout. J’aimerais les chevaux, mais je n’ai jamais monté que ma pauvre petite Gretchen.
— Qui a manqué de te tuer deux fois !
— Pauvre bête ! c’est ma faute. Quant à la chasse à pied, je n’ai jamais tenu un fusil, et, quant à la chasse à courre, je n’ai jamais forcé un lièvre.
— Oui, mais qui s’est opposé à tout cela ? grand’maman ! Si on t’avait laissé faire !...
— Oh ! j’avoue que ce doit être bien bon, de courir au galop contre le vent, de le sentir passer dans ses cheveux. Il y a dans la vitesse une espèce de plaisir, une sensation vivace qu’on ne
retrouve nulle part.
— Si bien que tu aimerais à faire tout ce que tu ne fais pas ?
— Oh ! je l’avoue !
— Avec M. Bénédict ?
— Avec M. Bénédict ? Pourquoi plutôt avec lui qu’avec un autre ?
— Mais parce qu’il est plus aimable qu’un autre.
— Je ne trouve pas.
— Vraiment ?
— Non.
— Comment ! si, parmi tous les hommes que je connais, on te permettait de prendre un mari, tu ne choisirais pas M. Bénédict ?
— Je n’en aurais pas même l’idée.
— Voyons, tu sais que je suis un esprit positif, petite soeur, aimant à me rendre compte de tout. Comment se fait-il qu’un homme jeune, beau, riche, plein de talents, de courage, de fantaisie, ne te plais pas, surtout quand il a une partie des qualités et des défauts qui font la base de ton caractère à toi ?
— Que veux-tu que je te réponde ? Je ne sais. Je n’analyse pas mes sentiments ; tel m’est sympathique, tel m’est indifférent, tel m’est antipathique.
— Au moins, tu ne ranges pas M. Bénédict dans la classe des antipathiques, j’espère ?
— Non, mais dans la classes des indifférents.
— Mais enfin, comment et pourquoi t’est-il indifférent ?
— M. Bénédict est de taille moyenne, j’aime les hommes grands ; il est blond, j’aime les hommes bruns ; il est léger d’esprit, j’aime les hommes sérieux. Il est téméraire, toujours en
course aux deux extrémités du monde ; il sera le mari de toutes les autres femmes, il ne serait même pas l’amant de la sienne.
— Mais résumons-nous : pour te plaire, comment faudrait-il être donc ?
— Tout le contraire de ce qu’est M. Bénédict.
— Alors, de haute taille ?
— Oui.
— Brun ?
— Les cheveux noirs ou châtains.
— Grave ?
— Grave ou tout au moins sérieux. Enfin brave, sédentaire, fidèle.
— Eh bien, mais sais-tu que c’est là, trait pour trait, mon ami le capitaine Karl de Freyberg.
Une vive rougeur passa sur le front d’Hélène : elle fit un prompt mouvement pour se lever et sortir.
Tout blessé qu’il était, Frédéric la retint par la main et la força de se rasseoir.
Puis, aux premiers rayons du jour glissant à travers les rideaux de la chambre et se jouant sur le visage d’Hélène, comme un rayon de soleil sur une fleur, il la regarda fixement.
— Eh bien, oui, dit-elle ; mais personne ne le sait que toi.
— Pas même lui ?
— Lui, je crois qu’il s’en doute.
— Eh bien, ma petite soeur, dit Frédéric, je ne vois pas grand mal à tout cela. Viens m’embrasser et nous en recauserons plus tard.
— Mais comment se fait-il donc, s’écria Hélène avec dépit, que, sans qu’on t’ait rien dit, tu saches tout ce que tu veux savoir ?
— C’est qu’on voit au travers du cristal tant qu’il reste pur ! Chère petite Hélène, Karl de Freyberg est mon ami, il a toutes les qualités que je puis désirer en un beau-frère, et que tu peux demander à un mari. S’il t’aime autant que tu parais l’aimer, je ne vois pas de grandes difficultés à ce que tu sois sa femme, son épouse.
— Ah ! mon cher Frédéric, dit Hélène en balançant sa jolie tête de droite à gauche, j’ai entendu dire par une Française qu’il n’y avait que les mariages sans difficultés qui ne se faisaient pas.
Et Hélène se retira dans sa chambre pour rêver sans doute aux difficultés que la destinée pourrait susciter à son mariage.


XVII 
Le comte Karl de Freyberg 

Il y eut autrefois un empire d’Autriche, qui, sous Charles-Quint et un siècle après, régna un instant sur l’Europe et sur les Amériques, sur les Indes orientales et sur les Indes occidentales. 
Du haut des monts Carpathes, il regardait se lever le soleil ; du haut de la cordillère des Andes, il le regardait se coucher. Quand son dernier rayon disparaissait à l’Occident, son premier rayon reparaissait à l’Orient. 
Cet empire était plus grand que l’empire d’Alexandre le Grand, plus grand que l’empire d’Auguste, plus grand que l’empire de Charlemagne. 
Cet empire a fondu aux mains dévorantes du temps. La France a été le champion qui a fait tomber pièce à pièce l’armure du colosse d'Habsbourg. 
Elle lui a pris, pour elle, les Flandres, le duché de Bar, la Bourgogne, l’Alsace et la Lorraine. 
Elle lui a pris, pour le petit-fils de Louis XIV, l’Espagne, les deux Indes, les Îles. 
Elle lui a pris, pour le fils de Philippe V, Naples et la Sicile. Elle lui a pris les Pays-Bas pour en faire deux royaumes à part : la Belgique et la Hollande. 
Enfin, pour les donner à l’Italie, elle lui a pris la Lombardie et la Vénétie. Aujourd’hui, les bornes de cet empire sur lesquelles, il y a trois siècles, le soleil ne se couchait pas, sont : à l’Occident, le Tyrol ; à l’Orient, la Moldavie ; au nord, la Prusse ; au midi, la Turquie. 
Il n’y a personne qui ne sache qu’il n’y a point d’Autriche proprement dite, mais un duché d’Autriche, dont Vienne est la capitale, et qui renferme neuf à dix millions d’Autrichiens. 
C’est un archiduc d’Autriche qui, en 1192, fit prisonnier Richard Cœur-de-Lion à son retour de Palestine, et ne le relâcha que contre une rançon de deux cent cinquante mille écus d’or. Tout l’espace que l’empire d’Autriche actuel occupe sur la carte en dehors du duché d’Autriche, son noyau, se compose de la Bohême, de la Hongrie, de l’Illyrie, du Tyrol, de la Moravie, de la Silésie, du royaume Croato-Esclavon, de la woïvodie de Servie, du banat de Temes, de la Transylvanie, de la Gallicie, de la Dalmatie et de la Styrie. 
Nous ne parlons pas de quatre à cinq millions de Roumains épars en Hongrie et sur les rives du Danube. Chacun de ces peuples a son caractère particulier, ses mœurs particulières, sa langue, son costume et son galbe particuliers. La Styrie surtout, composée de la Norique et de l’ancienne Pannonie ; ses habitants ont conservé leur langue, leurs coutumes, leur caractère primitifs. Avant de passer sous la domination de l’Autriche, la Styrie a eu son histoire à part et sa noblesse, qui date de l’époque où elle fut élevée au rang de Marche de Steyer, c’est-à-dire vers 1030 ou 1032. C’était, en effet, de cette époque que datait celle de Karl de Freyberg, resté grand seigneur de fortune, de langage, de manières, à une époque où les grands seigneurs deviennent de plus en plus rares. 
Karl de Freyberg était un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, d’une taille élevée, droite, mince, flexible comme le jonc, résistante comme lui. Il avait de beaux cheveux noirs coupés courts à cause de l’exigence de l’uniforme, et, avec cela, sous des sourcils et des cils noirs, ces yeux slaves qu’Homère donne à Minerve et qui brillent comme les émeraudes. 
Il avait le teint hâlé, car c’était un chasseur d’enfance ; les dents blanches et pointues, la lèvre dédaigneusement retroussée, les mains et les pieds petits, un jarret infatigable, une force prodigieuse. Dans ses montagnes natales, il avait chassé l’ours, le bouquetin et le chamois. Mais nul ne pouvait dire qu’il eût attaqué, frappé, tué le premier de ces animaux avec autre chose que la lance ou le poignard.
Capitaine dans le régiment des hussards de Lichtenstein, il était, même au régiment, suivi de deux chasseurs tyroliens, dans leur costume national ; tandis que l’un exécutait les ordres qu’il lui donnait, l’autre restait près de lui afin qu’il eût toujours quelqu’un à qui dire : « Faites ceci ! » Quoiqu’ils sussent l’allemand, il ne leur parlait que dans leur langue. C’étaient des paysans à lui, qui, ne comprenant rien à toutes les idées de servage et d’affranchissement, le tenaient pour leur seigneur et ne doutaient pas qu’il n’eût sur eux droit de vie et de mort. 
Plusieurs fois, il avait voulu les éclairer à cet égard, et leur avait dit qu’ils étaient libres ; mais jamais ils n’avaient consenti, non-seulement à rien croire, mais à rien écouter. 
Il y avait trois ans, pendant une chasse au chamois, le pied avait glissé à l’un de ses gardes ; il était tombé dans un précipice au fond duquel on l’avait retrouvé en morceaux. 
Le comte avait ordonné à son intendant de compter douze cents francs de rente à la veuve. La veuve avait remercié le comte Karl de Freyberg ; mais elle n’avait pas compris qu’il lui dût quelque chose parce que son mari s’était tué à son service. 
Lorsqu’il chassait – et celui qui écrit ces lignes a eu deux fois l’honneur de chasser avec lui –, que ce fût ou non dans son pays natal, il portait toujours le costume styrien, c’est-à-dire le chapeau de feutre haut et pointu, avec une bande de velours vert, large de cinq doigts, dans laquelle on passe en manière de panache la queue du tétras ; la veste de gros drap gris à collet et à poignets verts, la culotte grise du même drap venant jusqu’audessus du genou seulement ; enfin la guêtre de cuir emboîtant des sandales, couvrant un bas de laine vert, et venant jusqu’audessous du genou, la culotte et la guêtre laissant, par conséquent, l’articulation du genou libre. Chez ces sauvages montagnards, qui font parfois vingt ou vingt-cinq lieues dans une chasse, quelque froid qu’il fasse, cette partie du corps reste nue. J’ai vu, par une température de dix degrés, le comte tenir pendant cinq ou six heures la tête de nos chasses, et ni lui ni ses hommes ne s’apercevoir de cette nudité partielle. Nous avons dit que ces hommes ne le quittaient jamais, pas plus à la chasse qu’ailleurs. Ce sont des chargeurs de fusil ; ils se tiennent derrière lui chaque fois que son fusil est vide ; le comte le laisse tomber et ils lui en glissent un dans la main tout chargé, tout armé. 
En attendant que les rabatteurs fussent placés, ce qui prend toujours une demi-heure, ces deux hommes tiraient de leur carnassière une petite flûte styrienne fabriquée avec des roseaux ; et alors, ils commençaient, tantôt ensemble, tantôt faisant chacun leur partie, mais se réunissant toujours après un certain nombre de mesures ; c’étaient des airs styriens d’une mélancolie douce et plaintive ; cela durait quelques minutes ; puis, comme si le comte eût été attiré par cette irrésistible mélodie, il tirait à son tour de son carnier une flûte absolument pareille à celle de ses deux serviteurs et la portait à ses lèvres. Dès lors, c’était lui qui se chargeait du chant, les deux autres le soutenaient seulement par des accompagnements de fantaisie qui me semblaient improvisés, tant ils étaient originaux. 
Ces accompagnements s’élançaient de leurs lèvres, couraient après le motif, et, l’ayant rejoint, s’enroulaient autour de lui comme des lierres ou des volubilis ; puis le motif reparaissait seul, toujours charmant, toujours triste et atteignant à des notes si élevées, qu’on eût cru que l’argent ou le cristal pouvait seul les donner. Tout à coup une détonation se faisait entendre. C’était le chef des rabatteurs qui indiquait que, chacun étant à son poste, la chasse allait commencer. Alors, les trois musiciens remettaient leurs flûtes dans leurs carniers, et, reprenant leurs fusils, l’oreille tendue, l’œil au guet, faisaient place aux chasseurs. 
Ce fut dans ce dernier costume, sous lequel il était véritablement beau, que le comte Karl vint frapper à onze heures du matin à la porte du baron de Bülow, dont il venait d’apprendre le retour ainsi que l’accident.
Ce fut dans ce dernier costume, sous lequel il était véritablement beau, que le comte Karl vint frapper à onze heures du matin à la porte du baron de Bulow, dont il venait d’apprendre le retour ainsi que l’accident.
Il va sans dire que ses deux Styriens le suivaient et s’étaient arrêtés dans l’antichambre.
Frédéric le reçut d’un visage plus souriant encore que d’habitude, mais en lui tendant la main gauche.
— Ah çà ! c’est donc vrai, ce que je viens de lire dans la Kreutz Zeitung ?
— Qu’avez-vous lu, mon cher Karl ?
— J’ai lu que vous vous étiez battu avec un Français et que vous aviez été blessé.
— Chut ! pas si haut ! je ne suis pas blessé pour la maison, je suis disloqué seulement.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Cela veut dire, mon cher, que la baronne ne demandera pas à voir un bras simplement foulé, tandis qu’elle eût voulu absolument voir un bras blessé. Or, ma blessure, qui vous ferait envie, à vous, j’en suis sûr, mon cher comte, ma blessure eût fait mourir de peur la baronne. En avez-vous vu beaucoup de trente-cinq centimètres de long, des blessures ? Je peux vous en montrer une, moi !
— Comment ! vous si adroit, qui tirez le sabre comme si vous l’aviez inventé ?
— Eh bien, oui, j’ai trouvé mon maître.
— Un Français ?
— Un Français !
— Mais, au lieu de me mettre en chasse du sanglier que j’allais attaquer demain matin dans le Taunus, j’ai bien envie de me mettre en chasse de ce Français-là, moi, et de vous apporter
une de ses pattes pour remplacer la vôtre.
— N’en faites rien, cher ami ; car vous pourriez bien y attraper quelque bonne estafilade dans le genre de la mienne ; puis ce Français est devenu mon ami, et je veux de plus qu’il soit le vôtre.
— Jamais ! mon ami, un gaillard qui vous a ouvert la peau dans une longueur de combien, dites-vous ? de trente-cinq centimètres ?
— Il pouvait bien me tuer, il ne l’a pas fait. Il pouvait me fendre en deux, il s’est contenté de m’ouvrir. Nous nous sommes embrassés sur le champ de bataille. Avez-vous vu les autres
détails ?
— Quels autres détails ?
— Mais relatifs à ses deux autres duels, avec M. Georges Kleist et Franz Müller.
— Superficiellement : je ne connaissais que vous sur les trois ; je ne me suis inquiété que de vous. Il m’a paru seulement qu’il avait tant soit peu endommagé la mâchoire et l'oeil d’un monsieur qui fait des articles dans la Kreutz Zeitung, et qu’il avait presque assommé à coups de poing une espèce de drôle nommé Franz Müller. Il avait donc choisi des échantillons dans les armes, la loge et le peuple, qu’il se bat le même jour avec un officier, un journaliste et un menuisier ?
— Ce n’est pas lui qui nous a choisis, c’est nous qui avons eu la bêtise de le choisir ; nous avons été le chercher à Hanovre, où il était bien tranquille ; il paraît que ça l’a ennuyé d’être dérangé : il m’a renvoyé chez moi avec un bras en écharpe, il a renvoyé M. Kleist chez lui avec un oeil poché, et il a laissé Franz Müller sur le terrain moulu de coups. C’était le plus court.
— C’est donc un hercule que ce gaillard-là ?
— Pas le moins du monde, voilà ce qu’il y a de curieux. La tête de moins que vous, mon cher, mais fait, voyez-vous, comme le Hassan d’Alfred de Musset, que sa mère avait fait tout petit
pour le bien faire.
— Et vous vous êtes embrassés sur le champ de bataille ?
— Mieux que cela, j’ai même eu en revenant une idée.
— Laquelle ?
— C’est un Français, vous savez ?
— De bonne famille ?
— Mon cher, ils le sont tous depuis la révolution de 1789. Il a du talent, beaucoup.
— Comme maître d’armes ?
— Non, non, non ! comme peintre. Kaulbach l’a appelé l’espoir de la peinture. Il est jeune.
— Jeune !
— Ma foi ! vingt-cinq à vingt-six ans tout au plus. Beau.
— Beau aussi ?
— Charmant ! Douze mille livres de rente.
— Peuh !
— Tout le monde n’a pas deux cent mille livres de rente comme vous, mon cher ami. Douze mille livres de rente, et un beau talent, cela fait cinquante ou soixante mille livres de rente.
— Mais à quel propos avez-vous donc fait tous ces calculs ?
— J’avais envie de lui faire épouser Hélène.
Le comte bondit sur sa chaise.
— Comment ! le faire épouser à Hélène ? à votre belle-soeur ? un Français ?
— Mais n’est-elle pas elle-même d’origine française ?
— Mademoiselle Hélène vous aime trop, j’en suis certain, pour jamais épouser un homme qui vous a mis dans l’état où vous êtes. – J’espère bien qu’elle a refusé ?
— Oui, ma foi !
Le comte respira.
— Mais quelle diable d’idée avez-vous là de lui faire épouser
votre soeur !
— Elle n’est que ma belle-soeur.
— N’importe, je reprends : quelle idée de vouloir faire épouser sa belle-soeur comme cela au premier venu qu’on rencontre sur un grand chemin !
— Je vous assure que ce garçon-là n’est pas le premier venu, moi...
— N’importe, elle a refusé, n’est-ce pas ? c’est l’essentiel.
— J’espère la faire revenir là-dessus.
— Mais vous êtes donc enragé ?
— Enfin, quel motif a-t-elle de refuser ? Je vous le demande, à vous.
Le comte Karl rougit jusqu’au blanc des yeux.
— À moins cependant qu’elle n’en aime un autre !
— Admettez-vous l’impossibilité de cette hypothèse ?
— Non ; mais enfin, si elle aime quelqu’un, qu’elle le dise...
— Écoutez, mon cher Frédéric, je ne puis pas vous affirmer qu’elle aime quelqu’un, moi ; mais je puis vous affirmer que quelqu’un l’aime.
— C’est déjà la moitié de la besogne faite ; et ce quelqu’un vaut-il mon Français ?
— Ah ! cher Frédéric, vous êtes tellement prévenu en faveur de votre Français, que je n’ose dire oui !
— Dites vite ! vous voyez ce qui pouvait arriver si j’avais eu là mon Français, et que je me fusse engagé vis-à-vis de lui. — Eh bien, voyons, après tout, vous ne me mettrez pas à la
porte pour cela. Eh bien, ce quelqu’un, c’est moi !
— Toujours modeste, franc et loyal, cher Karl ; mais...
— Mais... je n’admets point de mais.
— Ce n’est pas un mais bien effrayant, vous allez voir ; mais vous êtes bien grand seigneur, mon cher Karl, pour ma petite soeur Hélène !
— Je suis le dernier de ma famille, personne ne m’en fera souvenir.
— Vous êtes bien riche pour une dot de deux cent mille francs !
— Je ne dois compte de ma fortune à personne.
— Aussi sont-ce des observations que je fais à vous-même.
— Les trouvez-vous bien sérieuses ?
— Les observations opposées le seraient bien davantage, je l’avoue.
— Il ne s’agit donc que de savoir si Hélène m’aime ou ne m’aime pas.
— Ça, c’est une chose sur laquelle vous pouvez être renseigné à l’instant même.
— Comment cela ?
— Je vais l’envoyer chercher ; les plus courtes explications sont les meilleures.
— Frédéric !
Le comte devint aussi pâle qu’un instant auparavant il était devenu rouge.
Puis, d’une voix tremblante :
— Plus tard, au nom du ciel ! plus tard.
— Mon cher Karl...
— Frédéric !
— Me croyez-vous votre ami ?
— Grand Dieu !
— Eh bien, pensez-vous que je voulusse vous soumettre à une épreuve dont vous sortiriez triste et malheureux ?
— Vous dites ?
— Je dis que j’ai une conviction.
— Laquelle ?
— Eh ! bon Dieu ! c’est que vous êtes aimé autant que vous aimez.
— Mon ami, vous allez me rendre fou de joie.
— Et, puisque vous avez peur d’entamer avec Hélène une conversation de ce genre, partez pour votre chasse dans le Taunus, tuez force sangliers et revenez, la commission sera faite.
— Par qui ?
— Par moi.
— Frédéric, je ne pars pas.
— Comment ! vous ne partez pas ? Et vos hommes qui vous attendent là avec vos flûtes ?
— Ils attendront, Frédéric !
Le comte se mit à genoux, les mains jointes, devant le lit du baron.
— Que diable faites-vous là ?
— Vous le voyez bien, je vous remercie ; je suis heureux, je pleure.
Frédéric le regarda avec ce sourire de l’homme heureux et arrivé qui voit un ami près de toucher, à son tour, au bonheur.
En ce moment, le bruit de la porte qui s’ouvrait se fit entendre et Hélène parut sur le seuil.
— Hélène ! s’écria Karl.
— Mais que faites-vous donc là, à genoux devant le lit de mon frère ? demanda la jeune fille du seuil de la porte où elle était arrêtée.
— Il t’attend, répondit Frédéric.
— Moi ?
— Viens ici.
— Mon Dieu ! je n’y comprends rien.
— Viens toujours.
Karl se releva sur un genou, et, tendant la main à Hélène :
— Ô mademoiselle ! dit-il, faites ce que vous dit votre frère, je vous en supplie.
Hélène, toute tremblante, obéit.
— Eh bien, dit-elle, me voici à genoux ; après ?
— Prête un peu ta main à Karl – il te la rendra.
La jeune fille tendit sa main en hésitant.
Karl la saisit et la mit sur son coeur.
Hélène poussa un cri.
Timide comme un enfant, Karl lâcha la main.
— Oh ! dit Hélène, vous ne m’aviez pas fait mal.
Karl ressaisit vivement la main abandonnée.
— Frère, dit Frédéric, ne m’avais-tu pas dit que tu avais un secret à confier tout bas à Hélène ?
— Oh ! oui, s’écria Karl.
— Eh bien, je n’écoute pas.
Karl se pencha à l’oreille d’Hélène et le doux mot Je vous aime ! s’envola de ses lèvres et glissa dans l’air murmurant comme une de ces phalènes qui, par un soir de printemps, disent en passant à votre oreille l’éternel secret de la nature.
— Oh ! Frédéric, Frédéric ! dit Hélène en laissant tomber son front sur son lit, je ne m’étais pas trompée.
Puis, comme Karl attendait avec impatience qu’elle relevât son front pour y appuyer ses lèvres :
— Que fais-tu ? lui demanda Frédéric.
— Je prie, dit-elle.
Et, relevant sa tête et rouvrant ses beaux yeux noyés de langueur :
— Et moi aussi, dit-elle, je vous aime !
— Frédéric ! Frédéric ! s’écria Karl en se relevant et en serrant Hélène contre son coeur, quand pourrai-je mourir pour toi ?


XVIII
La grand’maman

Frédéric laissa les deux jeunes gens un instant à leur bonheur ; puis, comme tous deux ramenaient les yeux sur lui comme pour lui demander : « Eh bien, qu’y a-t-il à faire maintenant ? »
— La petite soeur, dit-il, va conter à la grande soeur ce qui vient de se passer ; la grande soeur le contera à la grand’maman, la grand’maman, qui a toute confiance en moi, viendra m’en parler, et nous arrangerons cela ensemble.
— Et quand dois-je aller parler de cela à la grande soeur ? demanda Hélène.
— Mais tout de suite, si tu veux.
— J’y cours ! Vous m’attendez, n’est-ce pas, Karl ? 
Le sourire et le geste de Karl répondirent pour lui.
Hélène glissa hors des bras de Karl et disparut comme un oiseau qui s'envole.
— À nous deux ! dit Frédéric.
— Comment, à nous deux ?
— Oui, j’ai quelque chose à te dire.
— D’important ?
— De grave.
— Relatif à notre mariage ?
— Oui.
— Tu m’effrayes.
— Si, ce matin, on t’avait dit, lorsque tu doutais de l’amour d’Hélène : « Rassure-toi, Karl ; Hélène t’aime, elle sera ta femme, mais un empêchement insurmontable s’oppose à ce que ce soit avant un an ? »
— Que veux-tu ! j’aurais été au désespoir du retard, mais bien joyeux de la nouvelle.
— Eh bien, mon ami, je te dirai ce soir ce que je t’aurais dit ce matin. Hélène t’aime ; elle ne m’a pas chargé de te le dire, elle te l’a dit elle-même ; mais un obstacle insurmontable s’oppose à votre mariage, surtout en ce moment-ci.
— Mais tu vas m’expliquer au moins quel est cet obstacle ?
— Ce que je vais te dire est encore un secret, Karl. Dans huit jours, dans quinze jours au plus, la Prusse déclarera la guerre à l’Autriche.
— Ah ! voilà justement ce que je craignais. Ce Bösewerk est le mauvais génie de l’Allemagne.
— Eh bien, tu comprends une chose : amis, nous servons dans les deux camps opposés, cela se voit tous les jours ; beaux-frères, cela ne se peut plus, et surtout tu ne peux pas devenir mon beau-frère juste au moment de tirer l’épée contre moi.
— Tu es sûr de ce que tu dis là ?
— Certainement que j’en suis sûr ; cet homme s’est mis dans une telle position vis-à-vis des Chambres, il a mis le roi dans une telle position vis-à-vis des autres princes de l’Allemagne, qu’il faut, ou que tout soit bouleversé de Berlin à Pesth et même à Inspruck, ou qu’on lui fasse son procès, et qu’il aille finir ses jours dans quelque forteresse. Or, bonne ou mauvaise, c’est une puissance que cet homme – puissance des ténèbres si tu veux –. On ne lui fera pas son procès, et il bouleversera l’Allemagne, parce que, de son procès, la Prusse n’a rien à tirer, tandis que, du bouleversement de l’Allemagne, elle a à tirer deux ou trois petits royaumes ou duchés qui la compléteront.
— Mais il va avoir la Confédération contre lui.
— Peu lui importe, à lui, pourvu qu’il reste nécessaire. Mais écoute ce que je te dis : Plus la Prusse aura d’ennemis, plus elle en battra. Notre armée est organisée comme aucune armée ne l’est en Europe, à cette heure.
— Tu dis notre armée, tu es donc Prussien maintenant ? Je te croyais Allemand.
— Allemand de la Silésie, Prussien depuis Frédéric II ; je dois tout au roi Guillaume, et me ferais tuer pour lui, tout en déplorant qu’il soit le représentant d’une mauvaise cause.
— Mais que me conseilles-tu, à moi ?
— Tu es Styrien, partant Autrichien. Bats-toi comme un lion pour l’empereur d’Autriche ; si nous nous rencontrons par hasard dans une charge de cavalerie, nous nous saluerons du sabre ; tu pousseras ton cheval à droite, et je pousserai le mien à gauche ; ne te fais pas tuer, voilà tout, et nous signons ton contrat de mariage le jour où l’on signera la paix.
— Hélas ! en effet, je n’ai pas autre chose à faire, à moins que nous n’ayons cette chance qu’on nous laisse tous deux dans cette ville neutre et libre. Je ne me sens pas, je l’avoue, un
grand entraînement à me battre contre des Allemands. C’est la guerre inique. Ah ! contre les Turcs, les Français ou les Russes, soit ! mais contre les enfants du même pays, parlant la même langue ! Là s’arrête mon patriotisme, j’en conviens.
— C’est un dernier espoir auquel il te faut renoncer, que celui de rester ici. J’apporte, moi, l’ordre au général prussien de se tenir prêt à partir. Si la Prusse retire ses troupes, l’Autriche
à coup sûr retirera les siennes. mais très-certainement chacun de nous, jusqu’au dernier, sera forcé de rejoindre l’armée.
— Pauvre chère Hélène ! qu’allons-nous lui dire quand elle va revenir ?
— Nous allons lui dire que votre mariage est décidé ; que, selon la coutume, on vous fiancera, et que, dans un an, vous vous mariez. Si, contre toutes mes prévisions, la guerre n’a pas lieu, vous vous marierez tout de suite. Si la guerre a lieu, une guerre comme celle-là ne saurait durer longtemps. C’est une tempête, un ouragan qui passe et renverse, puis tout est dit. Je fixe, c’est pour être sûr de n’avoir pas un nouveau délai à demander. Hélène a dix-huit ans, elle en aura dix-neuf. Tu as vingt-six ans, tu en auras vingt-sept. Ce délai ne serait pas imposé par les circonstances qu’il faudrait l’établir. Les circonstances le veulent. Cédons-y.
— Tu me donnes ta parole que rien ne te fera changer d’opinion à mon égard et qu’à partir d’aujourd’hui, 12 juin, tu es mon beau-frère, sur parole ?
— Cet honneur m’est trop cher pour que je le répudie ; – à partir d’aujourd’hui, 12 juin, je suis ton beau-frère sur parole.
— Madame de Beling !
Cette espèce d’exclamation était arrachée à Karl par la présence inattendue d’une vieille dame toute vêtue de noir avec de beaux cheveux blancs comme la neige. Elle avait dû être parfaitement belle autrefois, et un grand air de bienveillance et de distinction était répandu sur toute sa personne.
— Comment, c’est vous, mon cher Frédéric ? dit-elle en entrant. Vous êtes depuis cinq heures du matin ici, et c’est à deux heures de l’après-midi seulement que je suis prévenue par votre femme que vous êtes arrivé et arrivé souffrant.
— Chère mère-grand, répondit Frédéric, je sais d’abord ceci, que vous ne vous réveillez qu’à onze heures et ne vous levez qu’à midi.
— Oui ; mais vous avez une foulure, m’a-t-on dit. J’ai trois remèdes excellents pour les foulures, un surtout qui est parfait et qui me vient de mon vieil ami Goethe ; un autre de ma vieille amie madame Schroeder, et le troisième du baron de Humboldt. Vous voyez qu’ils viennent tous trois de bonne source.
Puis, s’adressant à Karl, qui lui avançait un fauteuil en saluant :
— Monsieur de Freyberg, vous n’avez pas de foulure, vous ; car je vous vois en costume de chasseur. Ah ! vous ne savez pas que vous me rappelez, avec votre costume styrien, un de mes bons souvenirs de jeunesse. La première fois que j’ai vu M. de Beling, mon mari, il y a quelque chose comme cinquante-deux ans de cela, c’était en 1814, monsieur, dans un bal masqué que l’on donna à la mi-carême, il portait le costume que vous portez aujourd’hui.
» Il avait votre âge. – Au milieu du bal, je me le rappelle comme si c’était aujourd’hui, on apprit la nouvelle du débarquement de ce damné Napoléon. On parla, s’il remontait sur
le trône, de partir en masse pour lui faire la guerre, et chacune de nous choisit son chevalier qu’elle autorisa à porter ses couleurs dans la campagne qui allait s’ouvrir. Je fis comme les autres, et je choisis M. de Beling pour mon chevalier, quoique, au fond du coeur, en ma qualité de Française, car je suis restée Française par mes sentiments, je ne pouvais pas trop en vouloir à l’homme qui avait fait la France si grande.
» Cette plaisanterie de sa nomination de mon chevalier portant mes couleurs ouvrit à M. de Beling la porte de notre maison. Il ne voulait pas, disait-il, être mon chevalier sans la permission de mes parents. Mes parents lui permirent d’être mon chevalier. Napoléon remonta sur le trône.
» M. de Beling dut rejoindre son régiment ; mais, auparavant, il demanda ma main à ma mère. Ma mère me consulta. Je l’aimais. 
» Il fut convenu qu’au retour de la campagne, nous nous marierions. La campagne ne fut pas longue, et, au retour de M. de Beling, nous nous mariâmes, moi lui en voulant un peu, au fond du coeur, qu’il eût contribué, lui, trois cent millième, à détrôner mon héros ; mais je ne lui dis jamais cette petite infidélité de mon enthousiasme, et nous n’en fîmes pas plus auvais ménage pour cela.
— Chère mère-grand, demanda Frédéric, est-ce que M. de Beling – qui devait être très-beau en Styrien, car j’ai vu son portrait –, est-ce que M. de Beling ne s’est pas mis à genoux pour vous demander la faveur d’être votre chevalier ?
— Si fait, et de très-bonne grâce même, dit la vieille dame toute rajeunie par ses souvenirs.
— De meilleure grâce que mon ami Karl ?
— Comment, de meilleure grâce que votre ami Karl ? Est-ce que votre ami Karl est à mes genoux, par hasard ?
— Regardez !
Madame de Beling se retourna et vit, en effet, Karl un genou en terre devant elle.
— Oh ! mon Dieu ! dit la vieille dame en riant. Est-ce que, sans m’en apercevoir, j’ai rajeuni de cinquante ans ?
— Ma bonne mère, dit Frédéric, tandis que Karl s’emparait de la main de la vieille dame, non, vous avez toujours vos soixante et dix ans, et ils vous vont trop bien pour que je vous fasse grâce d’une seule année ; mais voilà mon ami Karl qui, lui aussi, va partir pour la guerre, et qui demande à être le chevalier de votre petite-fille Hélène.
— Ah ! vraiment ! Est-ce que ma petite-fille Hélène est déjà en âge d’avoir un chevalier ?
— Dix-huit ans, mère-grand.
— Dix-huit ans ! c’est l’âge que j’avais quand j’ai épousé M. de Beling, c’est l’âge où les feuilles se détachent de l’arbre et s’envolent au vent de la vie. Si son heure est venue, continua-t-elle, avec un triste sourire, qu’elle se détache comme les autres !
— Oh ! jamais ! jamais ! grand’mère ! s’écria la jeune fille, qui était entrée sur la pointe du pied, jamais assez loin pour que mes lèvres ne puissent plus toucher chaque jour cette bonne chère main qui nous verse la vie à tous !
Et elle se mit à genoux de l’autre côté de Karl et prit l’autre main.
— Ah ! dit alors madame de Beling en balançant sa tête de haut en bas, voilà donc pourquoi on m’a fait monter ? On voulait me prendre dans un guet-apens ! Eh bien, que veut-on que je fasse maintenant ? Comment veut-on que je me défende ? Céder tout de suite, c’est bien gauche, cela a l’air d’un dénoûment de Molière.
— Eh bien, ne cédez pas, grand’mère, ne cédez pas, ou mettez-y vos conditions.
— Lesquelles ?
— Que les fiançailles se feront quand on voudra, mais que le mariage, par exemple, n’aura lieu, comme le vôtre, que lorsque la campagne sera finie.
— Quelle campagne ? demanda Hélène avec inquiétude.
— Nous te dirons cela plus tard. En attendant, Karl, en sa qualité de ton chevalier, portera tes couleurs. Quelles sont tes couleurs ?
— Je n’en ai qu’une, reprit Hélène, le vert.
— Alors, dit Frédéric montrant son ami dont le chapeau portait une large bande verte, et l’habit un collet et des parements verts, il les porte déjà.
— Et, pour faire honneur à ma fiancée, dit Karl de Freyberg en se relevant, cent hommes les porteront avec moi et comme moi.
Tout fut arrêté séance tenante, et tout le monde, Frédéric en tête, madame de Beling donnant le bras à Karl, tout le monde descendit pour annoncer cette bonne nouvelle à la belle accouchée.



XX 
Le départ

Le départ des troupes prussiennes et autrichiennes fut fixé au 12 juin, et il fut décidé que les Prussiens partiraient par deux trains extra de la ligne du Mein-Weser, le matin à six heures et à huit heures, pour se rendre à Wetzlar, tandis que les Autrichiens partiraient le même jour à trois heures de l’après-midi. Cette nouvelle se répandit le 9 et jeta, comme on le comprend, la désolation dans la maison Chandroz. Emma allait se séparer de son mari, Hélène de son fiancé.
Nous avons dit que les Prussiens partaient les premiers. À cinq heures du matin, Frédéric embrassa sa femme, son enfant, sa petite Hélène et sa bonne mère-grand. 
Il était beaucoup trop tôt pour que Karl de Freyberg fût introduit dans la maison à cette heure ; mais il attendait son ami sur la Zeil ; il avait été convenu la veille entre lui et Hélène, qu’après avoir fait la conduite à Frédéric, Karl reviendrait l’attendre dans la petite église catholique de Notre-Dame de la Croix. 
Ainsi tout était en harmonie entre les deux jeunes gens. Hélène et Karl, quoique nés dans deux pays différents, à des centaines de lieues l’un de l’autre, étaient tous deux catholiques. 
Sans doute avait-on fixé cette heure matinale parce qu’on savait le peu de sympathie qu'on avaient pour les Prussiens. En effet, aucune manifestation de regret n’accompagna leur départ ; peut-être beaucoup veillaient-ils déjà et regardaientils à travers la persienne fermée ; mais pas une fenêtre, pas une persienne ne s’ouvrit pour laisser passer la fleur qui dit : « Au revoir ! » ou le mouchoir agité qui dit : « Adieu ! »
Frédéric n’était parti que par le second train, c’est-à-dire à huit heures du matin. De sorte que, Karl se trouvant en retard, ce fut Hélène qui l’attendit. 
Elle était debout près du bénitier, appuyée à la colonne blanche. En apercevant Karl, elle sourit tristement, trempa légèrement ses deux doigts dans l’eau bénite et les étendit vers lui. Karl prit la main tout entière et fit le signe de la croix avec la main de son amie.
Jamais la ravissante créature n’avait été plus belle qu’au moment où Karl allait se séparer d’elle. À peine avait-elle dormi une heure de toute la nuit ; pendant tout le reste du temps, elle avait pleuré et prié. 
Elle était vêtue tout de blanc comme une fiancée, elle avait autour du front une petite couronne de roses blanches naturelles. Lorsque Karl entra, les dernières larmes sorties de son cœur tremblaient aux cils de ses yeux comme des gouttes de rosée aux pistils d’un lis ; ils allèrent tous deux, Karl tenant toujours la main d’Hélène, s’agenouiller à l’une des chapelles latérales où Hélène avait l’habitude de venir faire sa prière. Presque tous les ornements de cette chapelle, depuis la nappe d’autel jusqu’à la robe de la Vierge, étaient de sa main. 
C’était elle qui avait donné à la douce Madone la couronne d’or et de perles qui reposait sur sa tête. C’était elle qui avait taillé dans un de ses voiles les plus précieux la robe de dentelle dont était revêtu l’Enfant Jésus. 
— Ô Vierge ! dit-elle, tu sais que jamais je n’ai eu un secret pour toi ; tu sais que, dès le premier jour où j’ai vu mon cher Karl, je suis venue à toi, et je t’ai dit : « S’il y a péché à aimer d’un amour dévoué, puissant, éternel, une créature humaine, arrête dans mon cœur cet amour qui commence à s’emparer de lui. Il en est temps encore, peut-être. Vierge bien heureuse, va chercher au fond de mon cœur, pour l’éteindre, cette passion, si elle n’était pas selon Dieu. » Et alors, n’ayant plus rien à te dire, j’ai prié tout bas, ou plutôt je suis restée devant toi à remuer les lèvres sans parler. Mais tu savais bien, malgré mon silence, et peut-être à cause de mon silence, que c’était à lui, à lui seul que je pensais. Maintenant, il est trop tard, tu voudrais essayer d’enlever de mon cœur cet amour, que, malgré ta toute-puissance, ô Vierge ! tu n’y parviendrais probablement pas. De cet amour je dois vivre, ou par cet amour je dois mourir. 
Elle laissa tomber sa tête sur ses genoux en élevant ses deux mains vers la Vierge. Karl la regarda un instant en silence, et, comme ses deux mains s’abaissaient lentement, il les lui prit toutes deux dans l’une des siennes. Puis, s’adressant à son tour à la Madone : 
— Vierge, dit-il, pardonne-moi si mes souvenirs de jeunesse m’ont fait défaut, pardonne-moi si je ne suis pas venu comme cette sainte enfant t’ouvrir mon cœur et te dire : « Guide-moi, conseille-moi, conduis-moi. » Notre siècle, par malheur, n’est pas un siècle de foi ; comme les autres, sans avoir l’intention impie de m’éloigner de ton autel, j’ai passé à côté et pris un autre chemin ; mais ce chemin m’a toujours conduit à toi, puisqu’il m’a conduit à l’amour et que ton cœur est tout amour. Maintenant, nous voici deux devant toi, venus par des routes différentes. Cette belle et douce vierge que voilà n’a laissé sur la sienne que des fleurs effeuillées, tandis que la mienne est tachée par bien des fautes, bien des désirs qui s’éloignaient des chastes vœux que je forme aujourd’hui ; mais, tel que je suis, bon ou mauvais, je reviens, criant à toi : « Grâce ! » à elle : « Amour ! » Puis, s’adressant à la jeune fille : 
— Nous allons nous quitter, Hélène ; quelle promesse voulezvous que je vous fasse ? et dans quels termes voulez-vous qu’elle soit faite ? 
— Karl, dit Hélène, répétez-moi devant la Madone bien-aimée qui a veillé sur mon enfance et sur ma jeunesse, répétez-moi que vous m’aimerez toujours, que vous n’aurez jamais d’autre femme que moi. Karl étendit vivement la main. 
— Ah ! oui, dit-il, et de grand cœur ! car je t’ai aimée, je t’aime et t’aimerai toujours. Oui, tu seras ma femme en ce monde et dans l’autre, ici-bas et là-haut ! 
— Merci ! reprit Hélène ; je t’ai donné mon cœur, et, avec mon cœur, je t’ai donné ma vie. Tu es l’arbre et je suis la liane, tu es la tige et je suis le lierre qui t’enveloppe de ses nœuds. Au moment où je t’ai vu, j’ai dit, comme Juliette : Je serai à toi ou à la tombe ! 
— Hélène ! s’écria le jeune homme, pourquoi mêler un mot si sombre à une si douce promesse ? 
Mais elle, sans l’écouter, et continuant seulement sa pensée : 
— Je ne te demande aucun autre serment que celui que tu viens de faire, Karl ; il est la répétition du mien ; garde le tien tel qu’il est ; mais, après que je t’ai dit que je t’aimerai toujours, que je n’aimerai que toi, que je ne serai jamais à un autre qu’à toi, laisse-moi ajouter : Et si tu meurs, je mourrai avec toi ! 
— Hélène, mon amour, que dis-tu là ? fit vivement le jeune officier. 
— Je dis, mon Karl, que, depuis que je t’ai vu mon cœur a quitté ma poitrine pour passer en toi ; tu es devenu tellement celui par lequel je pense, celui par lequel j’existe, que, s’il t’arrivait malheur, je n’aurais pas même la peine de me tuer, je n’aurais que celle de me laisser mourir. Je n’entends rien à toutes ces querelles des rois qui me semblent impies parce qu’elles font couler le sang des hommes et les pleurs des femmes. Je sais seulement ceci, que peu m’importe qui sera le victorieux de François-Joseph ou de Guillaume Ier. Je vis si tu vis, je meurs si tu meurs. Je voudrais qu’il en fût autrement que ma volonté n’y ferait rien. 
— Hélène, tu veux donc me rendre fou, que tu me dis de pareilles choses ?... 
— Non, je veux seulement que tu saches, toi absent, ce qu’il adviendra de moi, et que, si loin de moi, tu étais frappé d’un coup mortel, au lieu de dire : « Je ne la verrai plus ! » tu dises simplement : « Je vais la revoir ! » Et je dis cela aussi simplement et aussi sincèrement que je dépose cette couronne aux pieds de ma Vierge bien-aimée. Et elle prit sa couronne de roses blanches qu’elle déposa en effet aux pieds de la Vierge. 
— Et maintenant, acheva-t-elle, mon serment est fait, je t’ai dit ce que j’avais à te dire. Rester ici plus longtemps, parler plus longtemps d’amour serait un sacrilége. Viens, Karl ; tu pars ce soir à deux heures, tu es autorisé par ma sœur, par ma mère et par Frédéric à ne pas me quitter d’ici là. Tous deux se levèrent, échangèrent une fois encore l’eau bénite et sortirent.
La jeune fille, au sortir de l’église, donna le bras à Karl ; car, à partir de ce moment, elle se regardait comme sa femme. Seulement, par le même sentiment de respect qui lui avait fait quitter son kolbach en entrant à l’église, il le conserva à la main pendant tout le trajet qui séparait Notre-Dame de la Croix de la maison habitée par Hélène. 
La journée s’écoula en épanchements intimes. Le jour où il avait demandé à Hélène quelles étaient ses couleurs et où elle avait répondu : « Le vert, » il avait pris une résolution. Cette résolution, il l’expliqua à Hélène. Voici ce qu’il allait faire : 
Il allait demander un congé de huit jours à son colonel ; à coup sûr, les hostilités n’éclateraient pas avant huit jours.
Il lui fallait vingt heures à peine pour arriver dans ses montagnes, dont il était le roi. Là, outre les vingt-deux gardes qui étaient à son service, il réunissait soixante-dix-huit hommes choisis parmi les meilleurs chasseurs styriens. Il les habillait de l’uniforme qu’il portait lui-même dans ses chasses, il les armait des meilleures carabines qu’il pouvait trouver, puis il donnait sa démission de capitaine de chasseurs de Lichtenstein, et demandait à l’empereur de le nommer capitaine de sa compagnie franche. Admirable tireur lui-même, à la tête de cent hommes renommés pour leur adresse, il pouvait alors arriver à des résultats qu’enclavé dans un régiment aux ordres d’un colonel il n’aurait jamais la possibilité d’atteindre. 
Puis il y avait un autre avantage à cette combinaison. Chef d’un corps franc, Karl avait la liberté de ses mouvements. Cette guerre de partisan ne l’attachait point à tel ou tel corps. Il combattait comme il l’entendait, pour son compte, faisant le plus de mal possible à l’ennemi, ne rendant compte qu’à l’empereur, ne relevant que de lui. 
De cette façon, il ne s’éloignait pas de la seule ville qui existât pour lui en ce monde, parce que dans cette ville existait Hélène.
Le cœur n’est pas où il bat, mais où il aime. 
D’après le plan de campagne des Prussiens, qui devait être d’envelopper l’Allemagne comme dans un demi-cercle, et pousser rois, grands-ducs, princes, peuples les uns sur les autres en marchant de l’ouest à l’est, on se battrait certainement dans la Hesse, dans le duché de Bade et en Bavière, tous endroits rapprochés. 
C’est là que Karl se battrait ; puis enfin, avec de bons espions, il saurait toujours où se trouvait son beau-frère, et ne s’exposerait point à le rencontrer. 
Au milieu de tous ces projets, avec lesquels, par malheur, on ne pouvait faire pactiser le hasard, l’heure continuait de marcher toujours. 
La pendule sonna deux heures. 
À deux heures, officiers et soldats autrichiens devaient être réunis dans la cour de la caserne des Carmélites. Karl embrassa la baronne et son enfant couché près d’elle, dans un petit lit ; puis il alla, avec Hélène, mettre un genou en terre devant la grand’mère et lui demander sa bénédiction. 
L’adorable femme pleurait en les voyant si tristes ; elle posa chacune de ses mains sur leurs têtes, puis elle voulut les bénir avec la parole, mais la voix lui manqua. Tous deux se relevèrent, se tenant debout et silencieux devant elle ; des larmes muettes coulaient sur leurs visages. Elle eut pitié d’eux. 
— Hélène, dit-elle, j’ai embrassé votre grand-père en lui disant adieu, je ne vois pas de mal à ce que vous accordiez la même faveur au pauvre Karl. 
Les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, et la grand’mère, sous prétexte d’essuyer une larme, se détourna pour ne pas espionner leur dernier baiser. 
Hélène avait cherché longtemps un moyen de revoir Karl une dernière fois, lorsqu’il aurait quitté la maison où il lui était permis de lui dire adieu. 
Elle n’avait pas trouvé ce moyen, quand tout à coup elle se souvint que les fenêtres du parrain de sa sœur donnaient sur la gare. 
Elle supplia alors sa bonne grand’mère de venir avec elle demander à son vieil ami une place à sa fenêtre. Les femmes qui sont restées belles en vieillissant ont en général conservé un cœur jeune : la bonne grand’mère y consentit. 
Ce ne fut donc qu’un adieu de la bouche que s’adressèrent les deux jeunes gens ; il leur restait un dernier adieu à se dire des yeux et du cœur. 
Hans reçut l’ordre de mettre sans tarder les chevaux à la voiture ; tandis que Karl se rendrait à la caserne des Carmélites, Hélène aurait le temps, de son côté, de se rendre chez le bourgmestre Fellner. Hélène fit signe à Hans de se presser. Celui-ci lui fit comprendre par un geste de tête que cette recommandation était inutile. 
Hélène jeta un dernier regard sur Karl ; il était charmant dans son uniforme bleu à tresses d’or et son pantalon collant qui dessinait une jambe élégamment et vigoureusement moulée. 
Son kolbach en astrakan surmonté de la plume d’aigle qui le forçait de se baisser à cause de sa grande taille, même lorsqu’il passait sous des portes assez hautes, lui allait à merveille. Jamais il n’avait paru si beau à Hélène qu’au moment où il allait la quitter. 
Elle descendit appuyée à son bras, pour ne le quitter qu’au seuil de la porte, c’est-à-dire le plus tard possible. Au seuil de la porte, un dernier baiser scella leur séparation et garantit leurs serments. 
Un hussard attendait son capitaine à la porte avec son cheval de main ; Karl salua Hélène une fois encore avec la main, puis il partit au galop, faisant jaillir les étincelles sous les pieds de son cheval : il était en retard de plus d’un quart d’heure. 
Derrière lui, Hans arrivait avec la voiture ; en un clin d’œil, on fut chez M. Fellner.
Hélène fut obligée de descendre de voiture, tant la foule était grande ; elle arriva enfin à la maison de M. Fellner, qui, sans être officiellement averti des dispositions de sa jeune amie, avait cru remarquer que le capitaine Freyberg ne lui était point indifférent. Ses deux filles et sa femme reçurent Hélène et la grand’mère au seuil de l’appartement du premier. C’était une famille charmante, vivant en communauté avec la sœur et le beau-frère de M. Fellner, qui n’avaient point d’enfants.
Dès le détour de la rue, Hélène avait reconnu Karl, et Karl de son côté avait répondu aux agitations de son mouchoir avec les saluts de son sabre. Au moment où il passait sous la fenêtre, elle lui jeta une scabieuse entourée de myosotis. La scabieuse voulait dire : « Tristesse et désolation. » Le myosotis (vergiss mein nicht) voulait dire : « Ne m’oublie pas ! » 
Karl reçut la fleur dans son kolbach et la mit sur son cœur. 
Jusqu’au moment où il disparut sous la gare à demi retourné sur son cheval, il ne quitta pas Hélène des yeux. 
Puis enfin il disparut. 
Hélène presque entière était penchée en dehors de la fenêtre. 
M. Fellner entoura la taille de la jeune fille de son bras et la tira en arrière dans l’intérieur de l’appartement. Voyant alors des larmes qui coulaient de ses yeux, et devinant quelle cause les faisait couler : 
— Avec l’aide de Dieu, chère enfant, dit-il, il reviendra.
 Hélène s’arracha de ses bras, et alla cacher en sanglotant sa tête dans les coussins d’un canapé.


XXI
Autrichiens et Prussiens

Desbarolles dit dans son livre sur l’Allemagne :
« Impossible de causer trois minutes avec un Autrichien sans être tenté de lui tendre la main. Impossible de causer trois minutes avec un Prussien sans être tenté de lui chercher querelle. »
Cette différence dans les deux organisations tient-elle au tempérament, à l’éducation, au degré de latitude ? Nous ne savons, mais il y a un fait, c’est qu’en traversant la frontière
d’Ostrow à Oderberg, on s’aperçoit que l’on a quitté l’Autriche et qu’on est entré en Prusse, à la manière dont les employés du chemin de fer ferment les wagons.
Ainsi, tandis qu’Hélène, dont on respectait la douleur, pleurait la tête cachée dans ses coussins, que sa bonne grand’mère quittait la fenêtre pour aller s’asseoir près d’elle et la dérober un peu aux regards, le conseiller aulique Fischer, rédacteur en chef de la Post
Zeitung, c’est-à-dire de la Gazette des Postes, écrivait sur le coin d’une table un article dans lequel il racontait avec une antipathie et une sympathie dont il n’était pas le maître, la sortie des Prussiens qu’il comparait à une fuite nocturne, et celle des Autrichiens qu’il comparait à un départ triomphal.
Les renseignements particuliers du Herr Doktor Speltz, ceux qui ne trompent pas, ceux qu’on reçoit, non pas pour aider l’opinion des autres, mais pour s’en faire une à soi, lui présentaient les troupes prussiennes comme pleines d’enthousiasme, admirablement armées, brûlant du désir d’entrer en campagne. Ses deux chefs, Frédéric-Charles de Prusse et le prince royal, étaient à la fois des hommes de commandement et des hommes d’exécution, sur la rapidité et le courage desquels on pouvait compter.
— Mais, faisait observer M. de Bernus, l’Autriche a une admirable armée qui, elle aussi, est animée du meilleur esprit ; elle a été battue à Palestro, à Magenta, à Solferino, c’est vrai,
mais par les Français, qui ont aussi lestement battu les Prussiens à Iéna.
— Mon cher de Bernus, répondait Speltz, il y a loin des Prussiens d’Iéna à ceux d’aujourd’hui : l’état misérable dans lequel les avait réduits l’empereur Napoléon, en ne leur permettant,
pendant six ans, que de mettre quarante mille hommes sous les armes, a été la cause providentielle de leur force ; de cette armée réduite, les officiers et les administrateurs ont pu soigner les moindres détails et les porter aussi près que possible de la perfection. De là est sortie la landwehr.
— Bon, dit de Bernus, si les Prussiens ont la landwehr, les Autrichiens ont la landsturm ; toute la population autrichienne se soulèvera.
— Oui, si les premières batailles sont chaudement disputées ; oui, s’il y a une chance en se soulevant de repousser les Prussiens. Mais les trois quarts de l’armée sont armés de fusils à
aiguille qui tirent huit et dix coups à la minute. Le temps n’est plus, comme le disait le maréchal de Saxe, où le fusil n’était que le manche de la baïonnette ; et pour qui disait-il cela ? pour les Français ! nation fougueuse, nation guerrière, et non pas méthodique et militaire comme les Autrichiens. Vous le savez, mon Dieu, la victoire est une chose toute morale : inspirer à l’ennemi une crainte que l’on n’éprouve pas, voilà tout le secret. La plupart du
temps, quand deux régiments se chargent, l’un des deux tourne le dos avant d’en être venu aux mains avec son adversaire. Si les nouveaux fusils, dont les Prussiens sont armés, font leur effet, j’ai bien peur que la terreur ne soit si grande en Autriche que la landsturm, créée de Koenigsgrætz à Trieste et de Salzbourg à Pesth, ne fasse pas lever un homme. 
— Pesth !... mon cher ami, tenez, vous venez de nommer la vraie pierre d’achoppement ; si les Hongrois étaient avec nous, mon espérance serait une conviction. Les Hongrois, c’est le nerf de l’armée autrichienne, et l’on peut dire d’eux ce que les anciens Romains disaient des Marses : « Que faire contre les Marses ou sans les Marses ? » Mais les Hongrois ne marcheront pas qu’ils ne tiennent leur gouvernement séparé, qu’ils n’aient leur constitution,

leurs trois ministères, et ils ont raison au bout du compte. Voilà cent cinquante ans qu’on leur promet cette constitution, qu’on la leur donne, qu’on la leur retire. À la fin, ils se fâchent ; mais l’empereur n’a qu’un mot à dire, qu’une signature à donner, c’est une nation à cheval que la Hongrie. Que le Szózat se fasse entendre, et, en trois jours, on aura cent mille hommes sous les
armes.
— Qu’est-ce que le Szózat ? demanda un gros homme, qui tenait à lui seul une fenêtre, et représentait, par l’épanouissement de son visage, le commerce dans sa plus grande prospérité.
— Le Szózat, dit le journaliste Fischer tout en écrivant son article, c’est la Marseillaise hongroise du poëte Vörösmarty.
— Que diable faites-vous donc là, Fellner ? ajouta-t-il en relevant ses lunettes sur son front et en regardant le bourgmestre, qui jouait avec ses deux plus jeunes enfants.
— Je fais une chose bien plus importante que votre article, monsieur le conseiller d’État. Je construis, avec des maisons que j’ai fait venir de Nuremberg dans une boîte, un village dont M. Édouard sera baron.
— Qu’est-ce que c’est que cela, baron ? demanda l’enfant.
— La question est difficile. C’est beaucoup et ce n’est rien. C’est beaucoup si l’on s’appelle Montmorency. Ce n’est rien si l’on s’appelle Rothschild.
Et il se remit le plus sérieusement du monde à son village.
— On dit, continua M. de Bernus s’adressant au docteur Speltz, et en reprenant la conversation où tous deux l’avaient laissée lors de l’interruption d’Hermann Mumm (celui qui avait demandé sur le Szózat), que l’empereur d’Autriche a nommé général en chef avec tout pouvoir le général Benedeck.
— Sa nomination a été discutée au conseil et signée hier.
— Le connaissez-vous ?
— Oui.

— C’est un bon choix, il me semble.
— Dieu le veuille !
— Benedeck est l’enfant de ses oeuvres, il a conquis tous ses grades l’épée à la main. L’armée l’aimera mieux qu’un archiduc venu au monde feld-maréchal.
— Vous allez vous moquer de moi, de Bernus, et trouver que je vous parle en mauvais républicain. Eh bien, j’aimerais mieux un archiduc que ce fils de ses oeuvres, comme vous l’appelez. Oui, si tous nos officiers étaient les fils de leurs oeuvres, cela irait à merveille, parce que, si tous ne savaient point commander, au moins tous sauraient obéir ; mais point ! nos officiers sont des nobles arrivés là par position, par faveur. Ils ne voudront point obéir ou obéiront à contre-coeur à un homme de rien. En outre,
vous le savez, j’ai le malheur d’être fataliste et de croire à l’influence des planètes. Eh bien, le général Benedeck est saturnien.
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire qu’il est né sous la planète de Saturne ; que Saturne, avec son incompréhensible anneau et ses sept lunes d’or, est, parmi les planètes, une espèce de spectre. C’est, en mythologie, le roi déchu du ciel. Benedeck tombera du haut de sa
gloire ; c’est Cronos, le Temps qui dévore ses enfants : il dévorera l’armée dans une défaite.
» Saturne ! c’est la fatalité.
» De même qu’en alchimie, on désigne le plus vil des métaux, le plomb, par le nom de Saturne, de même, en kabbale, on désigne l’homme funeste par le mot saturnien.
» Henri II était saturnien, Louis XIII était saturnien. Les hommes auxquels il arrive de grandes catastrophes, sans causes logiques apparentes, sont saturniens. Je voudrais me tromper ; mais, en ma qualité de chef de police, j’ai vu qu’en général les hommes qui causaient de grands malheurs étaient nés sous l’influence de 
Saturne et de Mercure. Puisse l’Autriche échapper à l’influence fatale de Benedeck ! Il aura de la patience contre un échec, de la résolution contre deux, peut-être ; mais, au troisième, il perdra complétement la tête et ne sera plus bon à rien.
» D’ailleurs, voyez-vous, il ne peut pas y avoir deux puissances égales en Allemagne. L’Allemagne, avec la Prusse au nord et l’Autriche au midi, a deux têtes comme l’aigle impériale. Or, qui a deux têtes n’en a pas une. L’année dernière, j’étais à Vienne, le
1er janvier. Tous les 1er janvier, on met un drapeau neuf sur la forteresse. À six heures du matin, le drapeau de 1866 a été placé ; un instant après, arrivait à point nommé du nord une tempête furieuse et comme j’en ai rarement vu. En quelques secondes, le drapeau fut déchiré et sa déchirure coupa les deux têtes de l’aigle. C’est la perte de la suprématie autrichienne en Italie et en Allemagne.
— Diable ! murmura M. de Bernus, savez-vous que ce n’est pas gai, ce que vous nous dites là ? Ceux que je plains, au reste, ce n’est pas l’empereur d’Autriche, que la France, ayant besoin
d’une contre-poids en Allemagne, ne laissera jamais détrôner. Ce sont les pauvres petits princes comme le roi de Hanovre, comme le roi de Saxe, qui vont être dévorés d’un seul coup.
— Fataliste ! s’écria Fischer, qui avait terminé son article, en aurez-vous bientôt fini avec vos planètes, votre Saturne, votre Mercure ?
Speltz haussa les épaules.
— Tout homme est plus ou moins fataliste. Ne l’êtes-vous pas vous-même, vous ?
— Ma foi, non ! Et heureusement ! Si je l’étais, j’aurais grand’ peur en ce moment.
— Pourquoi cela ? demanda M. de Bernus.
— Savez-vous ce que m’a prédit ce jeune Français, avec lequel vous vous entendiez si bien, Speltz, à l’endroit des sciences occultes ? un garçon charmant à ses prédictions près, que vous receviez chez vous, Fellner ; comment diable l’appeliez-vous ?
— Bénédict Turpin, dit Herr Fellner avec un léger tremblement dans la voix. 
Et, en effet, comme le disait M. Fellner, une impression profonde s’était communiquée de sa femme à ses filles, de ses filles à l’assemblée. Seul, M. le baron Édouard, dont il avait cessé de s’occuper, s’était endormi, tout en cherchant dans quel endroit de son village il mettrait son clocher.
M. Fellner sonna trois coups ; et une belle paysanne du duché de Bade, reconnaissant le signal convenu pour l’appeler, entra et prit l’enfant.
Elle allait l’emporter tout endormi entre ses bras, lorsque M. Fellner, dans le but de changer le cours des idées, fit un signe à la société.
— Attendez, dit-il.
Et, posant la main sur l’épaule de la nourrice :
— Linda, chante-nous la chanson avec laquelle les mères du duché de Bade endorment leurs enfants.
Puis, à ceux qui l’écoutaient :
— Messieurs, dit-il, écoutez cette chanson que l’on chante encore tout bas dans tout le duché de Bade. Peut-être, dans quelques jours, l’heure sera-t-elle venue de la chanter tout haut. C’est un souvenir de sa mère. Ainsi chantait la pauvre femme au berceau du jeune frère de celle-ci. Leur père avait été fusillé en 1848 par les Prussiens. – Allons, Linda, chante comme ta mère chantait.
Linda prit l’enfant dans ses bras, posa son pied sur une chaise, de manière à le presser sur sa poitrine et à le couvrir de son corps. Puis, l’oeil inquiet, d’une voix basse et tremblante, elle chanta :


Dors sans bruit, dors, mon enfant, dors ;
Le Prussien passe là dehors.

Le Prussien a tué ton père,
Il a pris l’argent de ta mère.
Qui ne dort pas silencieux,
Le Prussien lui ferme les yeux.

Dors sans bruit, dors, mon enfant, dors ;
Le Prussien passe là dehors.

Le Prussien a la main sanglante :
Il l’étend sur Bade expirante.
Nous devons être muets, tous,
Comme en sa tombe est mon époux !

Dors sans bruit, dors, mon enfant, dors ;
Le Prussien passe là dehors.

À Darmstadt, il joue une danse
Dont la mort marque la cadence.
Cette danse rend, grâce au plomb,
Libres ceux qui la danseront.

Dors sans bruit, dors, mon enfant, dors ;
Le Prussien passe là dehors.

Dieu sait combien de jours encore
Nous devons attendre l’aurore,
Dont la merveilleuse clarté
Réveillera la liberté !

Dors sans bruit, dors, mon enfant, dors ;
Le Prussien passe là dehors.

Mais, quand sonnera l’heure sainte,
Quelque étroite que soit l’enceinte,
Autour de ton père endormi
Dormira plus d’un ennemi.

Crie alors, enfant ! crie alors :
Le Prussien est couché dehors !

La nourrice avait dit ce chant sinistre avec une telle expression, qu’un frisson passa dans le coeur de ceux qui l’écoutaient et que nul n’eut l’idée de l’applaudir.
Elle sortit avec l’enfant au milieu du plus profond silence.
Seule, Hélène murmura à l’oreille de sa grand’mère : 
— Hélas ! hélas ! les Prussiens, c’est Frédéric ! les Autrichiens, c’est Karl !

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Le 12 juillet, on signala un nouveau corps de troupes. C’était le 8e corps de l’armée fédérale, sous les ordres du prince Alexandre de Hesse, composé de Wertembergeois, de Badois, de Hessois et d’une brigade autrichienne commandée par le comte de Monte-Nuovo. 
À peine entré, le comte de Monte-Nuovo s’informa où était la maison Chandroz et se fit donner un billet de logement pour madame veuve de Beling, qui l’habitait. 
Le comte de Monte-Nuovo, sous lequel se voile le nom plus célèbre de Newperg, est le fils de Marie-Louise. C’était un beau, grand, élégant général de quarante-huit à cinquante ans, qui se présenta à madame de Beling avec toute la grâce et la courtoisie autrichiennes, et qui, en saluant Hélène, laissa glisser entre ses lèvres le nom de Karl de Freyberg. 
Hélène tressaillit. 
Emma avait prétexté, elle, femme de Prussien, ses couches récentes pour garder la chambre et ne point faire les honneurs de le lendemain. 
Cette absence donna toute facilité au comte de Monte-Nuovo de rester seul avec Hélène. 
Hélène, inutile de le dire, après le mot prononcé par le comte, attendait ce moment avec impatience. 
— Monsieur le comte, dit-elle, aussitôt qu’ils furent seuls, vous avez prononcé un nom. 
— Celui d’un homme qui vous adore, mademoiselle. 
— Le nom de mon fiancé, dit Hélène en se levant. 
Le comte de Monte-Nuovo salua et lui fit signe de se rasseoir. 
— Je le sais, mademoiselle, lui dit-il ; le comte Karl est mon ami, et il m’a chargé, en vous remettant cette lettre, de vous donner de vive voix de ses nouvelles. 
Hélène prit la lettre. 
— Merci, monsieur, dit-elle. 
Et, désireuse de la lire : 
— Vous permettez, n’est-ce pas ? 
— Comment donc ! fit le comte en saluant. 
Et il fit semblant de regarder un portrait de M. de Beling en grand uniforme. C’étaient des serments d’amour et des protestations de tendresse comme s’en écrivent les amants. Vieilles phrases toujours nouvelles ; fleurs cueillies le jour de la création, et, après six mille ans, aussi parfumées que le premier jour. 
La lettre terminée, comme le comte de Monte-Nuovo regardait toujours directement le portrait : 
— Monsieur le comte, lui dit Hélène à voix basse. 
— Mademoiselle ? répliqua le comte en se rapprochant d’elle. 
— Karl me laisse espérer que vous voudrez bien me donner sur lui quelques détails de vive voix, et il ajoute : « Avant d’en venir aux mains avec les Prussiens, il aura, ou plutôt nous aurons peut-être le bonheur de nous revoir. » 
— C’est possible, mademoiselle, surtout si nous n’avons affaire aux Prussiens que dans trois ou quatre jours. 
— Où l’avez-vous quitté ? 
— À Vienne, où il organisait son corps franc. Nous avons pris rendez-vous ici, mon ami Karl de Freyberg m’ayant fait l’honneur de désirer servir sous mes ordres. 
— Il me dit qu’il a pour lieutenant un Français de ma connaissance. Savez-vous, monsieur le comte, de qui il veut parler ? 
— Oui ; il a rencontré chez le roi de Hanovre, auquel il a voulu présenter ses hommages, un jeune Français nommé Bénédict Turpin. 
— Ah ! oui, dit Hélène en riant, celui que mon beau-frère voulait me faire épouser par reconnaissance du coup de sabre qu’il en avait reçu. 
— Mademoiselle, dit le comte de Monte-Nuovo, ceci est une énigme pour moi. 
— Et un peu pour moi aussi, dit Hélène ; je vais tâcher cependant de vous l’expliquer. 
Et elle raconta ce qu’elle savait du duel de Frédéric avec Bénédict. 
Elle achevait à peine lorsque l’on sonna et frappa à la porte tout à la fois. 
Hans alla ouvrir. Alors, à travers les portes, une voix la fit tressaillir. 
Cette voix demandait madame de Beling. 
— Qu’avez-vous, mademoiselle ? demanda le comte de Monte-Nuovo. Vous pâlissez ! 
— C’est que, répondit Hélène, j’avais cru reconnaître cette voix. 
En même temps, la porte s’ouvrit. 
Hans parut. 
— Mademoiselle, dit-il, c’est M. le comte Karl de Freyberg. 
— Ah ! s’écria Hélène, je l’avais bien reconnu ! Où est-il ? que fait-il ? 
— Il est en bas, dans la salle à manger, où il demande à madame de Beling la permission de vous présenter ses hommages.
— Reconnaissez-vous là le gentilhomme ?... dit le comte de Monte-Nuovo. Un autre n’eût pas même demandé des nouvelles de votre grand’mère et serait accouru à vous. — Et je lui eusse pardonné. Puis, à haute voix : 
— Karl, cher Karl ! dit-elle, par ici ! Karl entra et se jeta dans les bras d’Hélène, qu’il pressa contre son cœur. 
Puis, regardant autour de lui, il aperçut le comte de MonteNuovo, auquel il tendit la main. 
— Excusez-moi, comte, lui dit-il, de ne vous avoir pas vu tout d’abord. Mais vous comprendrez facilement que je n’aie eu d’yeux que pour elle. Est-ce qu’Hélène n’est pas aussi belle que je vous le disais, comte ? 
— Plus belle, répondit-elle. 
— Oh ! chère, chère Hélène, s’écria Karl en tombant à genoux et en lui baisant les mains. 
Le comte de Monte-Nuovo se mit à rire. 
— Mon cher Karl, lui dit-il, je suis arrivé depuis une heure ; j’ai demandé mon logement chez madame de Beling, afin de pouvoir m’acquitter de ma commission. Elle était achevée quand vous avez sonné. Je n’ai donc plus rien à faire ici. Si j’avais oublié quelque chose, vous voilà et vous y suppléeriez. – Mademoiselle, aurai-je l’honneur de vous baiser la main ? 
Hélène tendit la main en regardant Karl, comme pour lui demander une permission, que Karl accorda d’un signe de tête. Le comte baisa la main d’Hélène, serra celle de son ami et sortit. 
Les deux amants respirèrent à pleine poitrine. La fortune leur accordait, au milieu de tous les bouleversements politiques qui s’accomplissaient, un de ces rares moments comme elle en accorde à ses privilégiés. 
Les nouvelles qui venaient du Nord n’étaient que trop vraies. Mais tout espoir n’était point perdu à Vienne. L’empereur d'Habsbourg, la famille impériale, le trésor de l’État, allaient se retirer à Pest, et l’on s’apprêtait à faire une résistance désespérée. 
D’un autre côté, la cession de la Vénétie à l’Italie donnait la liberté à 160,000 hommes qui allaient renforcer l’armée du Nord. Il s’agissait seulement de remonter par une victoire le moral de l’armée, et l’on espérait que cette victoire, le comte Alexandre de Hesse allait la remporter. 
La bataille se livrerait, selon toute probabilité, aux environs. Voilà pourquoi Karl avait choisi pour y servir l’armée du prince de Hesse et la brigade du comte de Monte-Nuovo. 
Celui-là du moins, il était sûr qu’il se battrait. Petit-cousin de l’empereur François-Joseph, brave et courageux, il avait tout intérêt à risquer sa vie pour le triomphe de la maison d’Autriche, à laquelle il appartenait.
Hélène dévorait Karl des yeux. Son costume était celui qu’elle lui avait vu chaque fois qu’elle l’avait rencontré allant à la chasse, ou revenant de la chasse ; cependant, sans que l’on pût préciser quoi, il avait quelque chose de plus guerrier, son front quelque chose de plus sévère. On sentait qu’il avait la conscience d’un danger prochain, et que, tout en l’abordant en homme, il l’aborderait en homme qui tient à la vie et qui au-dessus de sa vie ne met que son honneur. 
Pendant ce temps, la petite troupe de Karl, commandée en second par Bénédict, bivaquait à cent pas de la gare du chemin de fer, juste au-dessous des fenêtres du bourgmestre Fellner. Non pas qu’elle eût quelque chose à réclamer de l’autorité. Karl avait vendu une de ses terres, et chacun de ses hommes recevait chaque jour un demi-florin, à la charge de se nourrir. Chaque homme était armé d’une bonne carabine Lefaucheux à canon rayé, pouvant, comme les fusils à aiguille, tirer huit ou dix coups à la minute. Chaque homme, enfin, portait sur lui cent cartouches, et, par conséquent, les cent hommes avaient dix mille coups à tirer. 
Les deux chefs portaient des carabines à deux coups.
Les soldats, trinquant ensemble, insoucieux du lendemain, ne pensaient qu’à la mort, et la mort pour le soldat n’est que la vivandière vêtue de noir qui lui verse son dernier verre d’eau-de-vie à la fin de la dernière journée. 
Le soldat craint seulement de perdre la vie, car, en perdant la vie, il perd tout avec elle et d’un seul coup. 
Quant à Karl et à Hélène, ils ne pensaient guère qu’à être heureux ; pour eux, le moment présent était tout ; ils voulaient oublier : et, non pas à force de volonté, mais à force d’amour, ils oubliaient.
Mais, au moment où ils passaient du salon à la salle à manger, le double bruit du tambour et de la trompette se fit entendre ; la trompette sonnait le boute-selle, le tambour battait la générale. 
Madame Fellner attendait avec impatience ; mais son mari lui fit signe en souriant de prendre patience. Pour le moment, une préoccupation plus vive et surtout plus générale était donnée par le bruit des instruments. 
— Voilà qui me dit, madame, fit Bénédict en étendant son bras vers la rue, que je n’ai plus que le temps de boire à la santé de votre mari et à la longue durée de l’heureuse vie que vous lui faites, vous et votre belle famille. 
Le toast fut répété par tout le monde et même par Lenhart, qui, de cette façon, but deux fois, comme il l’avait dit, à la santé du bourgmestre. 
Après quoi, serrant la main de M. Fellner, de son beau-frère et du journaliste, et baisant celle de madame Fellner, Bénédict s’élança dans les escaliers et sortit en criant : 
— Aux armes ! 
Le même bruit guerrier avait surpris Karl et Hélène à la fin du dîner. Karl avait senti un coup terrible au cœur. Hélène avait pâli, quoiqu’elle ne connût la signification ni du roulement des tambours, ni de la sonnerie des trompettes. Hélène leur avait trouvé une signification sinistre.
Puis, au coup d’œil échangé entre M. de Monte-Nuovo et Karl, elle avait compris que le moment était venu de se séparer. 
Le comte avait eu pitié des deux jeunes amants, et, pour les laisser un instant se faire les derniers adieux, il avait pris congé de madame de Beling, et avait dit à son jeune ami : 
— Karl, vous avez un quart d’heure. Karl avait jeté un regard rapide sur la pendule. Il était quatre heures et demie. 
— Merci, mon général, avait répondu Karl. Je serai à mon poste à l’heure dite. 
Madame de Beling avait été reconduire le comte de Monte Nuovo, et les jeunes gens, pour être seuls, s’étaient élancés dans le jardin, où un épais berceau de vigne pouvait abriter leurs adieux. 
Autant vaudrait essayer de noter le chant mélancolique du rossignol, qui éclatait à quelques pas d’eux, que d’essayer de redire ce dialogue entrecoupé de soupirs et de larmes, de serments, de sanglots, de promesses d’amour, d’élans passionnés, de cris de tendresse. Que s’étaient-ils dit au bout d’un quart d’heure ? 
Rien et tout. 
Il fallut se quitter. 
Comme la première fois, le cheval de Karl l’attendait à la porte. 
Il s’y traîna, emmenant avec lui Hélène entrelacée à son bras. Puis, là, il couvrit son visage d’une pluie de baisers. 
La porte était ouverte. Les deux Styriens lui faisaient signe. 
Cinq heures moins un quart sonnaient. 
Il s’élança sur son cheval, lui enfonçant les éperons dans le ventre.
Les deux Styriens bondirent à ses côtés, suivant le galop du cheval. 
Les derniers mots que Karl entendit furent ceux-ci : 
— À toi, dans ce monde ou dans l’autre ! 
Le dernier qu’il répondit, avec l’ardeur d’un amant et la foi d’un chrétien, fut : 
— Ainsi soit-il !


XXVII 

Bataille d’Aschaffenbourg 

Pendant son dîner, le prince Alexandre de Hesse avait reçu une dépêche ainsi conçue : 
« L’avant-garde prussienne apparaît à l’extrémité des défilés du Vogelsberg ! »
 Cette nouvelle étonna fort le général en chef, qui attendait les ennemis par les défilés de la forêt de Thuringen. 
Il avait, en conséquence, envoyé immédiatement une dépêche à Darmstadt pour ordonner à un détachement de 3,000 hommes de se rendre par le chemin de fer à Aschaffenbourg et de s’emparer du pont. 
Puis, de son côté, il avait immédiatement fait battre la générale et sonner le boute-selle. 
Deux bateaux à vapeur attendaient à Sachsenhausen. Une centaine de wagons pouvant contenir cinquante hommes chacun attendaient à la gare. 
Nous avons dit l’effet que produisit le double appel. Il y eut un instant de trouble : pendant un moment, chacun courant, l’un à droite, l’autre à gauche, les uniformes furent confondus, les cavaliers et les fantassins se trouvèrent mêlés ; puis, comme si une main habile avait remis chaque homme à sa place, au bout de cinq minutes, les cavaliers étaient à cheval et les fantassins avaient l’arme au pied. Tous étaient prêts à partir. 
Des fenêtres on criait : « Courage ! Victoire ! Vive l’Autriche ! Vive l’armée fédérale ! Vive le prince Alexandre de Hesse ! » 
Le fils de Marie-Louise eut, pour sa part aussi, quelques cris de « Vive le comte de Monte-Nuovo. »
Mais il faut dire que, comme ils venaient des femmes surtout, ils étaient dus plutôt à son excellente tournure et à sa belle tenue militaire qu’à sa naissance impériale. 
Les tirailleurs styriens de Karl reçurent l’ordre de prendre leurs places dans les premiers wagons. 
C’étaient eux que l’on devait jeter d’abord à la rencontre des Prussiens. 
Ils disparurent gaiement dans la gare, n’ayant d’autre musique que les deux flûteurs du comte. Puis, après eux, vint la brigade autrichienne du comte de Monte-Nuovo. 
Puis enfin l’armée fédérale composée de Hessois et de Württembergeois. 
La brigade italienne était partie par les bateaux à vapeur, protestant contre ce qu’on lui faisait faire et déclarant qu’elle ne tirerait pas un coup de fusil pour les Autrichiens ses ennemis, contre les Prussiens ses alliés. 
Le chemin de fer partit à toute vitesse, emportant hommes, fusils, canons, caissons, munitions, chevaux, ambulances. 
Une heure et demie après, on était à Aschaffenbourg. 
La nuit commençait à tomber. On n’avait pas vu les Prussiens. 
Sans doute n’avaient-ils pas voulu se hasarder dans les derniers défilés du Vogelsberg sans les faire reconnaître, de crainte qu’ils ne fussent gardés. 
Le prince Alexandre de Hesse envoya une reconnaissance sur la route. 
Elle revint vers onze heures du soir, après avoir échangé quelques coups de fusil avec les Prussiens, à deux heures d’Aschaffenbourg.
Un paysan qui avait traversé les défilés en même temps que les Prussiens raconta qu’ils étaient à peu près cinq ou six mille et qu’ils s’étaient arrêtés parce qu’ils attendaient un corps en retard, de sept ou huit mille hommes. 
On allait donc se trouver en nombre à peu près égal. 
Il s’agissait de défendre le passage du Mein et de mettre à couvert par une victoire.
Les tirailleurs styriens furent placés sur la route. 
Ils devaient se retirer après avoir fait le plus de mal possible à l’ennemi, laisser l’infanterie et la cavalerie agir à son tour, et se rallier à la tête du pont, seul moyen de retraite de l’armée fédérale, et défendre ce pont jusqu’à la dernière extrémité. 
Chacun prit pendant la nuit son poste de combat du lendemain, soupa et dormit au bivac. Une réserve de 800 hommes à peu près avait été logée dans les maisons d’Aschaffenbourg et devait défendre la ville maison à maison dans le cas où elle serait attaquée. 
La nuit se passa sans alerte. 
Le jour vint. 
À dix heures, Karl, impatient, monta à cheval, et, laissant le commandement de ses hommes à Bénédict, il mit son cheval au galop dans la direction des Prussiens. 
Ils venaient enfin de se mettre en marche. Du même temps de galop, il alla jusqu’au comte de Monte Nuovo, et revint avec deux pièces de canon que l’on mit en batterie à travers la route. 
Quatre arbres abattus firent une espèce de retranchement pour les artilleurs. 
Karl monta sur ce retranchement improvisé avec ses deux Styriens, qui, comme s’ils eussent été à une battue ordinaire, tirèrent leurs flûtes de leurs poches et se mirent à jouer leurs airs les plus doux et les plus charmants. 
Karl n’y put tenir : au bout d’un instant, il tira la sienne d’une petite poche de sa veste et envoya sur l’aile du vent ce dernier souvenir à son pays. 
Les Prussiens avançaient toujours. 
À une demi-portée de canon, la détonation des deux pièces autrichiennes vint interrompre nos trois musiciens, qui remirent leurs flûtes dans leurs poches et saisirent leurs fusils. 
Les deux volées à mitraille avaient porté en plein et avaient tué ou blessé une vingtaine d’hommes. 
Une seconde détonation se fit entendre et de nouveaux messagers de mort allèrent fouiller les rangs ennemis. 
— Ils vont essayer d’enlever les pièces en chargeant, dit Karl à Bénédict ; prenez cinquante hommes, j’en prends cinquante, glissons-nous dans les petits bois de chaque côté de la route. Nous avons le temps de tirer chacun deux coups de fusil : il nous faut cent hommes et cinquante chevaux morts. Que dix de vos hommes tirent aux chevaux, le reste aux hommes. 
Bénédict prit cinquante hommes et se glissa sur la droite de la route. 
Karl en fit autant et se glissa sur la gauche. 
Le comte ne s’était pas trompé. Un régiment de chasseurs arrivait du centre au premier rang, et l’on vit bientôt briller les lames des sabres au soleil. 
Puis on entendit le grondement de trois cents chevaux qui, pareils à un tonnerre, s’avançaient au galop. 
Alors commença de pétiller aux deux cotés de la route une fusillade à volonté qu’on eût cru un jeu si, aux deux premiers coups, le colonel et le lieutenant-colonel ne fussent tombés de leurs chevaux, et si, à chaque coup qui suivit ces deux premiers coups, un homme ou un cheval ne fût tombé. 
Bientôt la route s’encombra d’hommes et de chevaux morts. Les derniers rangs ne purent continuer leur chemin. La charge s’arrêta brisée à cent pas des deux pièces de canon, qui firent feu et achevèrent de désordonner la colonne. 
Derrière elle, les Prussiens avaient fait avancer l’artillerie et mis en batterie six pièces de canon pour faire taire les deux pièces de canon des Autrichiens. 
Mais nos tirailleurs s’étaient avancés jusqu’à trois cents pas à peu près de la batterie, et, quand les six artilleurs, avec la régularité de la manœuvre prussienne, levèrent la mèche pour faire feu, six coups de fusil partirent, trois à gauche, trois à droite de la route, et les six porte-lances tombèrent. 
Six autres prirent la mèche enflammée et tombèrent près de leurs camarades. Pendant ce temps-là, les deux pièces autrichiennes tiraient à boulets et démontaient une pièce prussienne. Les Prussiens firent ce qu’ils eussent dû commencer par faire, c’est-à-dire déloger les tirailleurs styriens. Ils lancèrent cinq cents tirailleurs prussiens avec des fusils à aiguille. 
Alors, aux deux côtés de la plaine commença une terrible fusillade, tandis que sur la route l’infanterie s’avançait par colonnes faisant un feu de bataillon sur la batterie. 
Les artilleurs attelèrent et battirent en retraite. 
Les deux pièces de canon, en se retirant, démasquèrent la brigade Newperg. 
Un petit monticule un peu en avant d’Aschaffenbourg fut alors couronné par une batterie de six pièces, dont le feu plongea sur les masses prussiennes. 
Le comte lui-même, voyant que, malgré ce feu qui leur enlevait des lignes entières, les Prussiens marchaient toujours, se mit à la tête d’un régiment de cuirassiers autrichiens et chargea. 
Le prince Alexandre donna l’ordre alors à toute l’armée badoise de le soutenir. 
Malheureusement, il plaça à son aile gauche le régiment italien qui, pour la seconde fois, lui fit dire qu’il resterait neutre, exposé aux coups des deux partis, mais qu’il ne tirerait pas.
 — Alors, dit le prince, je ferai tirer sur vous.
 — Faites tirer, répondit l’officier chargé de la protestation. Nous sommes Italiens, et, par conséquent, ennemis de l’Autriche. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de ne pas passer aux Prussiens. 
Le prince ordonna, en effet, de tirer sur eux ; l’ordre fut exécuté. 
Quelques hommes tombèrent dans leurs rangs ; mais les autres restèrent impassibles l’arme au pied, sans faire feu ni sur les Prussiens, ni sur les Autrichiens. 
Soit hasard, soit qu’ils fussent prévenus de cette neutralité, les Prussiens portèrent leur principal effort sur cette aile gauche qui, en restant immobile, permit à l’ennemi de démonter le comte de Monte-Nuovo. 
Les tirailleurs styriens avaient fait merveille. Ils avaient perdu trente hommes et en avaient tué plus de trois cents à l’ennemi. Puis ils s’étaient, selon l’ordre qui leur avait été donné, ralliés en tête du pont d’Aschaffenbourg. 
De là, Karl et Bénédict entendirent une vive fusillade à l’extrémité de la ville. 
C’était l’aile droite des Prussiens qui avait débordé l’aile gauche du prince Alexandre et qui attaquait les faubourgs de la ville. 
— Écoutez, dit Karl à Bénédict, la journée est perdue. La fatalité est sur la maison d’Autriche. Je vais me faire tuer, parce que c’est mon devoir ; mais, vous que rien ne lie à notre fortune, vous qui faites la guerre en amateur, vous qui êtes Français enfin, ce serait folie que de vous faire tuer pour une cause qui n’est pas la vôtre, qui n’est pas même celle de votre opinion. Combattez jusqu’au dernier moment ; puis, quand vous verrez que toute résistance est inutile, courez chez Hélène ; dites-lui, ou que je suis mort, si vous m’avez vu mourir, ou, si la mort n’a absolument pas voulu de moi, que je suis en retraite avec les débris de l’armée sur Darmstadt ou sur Wurtzbourg. Si je vis, je lui écrirai. Si je meurs, je mourrai en pensant à elle. Voilà le testament de mon cœur. Je vous le confie. 
Bénédict serra la main de Karl. 
— Maintenant, continua celui-ci, il me semble qu’il est du devoir d’un soldat de rendre jusqu’au dernier moment le plus de services possible ; il nous reste cent soixante et dix hommes. Je vais en prendre, j’en prends une moitié pour aller soutenir les défenseurs de la ville ; gardez l’autre moitié et restez au pont. Faites de votre mieux ici. Je ferai de mon mieux où je serai. Vous entendez la canonnade et la fusillade se rapprocher, nous n’avons pas de temps à perdre. Embrassons-nous. 
Les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Puis Karl s’élança dans les rues de la ville et disparut bientôt au milieu de la fumée qui allait se rapprochant. Bénédict gagna une petite hauteur couverte d’un bosquet, d’où il pouvait ou défendre, ou protéger le passage du pont. 
À peine y était-il, qu’il vit un nuage de poussière qui s’avançait rapidement. C’était la cavalerie badoise qui était ramenée par les cuirassiers prussiens. 
Les premiers fuyards traversèrent le pont sans difficulté ; mais bientôt le pont s’encombra d’hommes et de chevaux, et, le passage étant obstrué, force fut aux derniers rangs de se retourner contre ceux qui les poursuivaient. 
En ce moment, une décharge de Bénédict et de ses tirailleurs coucha par terre une cinquantaine d’hommes et une vingtaine de chevaux. Les cuirassiers s’arrêtèrent étonnés et le courage revint aux chasseurs badois. Une seconde décharge suivit la première, et l’on entendit cliqueter les balles sur les cuirasses comme on entend cliqueter la grêle sur un toit. 
Une trentaine d’hommes et autant de chevaux tombèrent. 
Le désordre se mit parmi les cuirassiers. Les chasseurs profitèrent de ce moment pour se retourner et charger. 
Mais, en se retirant, les cuirassiers trouvèrent un carré rompu par les lanciers et qui fuyait devant eux. Le carré se trouva entre la pique des lanciers et le sabre des cuirassiers. 
Bénédict les vit arriver pêle-mêle avec les lanciers et les cuirassiers.
— Aux officiers ! cria Bénédict. 
Et lui-même choisit un capitaine de cuirassiers et fit feu. 
Le capitaine tomba. 
Les autres avaient choisi des officiers, eux aussi ; mais ils avaient trouvé plus commode de choisir les officiers de lanciers. La mort avait plus de surface. 
Presque tous les officiers tombèrent, et l’on vit leurs chevaux sans cavaliers rejoindre en bondissant l’escadron. 
On continuait de s’entasser sur le pont. 
Tout à coup le gros de l’armée fédérale arriva presque pêle-mêle avec l’ennemi. 
En même temps, par la rue de la ville en feu, battait en retraite avec sa tranquillité ordinaire Karl. Il tuait un homme à chaque coup qu’il tirait. Il était nu-tête. Une balle lui avait enlevé le chapeau styrien. 
Un peu de sang coulait le long de sa joue. 
Les deux jeunes gens se firent des signes d’amitié. Fringant, reconnaissant Karl qu’il tenait pour un admirable chasseur, s’élança vers lui tout joyeux de le revoir. 
En ce moment, un lourd galop fit trembler la terre. C’étaient les cuirassiers prussiens qui revenaient à la charge. On voyait, à travers la poussière de la route et la fumée de la fusillade, luire leurs cuirasses, leurs casques, et les lames de leurs sabres. Ils firent une trouée au milieu des Badois et des Hessois fugitifs, et parvinrent jusqu’au tiers du pont. 
D’un dernier coup d’œil, Bénédict vit son ami luttant avec un capitaine auquel il enfonçait la baïonnette aiguë de sa carabine à deux coups dans la gorge. Le capitaine tomba, mais pour faire place à deux cuirassiers qui attaquèrent Karl, la lame haute. 
Deux coups de carabine de Bénédict tuèrent l’un et blessèrent l’autre. Puis il vit Karl, entraîné par les fuyards, traverser le pont, malgré ses efforts pour les rallier. 
Enveloppé de tous les côtés, sa seule voie de salut était le pont. Il s’y jeta avec les soixante ou soixante-cinq hommes qui lui restaient. 
C’était un affreux pêle-mêle ; on marchait sur les morts et sur les blessés ; les cuirassiers, montés sur leurs grands chevaux, pareils à des centaures géants, poignardaient de leurs sabres droits les fugitifs. 
— Feu sur eux ! cria Bénédict. 
Ceux de ses hommes qui avaient leurs fusils chargés firent feu ; sept ou huit cuirassiers, atteints aux parties vulnérables, tombèrent ; les balles cliquetèrent sur les cuirasses des autres. 
Une nouvelle charge amena les cuirassiers au milieu des chasseurs styriens. Pressé par deux cavaliers, Bénédict tua l’un avec sa baïonnette, l’autre essaya de l’écraser avec son cheval contre le parapet du pont. Il tira son couteau de chasse et l’enfonça jusqu’à la garde dans la poitrine du cheval, qui se cabra en poussant un hennissement de douleur. 
Bénédict laissa le poignard dans la gaine vivante qu’il venait de lui creuser, passa entre ses jambes de devant, franchit le parapet du pont et s’élança tout armé dans le Mein. 
En s’élançant, il jeta un dernier regard du côté où Karl avait disparu, mais ce regard chercha inutilement son ami. 
Il pouvait être cinq heures du soir, à peu près.


XXVIII 
L’exécuteur testamentaire 

Bénédict s’était élancé dans le Mein du côté gauche du pont ; le courant le portait vers les arcades. 
En remontant à la surface de l’eau, il regarda autour de lui et aperçut à l’une des arches une barque amarrée. 
Un homme était couché dans cette barque. 
Bénédict nagea vers lui d’une main, tenant de l’autre sa carabine hors de l’eau. 
Le batelier, en le voyant venir, leva sa rame. 
— Prussien ou Autrichien ? demanda-t-il la rame levée. 
— Français, répondit Bénédict. 
Le batelier lui tendit la main. 
Bénédict, tout ruisselant, sauta dans la barque. 
— Vingt florins, lui dit-il, si nous sommes dans une heure à Dettingen. Nous avons le courant pour nous et je ramerai avec toi. 
— Cela serait facile, dit le batelier, si l’on était sûr que la parole sera tenue. 
— Tiens, dit Bénédict tout en jetant bas sa veste et son chapeau styriens, et en puisant dans sa poche, en voilà déjà dix. 
— Alors, à la besogne ! dit le batelier. 
Il saisit une rame, Bénédict l’autre : la barque, se détachant de l’arche de pierre, glissa un instant dans une demi-obscurité, et, poussée par quatre bras vigoureux, prit avec la rapidité d’une flèche le courant du fleuve. 
La lutte continuait toujours. Des hommes et des chevaux tombaient du pont dans le fleuve. On eût dit la Bataille du Thermoden de Rubens. 
Bénédict eût bien voulu s’arrêter et regarder ce spectacle ; par malheur, il n’avait pas le temps.
Aucune personne ne fit attention à cette petite barque qui filait si rapidement. En cinq minutes, les deux rameurs étaient hors de portée de fusil, et, par conséquent, hors de danger. 
En passant devant un petit bois situé tout au bord de la rivière et appelé Joli-Buisson, il crut voir, au milieu d’un groupe de Prussiens, Karl luttant en désespéré. Mais, comme, à part un galon d’or au collet de sa veste, l’uniforme de tous les Styriens était pareil, ce pouvait être un de ses chasseurs et non pas lui. 
Cependant, Bénédict avait cru voir dans la mêlée un chien qui ressemblait à Fringant, et l’on se rappelle que Fringant avait suivi Karl. Au premier détour du fleuve, on cessa d’apercevoir la bataille. Plus loin, on vit fumer l’incendie dans Aschaffenbourg. Puis enfin, à la hauteur du petit village de Lieder, tout disparut. 
La barque volait sur la rivière. On dépassa rapidement Menaschoft, Stockstadt, Kleim, Ostheim. Mais, à partir de là, les bords du Mein sont déserts jusqu’à Mainflig. 
Sur l’autre rive, presque en face, s’élève Dettingen. 
Il était six heures un quart, le batelier avait gagné ses vingt florins. Bénédict les lui donna. Avant de le quitter, Bénédict réfléchit. 
— Veux-tu gagner vingt autres florins ? lui demanda-t-il. 
— Je le crois bien ! répondit celui-ci. 
Bénédict regarda à sa montre. 
— Le train du chemin de fer ne passe qu’à sept heures un quart, nous avons plus d’une heure devant nous. 
— Sans compter qu’il aura de l’embarras à Aschaffenbourg, que cela retardera le convoi d’un autre quart d’heure, si cela ne l’arrête pas tout à fait. 
— Diable ! 
— Ça fait-il tort à mes vingt florins, ce que je vous dis là ? 
— Non, mais va d’abord à Dettingen. Tu es juste de ma taille, tu m’achèteras un habit de batelier comme le tien. Complet, tu entends. Puis tu reviendras, et nous nous entendrons sur ce qui restera à faire. Le batelier sauta hors de la barque et prit tout courant le chemin de Dettingen. Un quart d’heure après, il revenait avec le costume complet, lequel avait coûté dix florins. Bénédict lui donna la somme. 
— Et maintenant, lui demanda le batelier, que reste-t-il à faire ? 
— Veux-tu m’attendre ici trois jours avec mon uniforme, mes pistolets et ma carabine ? Je te donnerai vingt florins. 
— Oui ; mais, si, au bout de trois jours, vous n’êtes pas revenu ? 
— La carabine, les pistolets, l’uniforme seront pour toi. 
— Je resterai ici huit jours. Il faut donner le temps aux gens de faire leurs affaires. 
— Tu es un brave garçon. Comment t’appelles-tu ? 
— Fritz. 
— Eh bien, Fritz, au revoir ! 
En quelques secondes, Bénédict avait endossé la veste, passé le pantalon et couvert son chef du bonnet du marinier. 
Il avait déjà fait dix pas, lorsque, s’arrêtant tout à coup : 
— À propos, où logeras-tu à Dettingen ? demanda-t-il.
 — Un marinier est comme les escargots, il porte sa maison avec lui. Vous me trouverez dans mon bateau. 
— Jour ou nuit ? 
— Jour ou nuit. 
— Tout va bien, alors. 
Et, à son tour, Bénédict s’avança vers Dettingen. 
Fritz avait prophétisé vrai. On s’était battu sur la voie, il avait fallu la déblayer, et le chemin de fer était en retard d’une demi-heure. 
C’était, au reste, le dernier convoi qui passait ; des hussards avaient été envoyés pour lever les rails du chemin de fer, de peur que l’on n’envoyât des troupes au secours de l’armée fédérale. 
Bénédict prit une place de troisième classe, ainsi qu’il convenait à son humble costume ; le convoi pressé, comme tout porteur de mauvaise nouvelle, il s’élança en grande vitesse, et il arriva chez Hélène à neuf heures moins un quart avec un retard de dix minutes à peine.
 La gare était encombrée de curieux qui venaient demander des nouvelles. 
Bénédict passa le plus rapidement possible au milieu de cette foule, reconnut M. Fellner, lui glissa à l’oreille le mot : « Battus ! » et s’élança dans la direction de la maison Chandroz. 
Il sonna à la porte. 
Hans vint ouvrir. 
Hélène n’était point à la maison. 
Hans alla s’informer auprès d’Emma. 
Hélène était à l’église Notre-Dame de la Croix. 
Bénédict demanda le chemin de l’église, et Hans, qui se doutait que l’on apportait à Hélène des nouvelles de Karl, s’offrit à l’y conduire. 
Au bout de cinq minutes, ils étaient arrivés. 
Hans voulait retourner à la maison. Mais Bénédict le retint. Peut-être aurait-on quelque ordre à lui donner. 
Il le laissa sous le portique et entra dans l’église. Une seule chapelle était éclairée par la lueur tremblotante d’une lampe. Une femme se tenait à genoux devant l’autel, ou plutôt couchée sur les degrés de l’autel. 
Cette femme, c’était Hélène. 
Le convoi de onze heures du matin avait apporté la nouvelle que la journée ne se passerait point sans combat. À midi, accompagnée de sa femme de chambre, Hélène était montée en voiture, et, conduite par Hans, elle avait été sur la route d’Aschaffenbourg jusqu’au bois de Dornighem. Là, au milieu du silence de la campagne, elle avait écouté et entendu le bruit du canon. 
Inutile de dire que chaque coup avait un écho dans son cœur. Bientôt elle n’eut plus la force d’écouter ce bruit, qui allait toujours augmentant. Elle remonta en voiture, se fit descendre à la porte de l’église Notre-Dame de la Croix, et envoya Hans à la maison, afin de tranquilliser sa sœur et sa mère. 
Hans n’avait point osé dire où était Hélène sans l’autorisation de la baronne. 
Depuis trois heures de l’après-midi, Hélène priait. 
Au bruit que fit Bénédict en s’approchant d’Hélène, celle-ci se retourna. – Au premier abord, et sous le costume qu’il portait, elle ne reconnut point le jeune peintre auquel Frédéric avait voulu la marier, et, le prenant pour un pêcheur de Sachsenhausen : 
— Est-ce moi, mon ami, que vous cherchez ? dit-elle. 
— Oui, répondit Bénédict. 
— Alors, vous venez me donner des nouvelles de Karl ? 
— J’étais son compagnon de combat. 
— Il est mort ! s’écria Hélène en se tordant les bras avec un sanglot, et en jetant un regard de reproche désespéré à la statue de la Madone. Il est mort ! il est mort ! 
— Je ne puis pas vous dire positivement : il vit et n’est pas blessé. Mais je puis vous dire : je ne crois pas qu’il soit mort ! 
— Vous ne le croyez pas ? 
— Non, sur mon honneur, je ne le crois pas. 
— Vous a-t-il chargé d’un message pour moi en vous quittant ? 
— Oui, voici ses propres paroles... 
— Oh ! parlez ! parlez ! Et Hélène joignit les mains et s’agenouilla sur une chaise devant Bénédict, comme elle eût fait devant un messager sacré. Il est toujours sacré, le messager qui nous apporte des nouvelles de ce que nous aimons. 
— « Écoutez, m’a-t-il dit, la journée est perdue. La fatalité est sur la maison d’Autriche. Je vais me faire tuer, parce que c’est mon devoir... » 
Hélène poussa un gémissement. 
— Et moi ! et moi ! murmura-t-elle, il n’a donc pas pensé à moi ? 
— Si fait ! écoutez. Il continua : « Mais, vous que rien ne lie à notre fortune, vous qui faites la guerre en amateur ; vous qui êtes Français enfin, ce serait folie que de vous faire tuer pour une cause qui n’est pas même celle de votre opinion. Combattez jusqu’au dernier moment ; puis quand vous verrez que toute résistance est inutile, courez chez Hélène ; dites-lui, ou que je suis mort, si vous m’avez vu mourir, ou, si la mort n’a absolument pas voulu de moi, que je suis en retraite avec les débris de l’armée sur Darmstadt ou sur Würtzbourg. Si je vis, je lui écrirai. Si je meurs, je mourrai en pensant à elle. Voilà le testament de mon cœur, je vous le confie. » 
— Cher Karl ! Eh bien ?... 
— Eh bien, deux fois, nous nous sommes revus encore au milieu du combat. Sur le pont d’Aschaffenbourg, où il n’était que légèrement blessé au front ; puis, un quart d’heure plus tard, entre un petit bois nommé le Joli-Buisson et le village de Lieber. 
— Et là ? 
— Là, il était entouré d’ennemis, mais il luttait encore. 
— Mon Dieu ! 
— Alors, j’ai pensé à vous... La guerre est finie. Nous étions la dernière force vivante de l’Autriche, son unique espoir. Mort ou vivant, Karl est à vous à partir de cette heure. Voulez-vous que je retourne sur le champ de bataille ? Je le chercherai jusqu’à ce que j’en aie des nouvelles. Mort, je le rapporterai. 
Hélène laissa échapper un sanglot. 
— Blessé, je vous le ramènerai bien portant, je vous l’assure. Hélène avait saisi Bénédict par le bras, et, le regardant fixement : 
— Vous irez sur le champ de bataille ? dit-elle. 
— Oui.
— Et vous le chercherez parmi les morts ? 
— Oui, dit-il, jusqu’à ce que je le retrouve. 
— J’y vais avec vous, dit Hélène. 
— Vous ? s’écria Bénédict. 
— C’est mon devoir. Je vous reconnais maintenant. Vous êtes M. Bénédict Turpin, vous êtes le peintre français qui s’est battu avec Frédéric, et qui, pouvant le tuer, lui a laissé la vie. 
— Oui. 
— Alors, vous êtes un ami, un homme d’honneur, je puis me fier à vous, partons. 
— Est-ce décidé ? 
— C’est décidé. 
— Le voulez-vous sincèrement ? 
— Je le veux !... 
— Eh bien, alors, il n’y a pas un instant à perdre. 
— Comment allons-nous partir ? 
— Il n’y a plus de chemin de fer. 
— Hans nous conduira. 
— J’ai mieux que Hans. Il faut, dans ces circonstances-là, des chevaux pour lesquels on n’ait aucune considération. Une voiture que l’on puisse briser, un conducteur que l’on puisse forcer. J’ai mon homme. Un homme qui brisera toutes ses voitures et qui fera crever tous ses chevaux pour moi. Bénédict appela. Hans reparut. 
— Cours chez ton frère Lenhart ; qu’il soit ici dans cinq minutes avec sa meilleure voiture, ses meilleurs chevaux, du vin et du pain. En passant devant le pharmacien, il y prendra des bandes de toile, de la charpie, du sparadrap. 
— Oh ! monsieur, dit Hans, il faudrait me mettre tout cela par écrit. 
— C’est bien ! une voiture, deux chevaux, du pain, du vin, tu n’oublieras pas cela. Je me charge du reste. Va ! 
Puis, se retournant vers Hélène :
— Prévenez-vous vos parents ? lui demanda Bénédict. 
— Oh ! non, s’écria-t-elle ; on n’aurait qu’à vouloir me retenir. Je suis sous la protection de la Vierge. Celle-là les vaut toutes. 
— Alors, priez encore, je viendrai vous reprendre ici. Hélène se mit à genoux, Bénédict s’élança hors de l’église. Dix minutes après, il revint avec tous les objets nécessaires à un pansement précipité, plus quatre torches. À peine était-il de retour, que Lenhart s’arrêtait à la porte avec une voiture à deux chevaux. 
— Emmènerons-nous Hans ? demanda Hélène. 
— Non, il faut qu’on sache où vous êtes. Si nous retrouvons Karl blessé, il faut qu’une chambre l’attende, qu’un chirurgien soit prévenu ; il faut enfin que son arrivée ne cause aucun saisissement à votre sœur, à peine remise de ses couches, à votre grand’mère, dont l’âge a besoin d’être ménagé. 
— À quelle heure pouvons-nous être de retour ? 
— Je n’en sais rien ; mais qu’à partir de quatre heures du matin, on nous attende. – Vous avez entendu, Hans ? Et, si l’on craint pour votre jeune maîtresse... 
— Tu répondras, dit Lenhart, qui était entré dans l’église derrière Hans, que l’on soit tranquille, du moment que M. Bénédict Turpin est avec elle. 
— Vous l’entendez, chère Hélène ; quand vous voudrez. 
— Partons, dit Hélène, et ne perdons pas une minute. Mon Dieu ! quand je pense qu’il est peut-être là, couché par terre ou adossé à quelque arbre, à quelque buisson, perdant son sang par deux ou trois blessures et m’appelant à son secours d’une voix mourante ! 
Et, pleine d’exaltation, elle ajouta : 
— Me voilà, cher Karl ! me voilà ! Lenhart enveloppa ses deux chevaux d’un large coup de fouet, et la voiture partit avec la rapidité du vent et le bruit du tonnerre.
En moins d’une heure et demie, on fut en vue de Dettingen, qui était d’autant plus facile à voir que de loin il semblait le centre d’un vaste incendie. 
En approchant, Bénédict reconnut que c’étaient des feux de bivac. Après la victoire, les Prussiens avaient poussé leurs avant-postes jusqu’en avant de cette petite ville. 
Hélène craignait qu’on ne la laissât pas continuer son chemin ; mais Bénédict la rassura. Dans tous les pays civilisés, la pitié qu’on porte aux blessés, le respect que l’on a pour les morts, une fois le combat terminé, ne lui laissaient aucun doute, non-seulement sur la permission qui serait accordée à Hélène de chercher son fiancé mort ou vivant, mais encore sur la protection qui lui serait donnée pour l’aider dans sa recherche. 
Aux avant-postes, en effet, la voiture fut arrêtée : les chefs de la grand’garde ne voulurent pas prendre sur eux de laisser passer la voiture, et l’on déclara qu’il fallait en déférer au général Sturm, qui commandait l’avant-garde. 
Or, le général Sturm avait son quartier général au petit village de Hornstein, situé à gauche du grand chemin, sur un point un peu plus avancé que Dettingen. Il fallait se faire indiquer la rue qu’il habitait, prendre des renseignements sur la maison, et repartir au galop pour réparer le temps perdu. 
Lorsqu’on arriva devant l’habitation indiquée, la sentinelle, interrogée, répondit que le général Sturm était en ronde de nuit. 
Bénédict s’informa s’il n’avait pas laissé quelque officier ou quelque aide de camp qui pût le remplacer pour une autorisation pressée. On lui répondit qu’il pouvait entrer et parler au chef d’état-major.
Il entra. 
Le chef d’état-major était occupé à signer des ordres : en entendant ouvrir sa porte, il dit d’un ton d’impatience : 
— Un instant ! 
Le son de cette voix fit tressailler Bénédict ; il l’avait entendue quelque part. Où ? il n’en savait rien, mais il l’avait entendue. Tout à coup, un éclair traversa son esprit. 
— Frédéric ! cria-t-il. Celui qu’il interpellait de ce nom se retourna vivement. C’était, en effet, le baron Frédéric de Bülow, que le roi de Prusse avait donné de sa main comme chef d’état-major au général Sturm. 
Ce grade était un acheminement à celui de général de brigade. Frédéric regarda avec étonnement ce marinier qui l’appelait de son nom de baptême, et qui lui tendait les bras, lorsqu’à son tour il reconnut Bénédict. 
Les questions et les réponses volèrent de la bouche de l’un à l’autre. En deux mots, Bénédict lui expliqua que Karl avait combattu toute la journée, qu’il devait être mort ou tout au moins blessé, et qu’il venait explorer le champ de bataille pour essayer de le retrouver. 
Un instant, il fut sur le point de lui dire que sa belle-sœur Hélène était à la porte, dans une voiture. Mais il mordit sa phrase à temps pour l’empêcher de sortir de sa bouche. Si cette confidence devait être faite au baron de Bülow par quelqu’un c’était par Hélène elle-même. 
Frédéric était au désespoir de ne pouvoir accompagner Bénédict dans sa recherche ; mais il devait, en l’absence du général, rester à Horstein, et il le devait d’autant mieux que le général, pour ne pas mentir à son nom qui veut dire : Tempête ! lui avait déjà deux ou trois fois, par ses brutalités, donné le regret d’avoir accepté cette place de chef d’état-major. 
Le général Sturm était un homme de cinquante à cinquante-deux ans environ, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais fortement constitué : il avait la tête courte, petite, épaisse, le front haut et découvert. La face était ronde et comme mouchetée d’une nuance rougeâtre qui, lorsqu’il se fâchait, ce qui arrivait souvent, était couleur de sang. Sa peau était dure, rouge brun en se rapprochant des oreilles, ses cheveux grisonnants étaient courts, crépus, épais. Ils avaient été roux autrefois. Ses yeux étaient grands, pétillants, hardis ; ses pupilles d’un gris rougeâtre se fixaient en parlant, ce qui rendait ce regard ferme et dur. Le blanc de l’œil était presque toujours injecté de sang. La bouche était grande, avec des lèvres minces, petites, serrées. Ses dents étaient larges, courtes, aiguës, festonnées en forme de scie, d’un émail jaune, enchâssées sur des gencives rouges ; ses sourcils étaient bas sur ses yeux, droits et épais, se fronçant facilement. Le nez élevé et aigu se recourbait un peu en forme de bec. Son menton était saillant ; sa barbe dure et courte ; les oreilles étaient petites et, s’éloignant de la tête, semblaient les deux ailes d’un obus. Les joues étaient osseuses et les pommettes saillantes. Son cou était court, fort, musclé et d’un rouge bleuâtre avec des veines apparentes. Ses épaules étaient larges et charnues. Son dos était épais et chargé de chair, ce qui faisait paraître son cou plus court qu’il ne l’était réellement. Les reins étaient larges, les articulations fortes, les extrémités robustes, les os gros. Ses jambes et ses cuisses étaient vigoureusement musclées. Il parlait haut, d’une voix forte, altière, retentissante. Ses gestes étaient pétulants et dominateurs. Ses mouvements étaient brusques et rapides presque toujours. Il marchait à grands pas, il méprisait le danger, mais n’acceptait volontiers que celui qui pouvait servir à son avancement. 
Il aimait les panaches, le rouge, les couleurs voyantes, l’odeur de la poudre, le jeu ; il était brusque dans ses paroles comme dans ses mouvements ; violent et plein d’orgueil, il s’irritait des contradictions et s’emportait facilement. Alors, les taches qui marbraient son visage s’empourpraient, le blanc de ses yeux s’injectait, sa pupille gris rouge devenait couleur d’or et semblait lancer des étincelles. Dans ces moments, il oubliait complétement toutes les convenances, il jurait, il insultait, il frappait. Si c’était un égal avec lequel il se fût oublié, il lui rendait raison sans trop se faire prier. Sachant lui-même à quel danger l’exposait son caractère, il passait les moments de liberté que lui laissait son service à tirer le pistolet dans les jardins de ses logements, ou à tirer le fleuret et le sabre avec les prévôts et les maîtres d’armes du régiment. 
Il était devenu d’une force supérieure à tous les exercices d’escrime. Il avait ce qu’on appelle en matière de duel la main malheureuse. Dans les dix ou douze duels qu’il avait eus, il avait toujours tué ou blessé gravement ses adversaires. Son nom véritable était Ruhig, c’est-à-dire tranquille, et on l’avait par antiphrase surnommé le général Sturm, ou le général Tempête, nom qui lui était resté. Il avait débuté en 1848 et 1849 par la guerre contre les Badois. Il s’y était montré féroce
Mais il donna une permission, revêtue du cachet du général, de parcourir le champ de bataille, et de se faire accompagner de deux soldats prussiens, comme porte-respect, et d’un chirurgien. Bénédict empêcha Frédéric de le reconduire : il lui promit de lui renvoyer le chirurgien pour lui rendre compte de l’expédition, et il alla rejoindre la voiture où Hélène l’attendait impatiemment. 
— Eh bien ? demanda-t-elle. 
— Je suis en mesure, répondit Bénédict. 
Puis, tout bas à Lenhart :
 — Faites vingt pas, dit-il, et arrêtez-vous. Lenhart s’arrêta. 
Bénédict raconta alors à Hélène ce qui venait de se passer. 
Si elle voulait voir son beau-frère, il lui était facile de retourner sur ses pas. Si, au contraire, Bénédict avait agi selon ses désirs, on n’avait qu’à continuer la route. Hélène frissonna à la seule idée de voir son beau-frère. Elle était convaincue qu’il l’eût retenue, et n’eût point permis qu’à minuit, au milieu des morts et des blessés, des voleurs même qui se glissent toujours au milieu des cadavres pour les dévaliser, elle se risquât sur un champ de bataille. 
Elle remercia donc vivement Bénédict et cria elle-même à Lenhart : 
— En avant ! 
Lenhart remit ses chevaux au galop. 
On revint à Dettingen. Onze heures sonnaient comme on entrait dans la ville. 
Il y avait sur la place principale de Dettingen un immense feu allumé. Bénédict descendit de voiture et s’en approcha. Un capitaine se promenait de long en large devant ce feu. Bénédict alla vers le capitaine. Il connaissait assez le caractère prussien et savait admirablement le prendre quand il ne voulait pas le heurter. 
— Pardon, capitaine, fit-il, connaissez-vous le baron Frédéric de Bülow ? Le capitaine regarda de haut en haut celui qui se permettait de lui adresser la parole.
Il ne faut pas oublier que Bénédict était habillé en marinier. 
— Oui, répondit-il, je le connais. Après ? 
— Voulez-vous lui rendre un grand service ? 
— Volontiers ! c’est mon ami ; mais comment s’adresse-t-il à toi pour me le demander ? 
— Il est à Horstein, qu’il ne peut quitter par ordre du général Sturm. 
— Eh bien ? 
— Eh bien, il est dans la plus profonde inquiétude sur un de ses amis qui a dû être ou tué ou blessé aujourd’hui dans la charge des cuirassiers prussiens sur le pont d’Aschaffenbourg ; il m’a envoyé avec un de mes camarades, batelier comme moi, à la recherche de cet ami, fiancé de cette dame que vous voyez dans la voiture, et il m’a dit : « Adresse-toi avec ce petit mot de ma main au premier officier prussien que tu rencontreras. Dis-lui bien que ce n’est pas un ordre, que c’est une prière. Dis-lui de le lire, et il aura, j’en suis sûr, la complaisance de te donner ce que je te demande là. » 
L’officier s’approcha du feu, prit un tison, et, à sa lueur, il lut ce qui suit : 
« Ordre au premier officier prussien que mon messager rencontrera, de mettre à la disposition du porteur de ce billet deux soldats d’escorte et un chirurgien. Les deux soldats et le chirurgien devront suivre le porteur dans son excursion sur le champ de bataille, partout où il les conduira. » Au quartier général de Horstein, onze heures du soir. » Par ordre du général Sturm. 
» Le chef d’état-major, 
» Baron FRÉDÉRIC DE BÜLOW. » 
La discipline et l’obéissance sont les deux grandes vertus des armées prussiennes. Ce sont elles qui ont fait de l’armée prussienne la première armée de l’Allemagne. À peine la capitaine eut-il lu l’ordre de son supérieur, qu’il abandonna l’air de morgue qu’il avait pris vis-à-vis d’un pauvre diable de marinier. — Holà ! dit-il aux soldats qui entouraient le feu. Deux hommes de bonne volonté pour rendre service au chef d’état-major Frédéric de Bülow. Dix hommes se présentèrent. — C’est bien ! Toi et toi ! dit le capitaine en choisissant deux hommes. 
— Maintenant, quel est le chirurgien de la compagnie ? 
— M. Ludwig Wiederschall, répondit une voix. 
— Où est-il logé ? 
— Ici, sur la place, répondit la même voix. 
— Prévenez-le que, par ordre de l’état-major, il doit, ce soir, faire partie d’une expédition à Aschaffenbourg. 
Un soldat se leva et alla, en traversant la place, frapper à une porte ; un instant après, il revint avec le chirurgien-major. 
Bénédict remercia le capitaine, qui répondit qu’il était trop heureux de faire quelque chose d’agréable au baron de Bülow. 
Le chirurgien-major se montra de mauvaise humeur d’abord, quoique homme du monde, d’avoir été dérangé dans son premier sommeil. Lorsqu’il se trouva en face d’une femme jeune, belle et en larmes, il lui fit ses excuses de l’avoir fait attendre, et fut le premier à presser le départ. 
La voiture, par une pente douce, gagna la berge de la rivière. Plusieurs bateaux étaient amarrés. Bénédict cria à haute voix : 
— Fritz ! 
Au second appel, un homme se leva dans un bateau et dit : 
— Me voilà ! 
Bénédict se fit reconnaître. 
Chacun prit place dans le bateau. 
Les deux soldats à l’avant, Fritz et Bénédict aux avirons, le chirurgien-major et Hélène à l’arrière. D’un vigoureux coup de rame, le bateau parvint au milieu du fleuve. La besogne était moins facile qu’au départ, il fallait cette fois remonter le fleuve ; mais Bénédict et Fritz étaient deux rameurs habiles et vigoureux. La barque glissa légèrement sur la surface du fleuve. On était déjà loin de Dettingen, lorsqu’on entendit sonner minuit au clocher de la ville. 
On dépassa Kleim, Ostheim, Mainaschoft, puis Lieder, puis Aschaffenbourg. 
Bénédict descendit un peu au-dessous du pont. C’était de là qu’il voulait commercer sa recherche. 
On alluma les torches, que l’on mit aux mains des deux soldats. La bataille n’avait fini qu’à la nuit : les blessés seuls avaient été enlevés, le pont était encore encombré de morts contre lesquels, dans les endroits sombres, on se heurtait, et que, dans les endroits un peu plus clairs, on entrevoyait à leurs habits blancs.
Karl, avec sa veste grise, eût été bien facile à reconnaître, s’il eût été mêlé aux soldats prussiens et autrichiens. Mais Bénédict était trop sûr de l’avoir vu combattre au delà du pont pour perdre son temps à le chercher où il n’était pas. 
On descendit vers la plaine, parsemée de bouquets d’arbres, et au fond de laquelle s’étendait le petit bois appelé Joli-Buisson. 
La nuit était sombre, la lune absente ; aucune étoile ne brillait au firmament, on eût dit que la fumée et la poussière de la bataille étaient restées suspendues entre le ciel et la terre. De temps en temps, de larges éclairs silencieux entr’ouvraient l’horizon comme une immense paupière : un rayon de lumière blafarde en jaillissait et, pendant une seconde, éclairait le paysage d’une teinte bleuâtre. Puis tout rentrait dans une obscurité plus profonde encore qu’auparavant. 
Quand ces éclairs étaient éteints, la seule lumière qui apparût sur la rive gauche du Mein était celle des deux torches portées par les soldats prussiens, et qui formait un cercle de lumière d’une dizaine de pas de diamètre. 
Hélène, blanche comme une ombre, et, comme une ombre, semblant insensible aux accidents du terrain, marchait au milieu de ce cercle les bras étendus et disant : « Là, là, là ! » selon qu’elle croyait voir des cadavres couchés et immobiles. 
On s’approchait. C’étaient bien des cadavres en effet ; mais, à leur uniforme, on les reconnaissait bientôt pour Prussiens ou Autrichiens. De temps en temps aussi, on voyait comme une ombre se glisser dans les arbres, on entendait des pas qui s’éloignaient précipitamment : c’étaient quelques-uns de ces misérables voleurs de cadavres qui suivent les armées modernes comme autrefois les loups suivaient les armées antiques, et que l’on dérangeait au milieu de leur infâme métier. 
De temps en temps, Bénédict arrêtait d’un geste le cortége ; un profond silence s’établissait, et, au milieu de ce silence, il faisait entendre le cri de « Karl ! Karl ! » 
Hélène, l’œil fixe, la respiration suspendue, semblait alors la statue de l’Attente. 
Rien ne répondait et la petite troupe reprenait son investigation. 
De temps en temps, Hélène aussi s’arrêtait, et, automatiquement, à demi-voix, comme si elle eût eu frayeur de sa propre parole, elle appelait à son tour : 
— Karl ! Karl ! Karl ! On approchait du petit bois et les cadavres devenaient de plus en plus rares. Bénédict lui fit faire une de ces pauses suivies de silence, et, pour la cinquième ou la sixième fois, il cria : 
— Karl ! 
Cette fois, un cri lugubre et prolongé lui répondit, qui fit passer un frisson dans le cœur des plus braves. 
— Qu’est-ce que ce cri ? demanda le chirurgien. 
— C’est un chien qui hurle à la mort, répondit Fritz. 
— Serait-ce ?... murmura Bénédict.
Puis, aussitôt : 
— Par ici ! par ici ! dit-il en se dirigeant vers la voix du chien.
 — Mon Dieu ! fit Hélène, auriez-vous quelque espoir ? 
— Peut-être ; venez, venez ! Et, sans attendre les torches, il s’élança en avant. Arrivé à la lisière du bois, il appela de nouveau : 
— Karl !... 
Le même cri lugubre, lamentable, mais plus rapproché, se fit entendre. 
— Venez, dit Bénédict, c’est par ici ! 
Hélène enjamba le fossé, entra dans le bois, et, sans s’inquiéter de sa robe de mousseline qu’elle mettait en lambeaux, elle s’avança au milieu des buissons et des épines. 
Les porte-torches avaient pensé à la suivre. Là, dans le bois, à plusieurs reprises, on entendit le bruit que faisaient en fuyant les dépouilleurs de cadavres. Bénédict fit signe de faire halte pour leur donner le temps de fuir. Puis, lorsque le silence fut rétabli, il appela une troisième fois : 
— Karl !... 
Cette fois, un hurlement lugubre et lamentable comme les deux premiers lui répondit, mais si près d’eux que tous les cœurs se serrèrent. Les hommes reculèrent d’un pas. Le batelier étendit le bras. 
— Un loup ! dit-il. 
— Où ? demanda Bénédict. 
— Là, dit Fritz en étendant la main. Ne voyez-vous pas les yeux qui brillent dans l’ombre comme deux charbons. 
En ce moment, un de ces éclairs silencieux s’enflamma. Sa lueur pénétra à travers la cime des arbres, et l’on vit distinctement un chien assis près d’un corps immobile. 
— Ici, Fringant ! cria Bénédict. Le chien ne fit qu’un bond pour traverser l’espace, sauta au cou de son maître, lui donna un baiser ; puis, reprenant sa première place près du cadavre, il fit, pour la quatrième fois, entendre son hurlement plus sinistre cette fois que jamais. 
— Karl est là ! dit Bénédict. 
Hélène s’élança, car elle avait tout compris. 
— Mais il est mort ! continua Bénédict. 
Hélène poussa un cri et tomba étendue sur le corps de Karl.


XXX 
Le blessé 

Les porteurs de torches s’étaient approchés et un groupe s’était formé, pittoresque et terrible, à la lueur de la résine ardente. 
Karl n’était point déshabillé comme les autres cadavres, le chien avait gardé son corps et l’avait défendu. 
Hélène était étendue sur lui, les lèvres sur les lèvres, pleurant et gémissant. Bénédict était à genoux près d’elle, ayant les pattes du chien passées autour de son cou. Le chirurgien était debout, les bras croisés, en homme habitué à la mort et à son cortége de douleur. Enfin, Fritz avait passé sa tête à travers le feuillage d’un arbre épais. 
Il y eut pour tous les personnages un moment de silence et d’immobilité. 
Tout à coup, Hélène poussa un cri, se redressa debout, sanglante du sang de Karl, les yeux hagards, les cheveux dénoués. Tous la regardèrent. 
— Ah ! s’écria-t-elle, je deviens folle. 
Puis, se laissant retomber à genoux : 
— Karl ! Karl ! Karl ! cria-t-elle.
— Qu’y a-t-il ? demanda Bénédict. 
— Oh ! prenez pitié de moi, dit Hélène, mais il m’a semblé sentir passer son souffle sur mon visage. M’aurait-il donc attendue pour rendre son dernier soupir ? 
— Pardon, madame, dit le chirurgien ; mais, si celui que vous appelez Karl n’était pas mort, ce dont je doute beaucoup, il n’y aurait pas de temps à perdre pour lui porter secours. 
— Oh ! voyez, monsieur ! dit Hélène se jetant vivement de côté. 
Le chirurgien, par un mouvement contraire, se baissa. Les soldats approchèrent les torches, et l’on put distinguer la figure pâle mais toujours belle de Karl. 
Une blessure à la tête avait couvert sa joue gauche de sang, et il eût été méconnaissable si le chien ne l’eût léché au fur et à mesure que le sang coulait. 
Le chirurgien desserra d’abord la cravate ; puis il souleva le haut du corps pour enlever la veste. La blessure devait être terrible, car le dos de la veste était rouge de sang. Le chirurgien déboutonna l’habit, et, en quatre coups de bistouri, avec l’adresse de l’habitude, il eut fendu la manche du collet au parement et la veste dans toute la longueur du dos ; ce qui lui permit, en déchirant la chemise, de mettre à découvert toute la partie droite de la poitrine du blessé. 
Le chirurgien demanda de l’eau. 
— De l’eau ! répéta Hélène d’une voix automatique semblable à celle d’un écho. La rivière était à cinquante pas. Fritz y courut et en rapporta plein le sabot qui servait à vider la barque. 
Hélène donna son mouchoir. 
Le chirurgien le trempa dans l’eau et commença par laver la poitrine du blessé, tandis que Bénédict tenait le torse appuyé sur ses genoux. 
On s’aperçut alors seulement qu’il y avait un caillot de sang au bras. Cela faisait trois blessures. 
Celle de la tête était insignifiante, elle avait ouvert le cuir chevelu, mais n’avait pas attaqué l’os. 
Celle de la poitrine paraissait la plus grave au premier abord ; en effet, un sabre de cuirassier était entré à trois pouces de la clavicule et était sorti dans le dos au-dessous de l’omoplate. 
La troisième blessure – et celle-là était la plus sérieuse – était au bras droit ; en essayant de parer les coups, Karl avait livré l’intérieur de son bras à la lame de son adversaire et l’artère avait été coupée. Cette blessure avait sauvé le blessé. 
L’immense perte de sang avait amené une syncope, et, pendant cette syncope, le sang avait cessé de couler. 
Hélène, pendant toute cette recherche douloureuse, ne cessait de demander : 
— Est-il mort ? est-il mort ? est-il mort ?
— Nous allons le voir, répondit le chirurgien. Et, prenant sa lancette, il ouvrit une veine du dos de la main gauche ; d’abord le sang ne coula point, à cause de la syncope ; mais, en pressant la veine, le docteur en fit sortir une goutte de sang tiède et rouge.
 Karl n’était pas mort. 
— Il vit ! dit le chirurgien. 
Hélène jeta un cri et tomba à genoux. 
— Qu’y a-t-il à faire pour le rappeler à la vie ? demanda-t-elle. 
— Il faudrait lui lier l’artère, dit le chirurgien ; voulez-vous me le laisser transporter à l’ambulance ? — Oh ! non, non ! s’écria Hélène. Non, je ne me séparerai pas de lui. Ne croyez-vous donc pas qu’il puisse être transporté jusqu’à Offenbach ? 
— Par eau, oui. Et je vous avoue même que, vu l’intérêt que vous portez à ce jeune homme, j’aimerais mieux qu’un autre que moi fît cette opération difficile. Ainsi donc, si vous avez un moyen de transport rapide par eau... 
— J’ai mon bateau, dit Fritz, et je réponds, si monsieur (et il indiqua Bénédict), si monsieur veut me donner un coup de main, je réponds d’être là dans trois heures. 
— Reste à savoir, dit le médecin, si, avec le sang qu’il a perdu, il a trois heures à vivre. 
— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Hélène. 
— Je n’ose vous dire de regarder, madame, mais la terre en est inondée. Hélène poussa un cri de douleur et mit sa main devant ses yeux. 
Tout en parlant, tout en rassurant, tout en effrayant Hélène avec ce terrible sang-froid des hommes habitués à jouer avec la mort, le chirurgien appliquait de la charpie sur les deux côtés de la blessure de la poitrine, et assujettissait cette blessure avec une bande. 
— Vous dites que vous craignez qu’il n’ait perdu trop de sang ? Combien peut-on perdre de sang sans mourir ? demanda Hélène. 
— Tout est relatif, madame : ainsi un homme de la force de celui que je soigne en ce moment peut avoir vingt-quatre à vingt-cinq litres de sang dans le corps ; il en peut perdre le quart, mais c’est tout. — Enfin, qu’ai-je à espérer ou à craindre ? demanda Hélène. 
— Vous avez à espérer que le blessé vive jusqu’à Offenbach, qu’il n’ait pas perdu tout le sang que je crois qu’il a perdu, qu’un chirurgien habile lui fasse la ligature de l’artère. Vous avez à craindre une hémorrhagie secondaire aujourd’hui, ou, dans huit ou dix jours, la perte de l’escarre. 
— Mais enfin, on peut le sauver, n’est-ce pas ? 
— La nature a tant de ressources, qu’il faut toujours espérer, madame. 
— Eh bien, dit Hélène, ne perdons pas un instant. 
Bénédict et le chirurgien prirent les torches : les deux soldats prirent le blessé et le transportèrent sur la berge. 
Le chirurgien alla acheter un matelas et une couverture à Aschaffenbourg. Fritz les rapporta. 
À l’arrière de la barque, on coucha le blessé. 
— Dois-je essayer de le faire revenir à lui ? demanda Hélène ; dois-je le laisser dans l’état où il est ? — Ne faites rien pour le tirer de son évanouissement, madame ; c’est cet évanouissement qui arrête l’hémorrhagie, et, si la ligature de l’artère peut être faite avant qu’il en sorte, tout peut encore être sauvé. 
Chacun prit sa place autour du blessé. Les deux Prussiens se tenaient debout, une torche à la main ; Hélène était à genoux, le chirurgien soutenait le blessé ; Bénédict et Fritz ramaient. 
Fringant, qui ne paraissait pas peu fier d’avoir joué un si beau rôle dans l’affaire, était assis à l’avant, et, de son œil de flamme, explorait le terrain. 
Cette fois, bien lestée, conduite par quatre bras vigoureux et habitués à la manœuvre, la barque glissa comme une hirondelle à la surface de l’eau. 
Karl demeurait évanoui. Le docteur avait craint que la fraîcheur, toujours plus grande sur les rivières qu’à la surface du sol, ne le fît revenir ; mais ce retour à la vie ne paraissait pas à craindre : il était toujours aussi immobile et ne donnait aucun signe d’existence. 
On arriva à Dettingen. Bénédict récompensa largement les deux soldats prussiens, et pria le chirurgien, à qui Hélène ne put que tendre la main en signe de remercîment, de rendre compte à Frédéric de l’excursion dans tous ses détails. 
Bénédict appela Lenhart, endormi sur le siége de sa voiture. Il devait retourner à toute bride et veiller à ce que des porteurs attendissent avec une litière au bord du Mein.
Quant à lui, avec Hélène et le blessé, il allait continuer sa route par eau, l’eau étant le plus doux moyen de transport que l’on pût trouver pour un mourant. 
Vers Hanau, le ciel commença de s’éclaircir ; une grande bande d’argent rosé s’étendait au-dessus des montagnes de la Bavière, ce souffle léger qui semble la respiration de l’aurore, rafraîchit les plants et les cœurs fatigués par cette nuit lourde et orageuse. Les premiers rayons du soleil s’élançaient dans toutes les directions avant que le soleil lui-même parût, puis son globe lumineux surgit derrière la montagne et la nature s’éveilla. 
Il sembla à Hélène qu’un léger frémissement courait par tout le corps du blessé. Elle jeta un cri qui fit retourner les deux rameurs. 
Alors, sans faire aucun mouvement, Karl ouvrit les yeux, murmura le nom d’Hélène, et les referma.
Tout cela fut si rapide, que, si Fritz et Bénédict ne l’eussent point vu comme la jeune fille, celle-ci eût douté ! Cet œil ouvert, ce souffle murmurant un mot, n’avaient pas l’air d’un retour à la vie, mais du rêve d’un mort. 
Le soleil, en se levant, produit parfois cet effet sur les mourants. La nature fait un dernier effort sur eux, et, avant de se fermer pour jamais leur paupière salue le soleil. Cette idée vint à Hélène. 
— Mon Dieu ! murmura-t-elle en éclatant en sanglots, est-ce son dernier soupir qui vient de passer ? 
Bénédict quitta un instant la rame et s’approcha de Karl. Il lui prit la main, lui tâta le pouls ; le pouls était insensible ; il écouta le cœur : le cœur semblait muet ; il interrogea les artères : les artères ne battaient plus. 
À chaque épreuve, Hélène murmurait :
 — Mon Dieu ! mon Dieu ! 
À la dernière épreuve, il doutait comme elle. 
Il prit dans une petite trousse qu’il portait toujours sur lui une lancette, et, renouvelant l’expérience du docteur, il en piqua l’épaule du blessé. 
Le blessé ne sentit rien, ne bougea point ; mais une faible goutte de sang colora la place où avait plongé la pointe de la lancette. 
— Bon courage ! dit-il, il vit toujours. 
Et il reprit sa rame... 
Hélène se mit à prier. C’était la première fois qu’une prière tout entière se présentait à sa mémoire ; jusque-là, elle n’avait parlé à Dieu que par un cri de douleur et d’espérance. 
Depuis la veille, personne n’avait songé à manger, que Fritz ; Bénédict brisa un morceau de pain qu’il présenta à Hélène. Celle-ci refusa avec un sourire qui signifiait : « Est-ce que les anges mangent ? » Bénédict, qui n’était point un ange, but, mangea et se mit à ramer. 
On atteignait Offenbach.
Depuis longtemps déjà, on avait reconnu Lenhart et sa voiture, et, près de lui, un objet ayant la forme d’une litière. 
Tous les ordres avaient été donnés rapidement, et intelligemment accomplis. 
On souleva le blessé avec les mêmes précautions qui avaient été déjà prises, on le déposa dans la litière, dont on tira les rideaux. Bénédict voulait faire monter Hélène dans la voiture de Lenhart ; tout le haut de la robe de cette chère enfant était taché de sang ; elle s’enveloppa d’un grand châle, voulut marcher auprès de la litière, et, pour ne pas perdre de temps, elle pria Bénédict d’aller chercher le même médecin qui avait soigné le baron de Bülow, le docteur Bodenmacker. 
Quant à elle, elle traversa toute la ville, de la rue de Sachsenhausen à la maison de sa mère, en suivant la litière qui renfermait Karl. 
On la regardait passer avec étonnement ; on parlait bas. On venait interroger Fritz, qui marchait derrière, et, comme il disait que c’était une fiancée qui suivait le corps de son amant, et que chacun savait que mademoiselle Hélène de Chandroz était fiancée au comte Karl de Freyberg, chacun, reconnaissant la belle et chaste jeune fille, se reculait en saluant avec respect. En arrivant devant la maison, elle vit la porte s’ouvrir d’elle-même. 
Aux deux côtés de l’huis, sa grand’mère et sa sœur, qui devinaient ce qui était arrivé, se rangèrent pour que cette litière passât la première. Hélène entra après elle. Elle tendit en passant la main à sa grand’mère et à sa sœur. 
Toutes deux, en voyant le profond désespoir empreint sur ses traits, fondirent en larmes et voulurent la soutenir pour l’aider à monter les escaliers. Mais elle était forte de cette force nerveuse qui fait des miracles. Elle eût suivi cette litière partout où elle serait allée, et eût fait des lieues à sa suite. Elle les écouta toutes deux et se contenta de dire : 
— À ma chambre ! Le blessé fut porté à la chambre d’Hélène et déposé sur son lit. En ce moment, le docteur Bodenmacker arriva avec Bénédict ; aidés de Hans, ils dépouillèrent Karl du reste de ses vêtements et le mirent au lit. 
Le docteur l’examina, et Bénédict, avec une anxiété presque égale à celle d’Hélène, suivit l’examen. — Qui a vu cet homme avant moi ? dit le docteur. Qui l’a pansé ?
 — Un chirurgien-major du régiment, répondit Hélène. 
— Pourquoi n’a-t-il pas lié l’artère ? 
— C’était la nuit, à la lueur des torches, en plein air ; il n’a point osé, et m’a dit de venir à un plus habile que lui ; je suis venue à vous. 
Le chirurgien regarda le blessé avec inquiétude. 
— Cet homme a perdu plus d’un quart de son sang, murmurat-il. 
— Eh bien ? demanda Hélène. 
Le docteur secoua la tête. 
— Docteur, s’écria Hélène, ne me dites pas qu’il n’y a pas d’espoir : on m’a toujours dit que le sang se réparait très-vite. 
— Oui, répondit le docteur, quand celui qui a perdu du sang peut manger, quand les organes qui refont le sang peuvent opérer. Mais, chez ce jeune homme, dit-il en regardant le blessé déjà pâle comme s’il était mort, c’est bien difficile. N’importe, il est du devoir d’un médecin de tout tenter. Nous allons essayer de lui lier l’artère. 
— Pouvez-vous m’aider ? demanda-t-il à Bénédict. 
— Oui, répondit celui-ci, j’ai quelques notions de chirurgie. 
— Vous allez vous retirer, n’est-ce pas ? demanda le chirurgien à Hélène.
— Oh ! pour rien au monde ! s’écria la jeune fille : non, non, je resterai là jusqu’à la fin. 
— Alors, dit le chirurgien, tenez-vous tranquille, n’approchez pas, ne nous troublez en rien. 
— Faut-il que je prépare un tourniquet ? demanda Bénédict. 
— Inutile, dit le docteur, l’artère doit être arrêtée maintenant. Je la retrouverai dans le biceps. Vous me tendrez le bras seulement. 
Bénédict prit le bras, qu’il tourna en dehors. 
Le docteur fouilla dans sa trousse, prépara du fil qu’il posa sur l’avant-bras, et, sans permettre de laver la blessure, il fit une ouverture longitudinale de près de deux pouces, et mit à découvert l’artère. Aussitôt il la serra avec une petite pince, l’enveloppa de fil et la serra. 
L’opération était terminée avec une habileté qui émerveilla Bénédict. 
— Est-ce fait ? s’écria Hélène. 
— À peu près, dit le docteur. 
— Et avec une admirable adresse ! dit Bénédict.
 — Vous pouvez maintenant laver le sang, sans cependant enlever le caillot du bras. Très-peu de sang avait coulé sous le bistouri ; la chair, d’un rose pâle, indiquait que les veines étaient épuisées. 
— Et maintenant, dit le docteur, il s’agirait de verser incessamment sur ce bras-là de l’eau glacée goutte à goutte. 
En un instant, Bénédict eut confectionné un appareil à l’aide duquel, au moyen d’un tuyau de plume de corbeau, l’eau s’échappa goutte à goutte de l’appareil suspendu au plafond. On alla chercher de la glace, et, cinq minutes après, l’appareil fonctionnait. 
— Maintenant, dit le docteur, nous allons voir. 
— Qu’allons-nous voir ? demanda Hélène toute tremblante. 
— Nous allons voir l’effet de l’eau glacée. Tous trois étaient debout près du lit, il eût été difficile de dire lequel s’intéressait le plus à la réussite de l’opération : le docteur, par amour-propre ; Hélène, à cause de son profond amour pour le blessé ; Bénédict, à cause de l’amitié qu’il portait au blessé et à Hélène. 
Aux premières gouttes d’eau glacée qui tombèrent sur la blessure que venait de faire le docteur, le blessé tressaillit visiblement. Peu à peu quelques légers frissons lui passèrent par le corps, ses paupières tremblèrent, ses yeux s’ouvrirent et regardèrent tout étonnés autour de lui, puis finirent par se fixer sur Hélène. 
Un pâle sourire apparut à son tour sur les lèvres et dans le coin des yeux. La bouche fit un effort pour parler et laisser échapper comme un souffle le nom d’Hélène. 
— Il ne faut pas qu’il parle, dit vivement le médecin, d’ici à demain du moins. 
— Assez, mon ami, dit Hélène. Demain, vous me direz que vous m’aimez.


XXXV 
Convalescence

On se rappelle l’état désespéré dans lequel Karl avait été retrouvé, on n’a pas oublié avec quels soins et quelle tendresse il avait été ramené à la maison par Hélène, et l’on doit se rappeler toujours l’adresse avec laquelle l’habile chirurgien avait opéré la ligature de l’artère. Il avait ordonné, en quittant le blessé, de lui faire prendre trois cuillerées de sirop de digitale par jour, afin d’empêcher le sang de circuler trop rapidement. 
Puis il était parti. 
On fit monter Lenhart ; il fut convenu qu’une voiture resterait attelée jour et nuit à la porte, afin qu’on pût, en cas d’accident, aller chercher le docteur qui ne sortirait pas de chez lui sans laisser la liste des maisons où il devait aller, et les heures auxquelles il devait aller dans chacune de ces maisons. 
La journée se passa sans amener de grands changements dans l’état du malade ; cependant, on pouvait remarquer que son souffle devenait de plus en plus perceptible. 
Vers le soir, il poussa un soupir, ouvrit les yeux et fit un léger mouvement de la main gauche pour chercher la main d’Hélène. Hélène se précipita sur cette main, la tira au bord du lit et posa sa bouche dessus. Bénédict voulait que la jeune fille se couchât, et promettait de veiller à son tour sur Karl avec toute la tendresse d’un frère ; mais Hélène ne voulut rien entendre et déclara que personne qu’elle ne soignerait le blessé. 
Bénédict alors lui demanda congé pour quelques heures. Bénédict, on se le rappelle, avait acheté à Dettingen un costume complet de marinier. C’était sous ce costume qu’il avait descendu le Mein, qu’il était venu chercher Hélène, qu’il avait remonté le Mein jusqu’à Aschaffenbourg, qu’il avait accompagné la jeune fille dans ses recherches sur le champ de bataille, et enfin qu’il l’avait ramenée chez elle. Il n’avait, en dehors de ce costume, que son uniforme styrien qui était caché avec ses armes dans le bateau de Fritz : tous ses autres vêtements étaient avec les bagages de l’armée, c’est-à-dire avec ceux de la brigade du comte de Monte-Nuovo, et, selon toute probabilité, ses bagages étaient perdus, ayant été pris par les Prussiens après la bataille d’Aschaffenbourg. 
Il avait besoin, avant que les Prussiens arrivassent, et l’on annonçait leur arrivée pour le lendemain, le surlendemain au plus tard, de faire disparaître tous ses antécédents, soit hanovriens, soit styriens. 
Et c’était pour cela qu’il demandait quelques heures à Hélène. 
Il était six heures du soir. 
Quelque sympathie qu’Hélène eût pour Bénédict, elle avait hâte de se trouver seule avec Karl. Si pure que fût la belle jeune fille, et justement parce qu’elle était pure, elle voulait dire du cœur et des lèvres une foule de choses à son amant, et cela justement parce que celui-ci ne pouvait les entendre. 
Elle saisit donc avec empressement cette occasion de rester seule. 
— Voici, dit-elle à Bénédict, une clef de la maison que j’avais prise quand nous l’avons quittée hier ; prenez-la à votre tour, et revenez quand vous voudrez. N’oubliez pas que vous êtes mon seul ami et surtout le seul ami de Karl. 
Et elle lui tendit la main. 
Bénédict s’inclina respectueusement sur cette main, mais sans même oser la toucher des lèvres. Hélène était devenue pour lui plus qu’une femme, elle était devenue une sainte. Il avait cru remarquer dans les paroles d’Hélène une recommandation de revenir bien vite ; aussi se promit-il d’être le moins longtemps possible. 
Lenhart l’attendait à la porte. 
Il monta en voiture ; mais il eut soin de passer chez le brave homme pour envoyer une autre voiture à la place de celle qu’il emmenait. Puis, certain qu’il n’y aurait pas de lacune devant la porte de madame de Beling, il se fit conduire au port, où il n’eut pas de peine à retrouver la barque de Fritz. 
Dans cette barque étaient son uniforme, son chapeau, ses pistolets et sa carabine. Il les prit et les porta dans la voiture de Lenhart.
Bénédict, pour achever ses comptes avec Fritz, lui donna vingt florins, lui souhaita toute sorte de prospérités et le renvoya à Aschaffenbourg. 
Cela fait, il se fit conduire par Lenhart chez le premier tailleur. Jeune, d’une taille moyenne et bien prise, Bénédict était facile à habiller ; il profita donc de l’occasion pour renouveler sa garde-robe.
Puis il céda à ce suprême besoin des gens comme il faut, après une grande fatigue, de prendre un bain. Bénédict s’était battu toute la journée du 14 : depuis dix heures du matin jusqu’à cinq heures du soir. 
Il y avait trente-six heures qu’il n’avait dormi. 
Quoiqu’il comptât passer une portion de ses nuits auprès de Karl, pour relever Hélène, qui ne pouvait pas veiller toujours, il lui fallait un logement. 
Une auberge n’était pas sûre. Les visites de la police, le dépôt d’un passe-port pouvaient le trahir. 
Lenhart venait de faire remettre à neuf une petite maison. Il offrit à Bénédict un lit et une chambre que celui-ci accepta. 
Le plus grand besoin de Bénédict, c’était le sommeil. La jeunesse est, sous ce rapport, tyrannique, à moins qu’elle ne soit agitée par ses passions violentes, qui font oublier tous les besoins. 
Son bain pris, Bénédict se coucha. 
Dix minutes après, il avait oublié Karl, Hélène, Frédéric, Fritz, Lenhart et Fringant.
Il dormit six heures. 
Quand il se réveilla, sa montre marquait une heure et demie du matin. 
Il pensa à Hélène, au besoin quelle devait avoir elle-même de dormir. Il sauta à bas du lit, s’habilla à la hâte et courut à la maison Chandroz. 
Tout était fermé. 
Il ouvrit la porte avec la clef d’Hélène. L’escalier était éclairé. 
Il monta au premier étage, suivit le corridor et arriva à la porte de la chambre d’Hélène fermée par une petite porte vitrée seulement. 
La jeune fille était à genoux près du lit de Karl ; comme il l’avait quittée il la retrouvait, les lèvres appuyées sur sa main. 
En la voyant ainsi, à travers les vitres, il crut qu’elle aussi s’était endormie. Mais, au premier cri que fit la porte en s’ouvrant, elle leva la tête, et reconnaissant Bénédict, elle lui sourit. Elle non plus, n’avait pas dormi depuis la veille au matin, c’est-à-dire depuis trente heures ; mais les femmes ont reçu le don suprême de la force dans le dévouement. On dirait que la nature les a faites pour être sœurs de charité. 
On dit que l’amour est fort comme la mort. C’est fort comme la vie, qu’il faudrait dire. Karl paraissait dormir ; il était évident que, le sang ne portant plus au cerveau, le cerveau était tombé dans un engourdissement qui ressemblait à l’idiotisme. C’est une chose terrible pour l’explication de notre âme, que cette faiblesse dans laquelle certains épuisements plongent notre raison. Comment notre âme immortelle, céleste, éternelle, venue de Dieu, est-elle soumise au flux et au reflux de notre sang, à ce point que, quand à la suite d’une blessure un grand flux l’emporte, il emporte avec lui non seulement la force qui est la partie altérable de notre individu, mais encore l’intelligence, qui en est la partie divine ? 
Ô Kant ! Kant ! est-ce que tu aurais eu raison jusqu’au moment où ton pauvre Lampe est venu te faire apercevoir que tu avais tort ? 
Chaque fois qu’Hélène avait introduit dans la bouche de Karl la cuillerée de sirop de digitale, Karl donnait, par la déglutition, une preuve que la vie matérielle existait toujours chez lui. 
Chaque fois même, Hélène pouvait s’apercevoir que les organes fonctionnaient de mieux en mieux. La mission de Bénédict était de renouveler la glace et de veiller à ce que l’eau froide tombât bien goutte à goutte sur le bras, lavant la double blessure faite par le sabre du cuirassier et par le bistouri du docteur. 
Vers huit heures du matin, on frappa doucement à la porte : c’était Emma. 
Elle venait savoir des nouvelles du malade. 
Il y avait, dans l’état du blessé, un changement à peine visible pour ceux qui ne l’avaient pas quitté ; mais cependant, pour Emma, qui l’avait vu passer avec l’immobilité et la pâleur de la mort, il y avait amélioration sensible. 
Emma trouva sa sœur pleurant et souriant tout à la fois. Au moment où la porte s’était ouverte, il avait semblé à Hélène que le malade, sensible au bruit, lui avait doucement serré la main. Depuis ce moment, comme un rayon de soleil entre deux nuages, le sourire s’était glissé dans ses larmes. 
Les deux sœurs se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, et alors ce fut Emma qui éclata en sanglots. Emma ne pouvait voir Karl sans penser à Frédéric. 
La femme qui aime véritablement et profondément fait de son amour la pierre de touche de tout ce qui lui arrive. Dans les larmes qu’Emma versa, il y avait un tiers pour Karl, un tiers pour sa sœur, et le dernier tiers à cette idée, que demain Frédéric pouvait être couché sur le même lit de douleur que Karl. 
Et, en effet, si Hélène, moins occupée de son cher malade, eût pu suivre l’enchaînement des pensées qui avaient amené Emma chez elle, elle eût vu, au bout d’un instant, celles qui, dans le cœur d’Emma, primaient les autres. 
Et cependant, Emma aimait Hélène autant qu’on peut aimer une sœur. 
Puis il y avait au milieu de tout cela un sentiment de curiosité qu’Emma n’osait s’avouer à elle-même. 
Quel était ce jeune homme qui était venu chercher sa sœur la veille au matin ; qui l’avait accompagnée dans son excursion ; qui était revenu avec elle la veille au soir ; qui, la veille au soir, était encore vêtu en homme du peuple ; qui, ce matin, avait non seulement l’habit, mais les manières d’un gentleman ? 
Voilà ce qu’elle n’osait demander, de peur de paraître avoir cédé à la curiosité, quand, en réalité, elle avait cédé à l’intérêt. Voilà ce qu’elle voulait savoir. 
Au bout de quelques instants, le hasard devait nécessairement le lui apprendre. Et, en effet, comme Hélène crut s’apercevoir que l’eau de l’appareil coulait plus lentement : 
— Monsieur Bénédict, dit-elle, je crois que la glace manque. 
Au nom de Bénédict, Emma tressaillit. 
— Mon Dieu ! monsieur, dit-elle, ce nom de Bénédict est assez rare pour que je vous demande si votre nom de famille n’est pas Turpin ? 
— Oui, madame, répondit Bénédict, sans se douter pourquoi cette question lui était faite. Emma saisit la main droite de Bénédict et la porta à ses lèvres d’un mouvement si rapide, qu’il n’eut point le temps de l’en empêcher. 
— Au nom du ciel ! mais que faites-vous donc, madame ? s’écria Bénédict en retirant vivement sa main. 
— Je baise la main qui pouvait me faire veuve et qui m’a conservé mon mari. Soyez béni, monsieur, dans vous et dans tout ce que vous aimez. 
— Ah ! c’est vrai ! s’écria Hélène, tu ne savais pas que c’était lui qui s’était battu avec Frédéric. Frédéric a donc fini par te dire que ce n’était pas une foulure qu’il avait au bras, mais un coup de sabre qu’il avait reçu ? 
— Oui, il me l’a dit, et je lui ai fait le serment de garder dans mon cœur le nom de monsieur auprès du sien. Vous me serez témoin, monsieur, près de lui, que j’ai tenu ma parole. 
— Eh bien, alors, dit Hélène, embrasse-le, et qu’il soit ton ami comme il est le mien. 
— Qu’il soit plus que cela, dit Emma en embrassant le jeune homme, qu’il soit notre frère. 
En ce moment, Hans vint prévenir Emma que M. Fellner l’attendait chez madame de Beling.
Elle descendit. 
Herr Fellner était dans la plus grande inquiétude. 
Il savait qu’une femme avait amené un blessé à la maison de Chandroz ; il ignorait si cette femme était Emma, et avait ramené son mari, ou si cette femme était Hélène et avait ramené son fiancé. Dans l’un ou l’autre cas, il venait offrir ses services. Quant aux Prussiens qui devaient entrer le même jour ou le lendemain au plus tard, M. Fellner était bien tranquille à l’égard des jeunes sœurs ; Emma, étant la femme d’un officier prussien, serait respectée et ferait respecter sa sœur et sa mère, et même la maison. 
Aucune parole ne donnerait une idée de la joie et du bonheur d’Emma en revoyant Frédéric. La guerre était à peu près finie, les bruits de paix commençaient à prendre de la consistance ; son Frédéric bien-aimé était donc hors de danger. 
L’amour, c’est l’égoïsme : à peine s’était-elle préoccupée de ce qui se passait au dehors de la maison ; l’entrée des Prussiens, leurs exactions, les impôts mis par eux, les brutalités commises, la mort de M. Fischer, toutes ces choses étaient venues à elle comme des bruits vagues qui n’avaient pas pour elle l’importance d’une lettre de Frédéric. 
Enfin, ce Frédéric, elle le tenait entre ses bras. Il était sain et sauf, sans blessures, et ne courait plus aucun danger. Elle prenait un vif intérêt, c’est vrai, à la position de Karl et à l’amour de sa sœur ; mais c’était pour se dire combien il était heureux que ce ne fût point Frédéric qui fût à la place de Karl. 
Frédéric fut excellent homme comme toujours pour Hélène, il pleura avec elle, l’approuva dans tout ce qu’elle avait fait, lui promit que rien ne troublerait, malgré la présence des Prussiens, la convalescence de Karl, s’il devait aller mieux, ses derniers moments, s’il devait mourir. 
Il entra dans la chambre à la suite d’Hélène, qui annonça à Karl la visite de son beau-frère. Karl reconnut Frédéric et sourit ; il essaya de faire un mouvement pour rapprocher sa main de la sienne ; mais les muscles seuls de son bras tremblèrent. Le bras resta enchaîné à la place où il était posé. 
— Cher Frédéric ! murmura-t-il à part ; chère Hélène ! 
C’étaient les deux seules paroles qu’il eût prononcées depuis qu’une apparence de parole lui était rendue. 
Hélène mit un doigt sur sa bouche pour imposer silence à Karl : elle était jalouse de toute parole qui ne lui était point adressée.


XXXVII 
Providence 

— Oh ! c’est la chose la plus facile du monde ; je vais vous faire grâce de tout ce que les philosophes, les médecins, les chimistes ont écrit sur la main. Je ne vous citerai ni Buffon, ni Herbert, ni Richerand, ni Claude Bernard, mais seulement Aristote, qui dit en toutes lettres : Les lignes ne sont point certes sans cause dans la main des hommes, puisqu’elles viennent surtout de l’influence du Ciel et de la propre individualité humaine. Eh bien, de là part tout mon système ; j’ai trouvé une signification que je crois exacte, et que cependant je corrige tous les jours, à chaque signe de la main. Eh bien, je vais vous montrer ce qu’il y a dans la main de M. Fellner qui me fait croire à une mort violente par le suicide. Tenez, Frédéric, donnez-moi votre main. 
— La droite ou la gauche ? 
— La gauche, c’est plus habituellement sur la gauche que sont gravés les signes néfastes. Les anciens, vous le savez, faisaient venir de gauche les augures malheureux. Une étoile sur le mont de Saturne indique un assassinat; c'est cette étoile fatale qui présage la mort violente. Une croix, la mort sur l’échafaud. Mais donnez-moi votre main... Lorsque cette étoile, au lieu d’être sur le mont de Saturne, c’est-à-dire à la base du médium... est... au milieu de la première phalange. 
– Ah !... Bénédict fit un bond en arrière, et mit sa main sur ses yeux, comme s’il avait eu un éblouissement.
Frédéric resta la main ouverte étendue vers Bénédict. 
— Eh bien, après ? lui dit-il. 
— Après ? Rien ! dit celui-ci en se jetant sur une chaise. Puis, s’arrachant une poignée de cheveux et frappant du pied : 
— Jamais ! non, jamais ! s’écria-t-il avec un accent qui ressemblait au désespoir, jamais je ne regarderai plus la main de qui que ce soit au monde. 
— Mais enfin, qu’avez-vous vu de si effrayant dans la mienne ? demanda Frédéric. 
— Ce n’est pas dans la vôtre, parbleu ! dit Bénédict en s’efforçant de rire, puisque c’est dans celle de M. Fellner. 
Frédéric le regarda fixement et presque sévèrement. 
— Vous ne riez pas, Bénédict, lui dit-il, ou plutôt vous riez mal, et permettez-moi de vous dire que ce n’est plus de M. Fellner qu’il est question ici, mais de moi ; vous avez vu dans ma main quelque signe funeste et vous ne voulez pas me le dire. Je suis un homme, je suis un soldat habitué depuis deux ans à jouer avec la mort. Vous l’oubliez, Bénédict, si je suis menacé de quelque malheur, mieux vaut que j’en aie la crainte, sinon la conscience. Je ne veux pas être pris à l’improviste par lui. 
— Mon Dieu, il y a du vrai dans ce que vous dites, répondit Bénédict ; mais ce que j’ai vu dans votre main est si impossible, qu’il faut que j’aie mal lu. 
— Mon cher, dit Frédéric, sachez bien ceci, c’est qu’en fait de malheur, il n’y a rien d’impossible en ce monde. 
Bénédict fit un effort sur lui-même, se leva et se rapprocha de son ami. 
— Voyons, lui dit-il, redonnez-moi votre main. 
— La même ?
— Non pas, l’autre. 
Bénédict espérait trouver dans la main droite des signes qui neutraliseraient, comme il arrive quelquefois, ceux de la main gauche. 
Il avait reconnu dans la main de Frédéric le même signe néfaste qu’il avait signalé dans celle de M. Fellner. 
Une étoile à la première phalange du médium ! 
Donc, comme chez M. Fellner, le signe du suicide. Et voilà ce qui était prêt à ôter à Bénédict toute sa foi en la science. Quelle probabilité, en effet, que Frédéric, le mari d’une femme qu’il adorait et qui déjà l’avait rendu père d’un fils, occupant enfin un grade dans l’armée, quelle probabilité que Frédéric attentât jamais à ses jours ? 
C’était absurde à penser ! 
Et cependant, l’étoile fatale était là, moins marquée dans la main droite, mais visible encore. 
— Avez-vous un verre grossissant quelconque ? demanda Bénédict. Frédéric lui donna la loupe qui lui servait à lire sur la carte les noms illisibles à cause de leur finesse. Bénédict regarda alternativement dans la main droite et dans la main gauche de son ami. 
Puis, portant la loupe sur la table, s’y asseyant à son tour, et prenant les deux mains du baron : 
— Frédéric, lui dit-il, vous avez raison. Bon ou mauvais, vous devez tout savoir, et, moi, je dois tout vous dire ; et cependant, je commence par vous annoncer que, lorsque je vous aurai tout dit, vous me traiterez de visionnaire et de fou, et vous aurez raison. Je vous le demande à genoux, je vous le demande au nom de votre femme, je vous le demande les larmes aux yeux, en mon nom, promettez-moi de suivre le conseil que je vous donnerai.
Il y avait un tel accent de prière dans la voix du jeune homme, que Frédéric se sentit ému malgré lui.
— Si le conseil dont il s’agit, répondit-il, s’accorde avec les lois de l’honneur et les règles du service, je vous promets, mon cher Bénédict, de suivre ce conseil de point en point ; car, j’en suis sûr, ce sera celui d’un homme qui m’aime. 
— Et profondément, mon cher Frédéric, vous pouvez en être certain. Écoutez-moi donc : vous avez, chose incroyable, inouïe, impossible, mais réelle cependant, vous avez dans la main le même signe funeste que Herr Fellner ; vous aussi, ou bien la science est chose non-seulement vaine, mais encore menteuse, vous aussi, vous devez mourir de vos propres mains. 
Frédéric éclata de rire. 
— Ah ! oui, je m’y attendais, dit Bénédict ; vous riez. Riez, riez, homme heureux ; mais croyez-vous à l’éternel azur du ciel ? croyez-vous à l’éternelle limpidité de l’eau ? croyez-vous à l’éternelle pureté de l’air ? Eh bien, je vous dis, moi, je vous dis, homme misérable que je suis, qui ne peux pas vous persuader, je vous dis que vous courez un danger pressant, plus pressant peut- être que Herr Fellner lui-même, et, quand je devais... Il fit un mouvement pour s’élancer hors de l’appartement. Frédéric l’arrêta. 
— Pas un mot de toutes ces folies à ma femme, s’écria-t-il, ou, de par le ciel ! il y aurait de quoi nous brouiller.
 — Non, non, non ! dit Bénédict en appuyant plus fortement sur les dernières monosyllabes, non, quand je devrais m’adresser à elle, tout sera bien, pourvu que je vous sauve. 
— Sauvez-moi sans cela, mon cher Bénédict. Que faut-il que je fasse ? Voyons !
— Demandez une mission ; allez où vous voudrez. L’expérience veut que dans ce cas-là, on fuie l’endroit où on se trouve. Ne pouvez-vous prier le général Sturm, par exemple, de vous envoyer quelque part, n’importe où ; il n’a plus besoin de vous ; la guerre est finie, vous emmènerez votre femme, s’il le faut, mais partez ! partez ! partez !
— Eh bien mon cher Bénédict, répondit Frédéric, je vais vous prouver, non pas que je vous crois et que j’ai peur, mais que je vous aime : à la première occasion, je demande une mission et je pars. 
Bénédict lui tendit les deux mains. 
— Faites-le, lui dit-il, mais hâtez-vous ! 
En ce moment, un soldat de planton entra et vint prier Frédéric de passer chez le général Sturm, qui avait besoin de lui parler. 
— Tenez, mon cher Frédéric, lui dit Bénédict, c’est peut-être la Providence qui vous appelle.
— Oui, dit Frédéric, ou la fatalité. 
— Demandez un congé, demandez une mission, demandez tout ce que vous voudrez, mais quittez cet endroit ! Je vous attends ici. Frédéric lui fit un signe de tête et descend préoccupé malgré lui de ce que venait de lui dire Bénédict.
Lorsque Frédéric parut devant le général, il était calme relativement. Assis dans un grand fauteuil, chose rare, il souriait presque. 
— Ah ! dit-il, c’est vous. Je vous ai fait demander tout à l’heure ; le général de Rœder était là. Où étiez-vous donc ? 
— Pardon, mon général, répondit Frédéric ; mais j’étais allé demander chez ma belle-mère des nouvelles d’un de mes amis qui a été gravement blessé à la bataille d’Aschaffenbourg : celuilà même pour lequel j’ai disposé l’autre soir du chirurgien-major. 
— Ah ! oui, dit le général, j’ai entendu dire que c’était un Autrichien. Vous êtes bien bon de faire soigner toutes ces vermines impériales. J’en verrais bien vingt-cinq mille couchés sur le champ de bataille, que je les laisserais crever depuis le premier jusqu’au dernier. 
— Je croyais avoir dit à Votre Excellence que c’était un de mes amis. 
— C’est bon ! c’est bon ! il n’est pas question de cela. Je suis content de vous, baron, dit le général Sturm, de la même voix dont un autre aurait dit : « Je vous ai en horreur. » Et je veux faire quelque chose qui vous soit agréable. 
Frédéric s’inclina.
— Le général de Rœder m’a demandé tout à l’heure un homme dont je fusse très-satisfait pour porter à Sa Majesté Guillaume Ier, que Dieu conserve, le drapeau autrichien et le drapeau hessois que nous avons pris à la bataille d’Aschaffenbourg. J’ai jeté les yeux sur vous, mon cher baron ; voulez-vous vous charger de la mission ? 
— Excellence, répondit Frédéric, rien au monde ne pouvait me faire plus d’honneur et de plaisir. Vous le savez, c’est le roi lui-même qui m’a placé près de vous ; me rapprocher du roi dans une circonstance pareille, c’est donc me faire une faveur, et je l’espère, lui faire, à lui, un plaisir. 
— Vous savez qu’il s’agit tout simplement de partir dans une heure et de ne pas venir dire : 
« Ma petite femme » ou « Ma grand’mère... » En une heure, on a le temps d’embrasser toutes les grand’mères et toutes les épouses de la terre, et toutes les sœurs et tous les enfants par-dessus le marché. Les drapeaux sont déposés dans l’antichambre. Dans une heure, montez en wagon. Vous prendrez le chemin de Bohême, et, demain, vous serez près du roi, qui doit être près de Sadowa. Voici votre lettre d’introduction auprès de Sa Majesté. Prenez. 
Frédéric prit la lettre, et salua la joie dans le cœur : il n’avait pas eu besoin de demander un congé ; comme si le général eût connu son plus cher désir, c’était lui qui le lui avait offert, et accompagné d’une faveur qu’il n’eût pas même eu l’idée de désirer. Aussi pressé de partir que le général Sturm l’était de le voir parti, Frédéric sortit du cabinet de son chef, et en deux bonds il se rendit dans la chambre où Bénédict l’attendait plein d’anxiété. 
— Cher ami, lui dit-il en lui jetant les bras au cou, vous aviez bien dit, c’était la Providence ! Je pars dans une heure pour Sadowa, et je n’ose pas trop vous dire ce que j’y vais faire. — Bon ! dites toujours, fit Bénédict, qui croyait que Frédéric mourait d’envie de parler. 
— Eh bien, je vais porter au roi les drapeaux pris sur l’Autriche à Aschaffenbourg. 
— Eh ! bon Dieu, que voulez-vous que cela me fasse, à moi ? Je ne suis pas de la paroisse. Je me bats en amateur, comme cela, où je me trouve, pour m’entretenir la main. Si tous les Prussiens étaient comme vous, je me serais battu avec les Prussiens. J’ai trouvé les Hanovriens et les Autrichiens plus aimables que les Berlinois, qui voulaient me manger tout cru. Je me suis battu dans les rangs hanovriens et autrichiens, voilà tout ! – Eh bien, maintenant, cher ami, continua Bénédict, pas de retard pour ne pas contrarier cet aimable capitaine Tempête, et en même temps pour échapper le plus lestement possible à certaine prédiction, qui m’inquiète moins, mais qui m’inquiète toujours. Nous allons donc dire adieu à grand’maman, à la baronne, à notre petite sœur Hélène ; nous n’oublierons pas M. le chevalier Louis de Bülow, qui, à l’âge de six semaines, est déjà un personnage intéressant. Après quoi, votre ami Bénédict vous conduira en personne à la gare, vous fera monter en wagon, fermera la portière sur vous, et ne s’en ira que quand vous serez parti. Allons, aux adieux ! aux adieux ! 
Frédéric ne se le fit pas dire deux fois. Il descendit d’abord, embrassa madame de Beling, à qui il apprit cette bonne nouvelle, sans cacher la joie qu’elle lui causait ; puis il alla chez sa petite sœur Hélène, où Karl, en entendant sa voix, ouvrit les yeux pour lui ; puis enfin il garda ses plus longs et ses plus tendres adieux pour la baronne et son enfant. 
Il embrassait ce dernier pour la dixième fois dans son berceau, lorsque le même soldat qui était déjà venu le chercher vint le prier de ne point prendre les drapeaux qui étaient dans l’antichambre du général sans entrer dans son cabinet et lui parler une dernière fois. Frédéric prit congé de sa femme et rencontra Bénédict qui l’attendait sur l’escalier. — Que voulait encore ce soldat ? demanda Bénédict avec inquiétude. Frédéric le lui dit. Le front de Bénédict se plissa. Puis, après un soupir et une seconde réflexion : 
— Si vous m’en croyez, Frédéric, lui dit-il, vous n’irez pas.
 — Impossible, cher ami.
— Ce n’est pas un ordre, c’est une prière. 
— Plus c’est une prière, répondit Frédéric, plus, du général Sturm à moi, c’est un ordre. Embrassons-nous donc, et au revoir ! Les deux amis s’embrassèrent sur l’escalier, et Bénédict le regarda s’éloigner en murmurant : 
— La première fois, c’était la Providence. La seconde fois, j’ai bien peur que ce ne soit la fatalité !


XXXVIII 
Fatalité

Le général était dans son cabinet avec la même placidité d’esprit et avec le même gracieux visage. 
— Pardon de vous retarder, mon cher Frédéric, dit-il au jeune homme, après vous avoir tant pressé pour partir ; mais j’ai un petit service à vous demander. 
Frédéric s’inclina.
Sturm se croisa les bras, et, s’avançant vers Frédéric : 
— Et vous croyez, vous, baron, que je permettrai à un homme sous mes ordres de me refuser quelque chose ? 
— Je crois que vous réfléchirez que vous me demandez une chose non-seulement injuste, mais déshonorante, et que vous me saurez gré de vous avoir refusé. Laissez-moi partir, général, et faites appeler à ma place un homme de police : celui-là ne saura rien vous refuser, car vous ne demanderez rien qui ne soit dans ses attributions. 
— Monsieur le baron, répondit Sturm, j’envoyais au roi un bon serviteur pour lequel je demandais une récompense, je ne saurais faire récompenser un homme dont j’ai à me plaindre. Rendez-moi la lettre pour Sa Majesté. 
Frédéric tira la lettre de sa poitrine et la jeta dédaigneusement sur le bureau. 
Le visage du général s’empourpra, les taches qui le couvraient apparurent livides, son œil jeta une flamme.
— J’écrirai au roi, s’écria Sturm furieux, et il saura comment il est servi par ses officiers. 
— Écrivez de votre côté, monsieur, je lui écrirai du mien, répondit Frédéric, et il saura comment il est déshonoré par ses généraux. 
Sturm bondit et, en bondissant, saisit sa cravache. 
— Je crois que vous avez dit déshonoré, monsieur ! fit-il ; vous ne répéterez pas le mot, j’espère ? 
— Déshonoré ! répéta froidement Frédéric. Sturm poussa un cri de rage, éleva sa cravache sur le jeune officier ; mais, en voyant le calme de Frédéric, il la laissa retomber. 
— Qui menace frappe, monsieur, répondit Frédéric, c’est donc comme si vous m’aviez frappé. Il alla à la table où il avait déjà écrit, et, d’une main ferme, il traça quelques lignes. Puis il ouvrit la porte de l’antichambre, et, appelant les officiers qui étaient là : 
— Messieurs, dit-il, je confie ce papier à votre loyauté. Lisez tout haut ce qu’il contient. 
« Je donne ma démission de chef d’état-major du général Sturm et d’officier dans l’armée prussienne. » Ce jourd’hui, 22 juillet 1866, midi 25 minutes. 
» FRÉDÉRIC DE BÜLOW. » 
— Que veut dire cela ? demanda Sturm. 
— Cela veut dire, reprit Frédéric, que, depuis deux minutes déjà, je ne suis plus au service de Sa Majesté ni au vôtre, et que vous m’avez insulté. – Messieurs, cet homme vient de lever sur moi la cravache qu’il tient à la main. – Et, comme vous m’avez insulté, vous me rendrez raison. – Gardez ma démission, messieurs, et soyez témoins que je suis libre de tout devoir militaire au moment où je dis à monsieur qu’il n’est plus mon chef, et que, par conséquent, je ne suis plus son inférieur. – Monsieur, vous m’avez fait une injure mortelle, je vous tuerai ou vous me tuerez. 
Sturm éclata de rire. 
— Vous donnez votre démission, dit-il ; eh bien, moi, je ne l’accepte pas. Aux arrêts, monsieur, dit-il en frappant du pied et en marchant sur Frédéric. Aux arrêts, pour quinze jours ! 
— Vous n’avez plus d’ordre à me donner, monsieur. Je ne m’y rendrai pas. Sturm frappa du pied et fit encore un pas pour se rapprocher de Frédéric. 
— Aux arrêts, répéta-t-il. 
Frédéric détacha ses épaulettes et se contenta de répondre : 
— Il est midi trente-cinq minutes, monsieur ; depuis dix minutes, vous n’avez plus le droit de me parler ainsi. Sturm, exaspéré, livide, l’écume à la bouche, leva pour la seconde fois sa cravache sur le major ; mais, cette fois, il la lui laissa retomber sur la joue et sur l’épaule.
Frédéric, qui s’était contenu jusque-là, jeta un cri de rage, fit un bond en arrière, et tira son épée. — C’est bien, monsieur, vous n’irez pas aux arrêts, dit Sturm ; mais vous passerez devant un conseil de guerre. – Ah ! l’imbécile ! ajouta-t-il en éclatant de rire, qui aime mieux être fusillé que de donner vingt-cinq adresses. À cet impudent éclat de rire du général, Frédéric perdit complétement la tête et se jeta sur lui ; mais il trouva sur sa route les trois ou quatre officiers qu’il avait appelés, qui lui dirent à voix basse : 
— Sauvez-vous, nous le calmerons. 
— Et moi, messieurs, dit Frédéric, me calmerez-vous, moi qu’il a frappé ? 
— Nous vous donnons notre parole d’honneur que nous n’avons pas vu le coup, dirent les officiers.
Deux officiers voulurent suivre Frédéric en lui faisant des observations.
— Mais, moi, je l’ai senti. Et, comme, moi aussi, j’ai donné ma parole d’honneur que l’un de nous deux mourrait, il faut que l’un de nous deux meure. – Adieu, messieurs !
— Tempêtes et tonnerres ! messieurs, dit le général von Sturm, que personne ne sorte, excepté cet insensé, que le grand prévôt saura bien trouver partout où il sera. 
Les jeunes gens s’arrêtèrent la tête basse. Frédéric s’élança hors du cabinet. La première personne qu’il rencontra dans les escaliers fut la vieille baronne de Beling. 
— Eh ! monsieur, que faites-vous donc ainsi l’épée à la main ? lui demanda-t-elle. 
— Ah ! c’est vrai, madame, dit-il. Et il remit l’épée au fourreau. 
Puis il courut à la chambre de sa femme, l’embrassa, la serrant violemment contre son cœur ; puis il embrassa l’enfant, le tirant de son berceau, l’élevant à la hauteur de sa tête et le regardant jusqu’à ce que les larmes l’empêchassent de voir ; enfin, le mettant sur la poitrine de sa mère, il les prit tous deux dans ses bras, les unit tous deux dans un même baiser, et bondit hors de la chambre. 
Cinq minutes après, la détonation d’un coup de pistolet fit tressaillir toute la maison. 
Celui qui était le plus à même d’entendre fut Bénédict, qui était entré chez Hélène ; c’était celui qui, dans la prévision vague du danger, avait eu le plus de crainte. 
À ce bruit, Karl ouvrit les yeux et prononça le nom de Frédéric. On eût dit que, plus près que les autres de la mort, il avait reçu d’elle la communication de ce qui venait de se passer. 
Bénédict répondit au nom de Frédéric par un cri de terreur, car il ne pouvait oublier la prédiction fatale qu’il venait de lui faire, et, s’élançant hors de la chambre, traversa le palier, poussa la porte de Frédéric : elle était fermée en dedans. 
Bénédict l’enfonça d’un coup de pied. 
Frédéric était étendu sur le plancher, sa main tenait encore le pistolet avec lequel il venait de se tuer. Il en avait appuyé le canon sur la trempe droite, et il avait fait feu. Sur la table était un papier écrit de sa main. 
Il contenait ces mots : 
« Frappé au visage par le général Sturm, qui a refusé de me donner satisfaction, je n’ai pas voulu mourir déshonoré : mon dernier désir est que ma femme, en habit de veuve, parte ce soir pour Berlin et aille demander à Sa Majesté la reine la remise de cette contribution de vingt-cinq millions de florins. Ce sera pour ma veuve un adoucissement à la douleur que lui causera ma mort. » 
Je lègue à mon ami Bénédict le soin de ma vengeance. » 
FRÉDÉRIC, baron DE BÜLOW. » 
Bénédict achevait de lire ce papier lorsqu’il entendit un cri douloureux derrière lui. Il se retourna et n’eut que le temps d’étendre les bras pour y recevoir madame de Bülow. La jeune femme, en entendant le coup de pistolet, en se rappelant l’agitation et les larmes de Frédéric en l’embrassant, agitation et larmes qu’elle avait mises d’abord sur le compte de son départ, avait été frappée d’un éclair de terreur. Le bruit de la détonation lui avait paru venir de la chambre de son mari. Elle était sortie de la sienne, avait monté et avait vu de la porte, spectacle terrible ! son Frédéric étendu dans son sang. 
Frédéric la laissa glisser doucement entre ses bras jusqu’à ce qu’elle tombât à genoux près du cadavre de son mari ; puis, comme il apercevait la vieille baronne de Beling, qui, elle aussi montait au bruit, il laissa la mère et la fille près du corps inanimé de son ami, emportant avec lui le testament de mort. 
À la porte de sa chambre, il trouva Hélène inquiète. 
— C’était Karl qui devait mourir, lui dit-il, et c’est Frédéric qu’il faut pleurer ! Mais faites attention que la moindre émotion peut tuer Karl ; vous êtes forte, Frédéric est votre beau-frère seulement, pas de larmes. Pleurez-le du cœur, et que Karl ne sache pas que son ami est mort. 
Hélène devint pâle comme sa robe ; elle mit la main sur son cœur et pencha sa tête sur l’épaule de Bénédict. 
— Ainsi ?... dit-elle. 
— Frédéric vient de se tuer, répondit Bénédict ; allez lui donner le dernier baiser qu’une sœur doit à son frère. Puis revenez près de Karl et ne vous inquiétez plus de rien. Votre sœur a une mission à accomplir, elle l’accomplira ; je me charge, moi, de tout le reste. Je vais près de Karl pour qu’il ne soit pas seul pendant les dix minutes que je vous donne pour pleurer avec votre sœur et votre mère. 
Bénédict avait, dans certains moments, une solennité dans la voix et une fermeté dans la parole qui ne permettaient pas qu’on lui désobéît. 
Hélène monta l’escalier toute tremblante et les genoux fléchissants, tandis que Bénédict reprenait sa place auprès de Karl. 
Karl allait de mieux en mieux ; il avait les yeux ouverts, il salua Bénédict du sourire et de la main.
Lorsqu’Hélène rentra dans la chambre de Karl, Bénédict put voir d’un coup d’œil la puissance qu’elle avait exercée sur elle-même : elle était pâle, ses yeux étaient rougis, mais pas une larme n’en sortait. Sa voix était calme et son sourire écartait toute idée du fatal événement qui venait de mettre en deuil toute la maison. 
En la voyant paraître, Bénédict fit un signe d’adieu à Karl, serra la main d’Hélène et sortit. 
Arrivé sur le palier, Bénédict hésita pour savoir s’il devait d’abord faire une visite au général Sturm, ou bien communiquer à Emma l’article du testament de son mari qui lui était relatif. 
Après avoir réfléchi un instant, il pensa que la distraction la plus efficace d’une grande douleur est un grand devoir à remplir. 


XXXIX 
La veuve 

Lorsqu’Hélène rentra dans la chambre de Karl, Bénédict put voir d’un coup d’œil la puissance qu’elle avait exercée sur elle-même : elle était pâle, ses yeux étaient rougis, mais pas une larme n’en sortait. Sa voix était calme et son sourire écartait toute idée du fatal événement qui venait de mettre en deuil toute la maison. 
En la voyant paraître, Bénédict fit un signe d’adieu à Karl, serra la main d’Hélène et sortit. 
Arrivé sur le palier, Bénédict hésita pour savoir s’il devait d’abord faire une visite au général Sturm, ou bien communiquer à Emma l’article du testament de son mari qui lui était relatif. 
Après avoir réfléchi un instant, il pensa que la distraction la plus efficace d’une grande douleur est un grand devoir à remplir. 
En conséquence, il jugea qu’il devait commencer par communiquer à Emma la volonté dernière de son mari. 
Il monta l’étage qui le séparait de la chambre de Frédéric, et, du seuil de la porte, jeta un coup d’œil dans cette chambre. 
Emma, les yeux au ciel et pleurant, tenait son mari couché sur ses genoux à peu près comme la madone de Michel-Ange qu’on nomme la Pietà garde son fils Jésus couché sur les siens. 
La vieille baronne se tenait debout, contemplant le spectacle douloureux de sa fille pleurant à vingt ans un époux mort à trente. 
Il resta un instant immobile et muet. 
Puis, de sa voix sonore : 
— Emma, ma sœur, dit-il, votre mari en mourant vous a imposé un pieux devoir que vous allez accomplir sans retard, car le désir des morts est sacré. 
Emma tourna la tête et dirigea vers lui ses yeux incertains. 
— Que me dites-vous ? fit-elle. Je ne comprends pas. 
— Vous allez comprendre, reprit Bénédict en présentant à Emma les quelques lignes écrites par Frédéric avant de mourir. Emma saisit si vivement le papier, qu’elle le lui arracha des mains. 
— Il a donc écrit quelque chose ? il a donc pensé à moi ? s’écria-t-elle. 
Et elle lut. 
— Oh ! oui, oui ! Martyr de ton honneur, murmura-t-elle après avoir achevé, oui, je t’obéirai ! Oui, toi qui as été bon pendant ta vie, je t’aiderai à être grand après ta mort. – Ma mère ! des vêtements noirs, des voiles de deuil, je pars pour Berlin. 
La vieille baronne secoua la tête, elle croyait que sa fille devenait folle. 
— Oh ! ce misérable Sturm ! ajouta Emma ; le pauvre Frédéric me le disait bien, dans ses lettres, qu’il lui arriverait malheur avec cet homme. 
— Cher Bénédict, ajouta-t-elle en tendant la main à l’ami de son mari, c’est vous qu’il a chargé de sa vengeance, sa vengeance est en bonne mains, j’en remercie Dieu. Puis, comme sa grand’mère la regardait d’un œil étonné, elle lui dit : 
— Ah ! mon excellente mère, oui, je pars pour Berlin. Mon mari veut, pendant que sa blessure saigne encore, avant que sa tombe soit fermée, il veut que j’aille, tout en larmes, demander à la reine Augusta, auguste par le rang, auguste par le nom, la grâce, et ainsi, sans doute, il espère qu’une victime aura suffi pour la racheter. Puis, baisant son mari au front : 
— À bientôt, cher, attends-moi sur le lit mortuaire où tu t’es couché avant l’heure ; je vais où tu me prescris d’aller ; je réussirai, car tu seras avec moi. – Ma mère ! donnez-moi des vêtements noirs et des voiles de deuil. Elle posa doucement la tête de son mari sur le canapé où elle était assise elle-même, se leva, et, d’un pas lent, mesuré, automatique comme celui des gens dont le cœur bat non plus dans leur poitrine, mais dans la poitrine d’un autre, elle descendit l’escalier, suivie de sa mère et entra dans son appartement, laissant à Bénédict la garde de son mari. 
Bénédict avait eu raison : 
La douleur d’Emma demeurait certes aussi profonde, mais la conscience d’un grand acte à accomplir lui donnait des forces contre cette douleur. 
À coup sûr, si Frédéric ne lui eût laissé cette suprême mission, elle n’aurait pas eu l’idée de lutter. Les yeux au ciel et sur le corps de son mari, elle eût pleuré longuement, pleuré toujours. Maintenant, au contraire, un certain roidissement, dont elle ne se rendait pas compte elle-même, s’opérait dans toute sa personne. 
Les larmes coulaient sur ses joues ; mais, au lieu de se livrer à la douleur avec complaisance, elle semblait ignorer qu’elle pleurât. Les habits du deuil de sa mère étaient encore là. On se rappelle qu’elle avait attendu la fin de ce deuil pour épouser Frédéric. Au bout d’un an de mariage, elle reprenait le deuil qu’elle avait quitté. 
Celui qu’elle allait revêtir devait durer tout le reste de sa vie. 
Tout en s’habillant, elle adressait à sa mère, avec l’ardeur de la fièvre, ses recommandations, dont pas une ne serait sortie de sa bouche si elle fût restée en province. Elle lui expliquait comment elle voulait que Frédéric, revêtu de son grand uniforme, fût couché sur un lit de parade où tous ses amis pourraient le visiter. Elle calculait qu’il lui fallait une nuit pour arriver à Berlin, un jour pour arriver près de la reine ; douze autres heures pour revenir. C’étaient donc quarante-huit heures d’absence, quarante-huit heures qu’elle allait passer loin de ce cher cadavre, près duquel elle reviendrait avec la même ardeur que s’il était vivant. Alors, elle lui raconterait tout ce qu’elle avait fait ; et, comme elle ne doutait pas de réussir, puisque Frédéric lui avait dit que son esprit serait avec elle, Frédéric serait content d’elle et reposerait tranquillement dans son tombeau.
Elle se faisait raconter les détails de la mort de M. Fischer ; quant à ceux de la mort de son mari, elle ne les oublierait pas ; contre le misérable qui l’avait frappé, contre ce Sturm qui était cause de sa mort, elle ne disait rien. – Frédéric n’avait-il pas légué sa vengeance à Bénédict, et n’était-elle pas sûre qu’il serait vengé ? 
Elle hâtait sa toilette, elle regardait l’heure, elle demandait celle du départ du chemin de fer. Il semblait qu’elle eût reçu une mission céleste, parce qu’elle l’avait reçue des mains de l’ange de la Mort. 
Lorsqu’elle fut complétement habillée, elle monta à cette chambre où il lui semblait que Frédéric l’attendait. Tout mort qu’il était, une communication s’établissait entre eux. 
Frédéric lui demandait : 
— Es-tu prête à faire ce que j’ai ordonné ? Pars-tu ? Et elle répondait : 
— Regarde, me voici toute vêtue de noir, je pars. 
Elle retrouva Bénédict près de son ami. Bénédict fut étonné, en la voyant, de la puissance de sa volonté. Emma lui faisait comprendre les Lucrèces et les Cornélies de l’antiquité. 
Son pas était ferme ; ses poings raidis et ses sourcils froncés indiquaient la victoire de sa volonté, non pas sur la douleur, mais sur la faiblesse. 
Elle souffrait autant ; seulement, elle était plus forte. 
Elle prit sur le bureau de son mari des ciseaux, coupa une boucle de ses cheveux, l’enferma dans un papier, et mit ce papier dans sa poitrine. 
Elle renouvela à Bénédict les recommandations qu’elle avait faites à sa mère, rappela elle-même qu’il était temps de se rendre au chemin de fer, et dit à Bénédict :
— Frère, vous deviez l’y conduire, c’est moi que vous conduirez à sa place, Dieu l’a voulu ainsi ; la main de Dieu est parfois bien lourde ; mais elle est toujours sacrée ! Donnez-moi le bras et partons.
Sur l’escalier, elle rencontra sa mère : par un enchaînement naturel des pensées du cœur, sa mère lui fit souvenir de son enfant. Elle entra encore dans l’appartement pour embrasser l’orphelin de père et en sortit en essuyant une larme, et, comme madame de Beling lui demandait en l’embrassant : 
— Ne vas-tu pas dire adieu à ta sœur Hélène ? 
Elle répondit : 
— Ma sœur Hélène a ses pleurs comme j’ai les miens. 
Et elle continua son chemin. 
Arrivée devant la porte de l’appartement de Sturm, elle s’arrêta un instant ; son œil, en regardant cette porte, prit une expression sombre, son sein se souleva, ses dents se serrèrent, et, d’un geste terrible, mais sans dire un mot, elle montra cette porte à Bénédict, ou plutôt lui désigna celui qui était caché derrière. 
— Soyez tranquille, dit Bénédict, c’est juré ! 
La voiture de Lenhart était à la porte, ils y montèrent tous deux, et ce véhicule les conduisit à la gare de Berlin. 
Madame de Bülow s’inquiéta un instant d’avoir à traverser sans aucune permission, sans passe-port, la Hesse, les États de Thuringe et la Prusse, mais il lui sembla que le deuil dont elle était vêtue et la mission qu’elle allait remplir devaient lui ouvrir toutes les barrières. Elle demanda à quelle heure elle serait à Berlin. 
On lui répondit qu’à moins d’obstacles imprévus, elle y serait à neuf heures du matin. 
Elle était sûre que l’audience qu’elle allait demander ne se ferait pas attendre, étant connue du chambellan et venant au nom de son mari, qui était connu du roi. 
Son dernier mot à Bénédict, en l’embrassant comme elle eût embrassé un frère, fut celui-ci :
— Vous ne le quitterez point, n’est-ce pas ? En rentrant à la maison, Bénédict frappa à la porte de l’appartement du général Sturm. 
Le général était sorti. Bénédict pria qu’on vînt le prévenir aussitôt qu’il serait rentré ; puis il monta droit à la chambre de Frédéric ; la vieille grand’mère, la bonne madame de Beling, priait seule, à genoux près du corps. 
Il s’approcha d’elle et lui baisa respectueusement la main. 
— Madame, lui dit-il, nous devons, n’est-ce pas ? suivre en tous points les désirs de madame votre fille. Son mari, a-t-elle dit, doit être couché sur un lit de parade, et tous ses amis prévenus de sa mort, afin qu’ils puissent lui dire un dernier adieu. Jetons son manteau militaire sur le premier lit venu, attachons-lui ses croix sur la poitrine, ouvrons les portes de sa chambre à deux battants, et nous aurons rempli les intentions de sa veuve. Quant aux invitations de venir le voir, je me charge de les faire passer. Maintenant, madame, faites préparer le lit, faites-le couvrir de son manteau, je porterai moi-même le corps de mon ami. 
La vieille baronne de Beling se leva, salua Bénédict en lui disant qu’elle allait faire ce qu’il lui avait demandé, et sortit en promettant à celui-ci de lui envoyer Hans, dont il avait besoin. Hans monta, en effet, cinq minutes après que madame de Beling eut disparu : ce fut alors seulement que Bénédict étudia la blessure, à peine visible : la balle était entrée dans la tempe, avait brisé le crâne, mais n’était pas ressortie de l’autre côté de la tempe. 
La mort avait été instantanée, de sorte que peu de sang avait été répandu. La ligne qui le traçait ne descendait pas jusqu’au col de son habit. 
Bénédict et Hans n’eurent donc qu’à laver la plaie avec une éponge et à faire repasser les cheveux par-dessus pour la recouvrir. Si ce n’eût été sa pâleur, on eût pu le croire endormi et vivant. 
Bénédict et Hans le descendirent habillé comme il était dans sa chambre du premier étage. Ils trouvèrent le lit couvert du grand manteau militaire, et le couchèrent dessus. 
Puis, chargeant la baronne de Beling de ranger autour de la couche mortuaire des cierges qui devaient y brûler, il remonta chez Frédéric et écrivit les quatre billets suivants : 
« Le baron Frédéric de Bülow vient de se brûler la cervelle à la suite d’une insulte qu’il a reçue du général Sturm, lequel a refusé de lui rendre raison. Il est exposé au premier étage de la maison de Chandroz. Ses amis sont invités à y venir faire leur dernière visite. 
» Son exécuteur testamentaire, 
» BÉNÉDICT TURPIN. 
» P.-S. – Vous êtes prié de répandre la nouvelle de cette mort le plus promptement et le plus publiquement possible. 
» Cela fait, il se fit donner par Hans les noms des quatre amis qui visitaient le plus habituellement Frédéric, mit leurs différentes adresses sur les quatre lettres, et les fit porter. Puis, comme on vint lui annoncer que le général Sturm venait de rentrer chez lui, il descendit et fit donner son nom. 
Le général Sturm n’avait jamais entendu prononcer le nom de Bénédict Turpin : il ordonna d’introduire celui-ci dans son cabinet, où étaient la plupart des jeunes officiers qui avaient assisté à la fin de sa querelle avec Frédéric. 
Quoique le général Sturm ne fût aucunement informé des suites de cette querelle, étant sorti de la maison presque au moment où Frédéric remontait chez lui, son visage conservait encore les traces de la colère dans laquelle il s’était mis. 
Introduit dans le cabinet, Bénédict s’approcha gracieusement du général. 
— Monsieur, lui dit-il, peut-être ignorez-vous qu’à la suite de l’affaire que vous avez eue avec lui, et de l’insulte qu’il a reçue de vous, mon ami Frédéric de Bülow, voyant que vous lui refusiez la satisfaction à laquelle il avait droit... s’est brûlé la cervelle. 
Le général fit un mouvement. 
Les jeunes officiers se regardèrent. 
— Il a laissé, continua Bénédict, ses dernières volontés écrites sur ce papier. Je vais vous le lire. 
Si impassible que fût le général Sturm, il fut pris, à ces paroles de Bénédict, d’une espèce de tremblement nerveux qui le força à s’asseoir. 
Bénédict tira un papier de sa poche et lut de sa voix la plus calme et la plus courtoise. 
« Frappé au visage par le général Sturm qui a refusé de me donner satisfaction, je n’ai pas voulu vivre déshonoré. » 
— Vous entendez, monsieur, n’est-ce pas ? dit Bénédict. 
Le général fit signe de la tête que oui. Les jeunes officiers se serrèrent les uns contre les autres.
« Frappé au visage par le général Sturm, qui a refusé de me donner satisfaction, je n’ai pas voulu mourir déshonoré : mon dernier désir est que ma femme, en habit de veuve, parte ce soir pour Berlin et aille demander à Sa Majesté la reine la remise de cette contribution de vingt-cinq millions de florins. Ce sera pour ma veuve un adoucissement à la douleur que lui causera ma mort. » 
Je lègue à mon ami Bénédict le soin de ma vengeance. » 
FRÉDÉRIC, baron DE BÜLOW. » 
— J’ai l’honneur de vous prévenir, monsieur, ajouta Bénédict Turpin, qu’en exécution des ordres de son mari, je viens de conduire madame de Bülow au chemin de fer de Berlin. 
Le général Sturm se leva. 
— Attendez, monsieur, dit Bénédict, il me reste une dernière ligne à vous lire, et comme vous allez le voir, elle n’est pas sans importance. 
« Je lègue à mon ami Bénédict le soin de ma vengeance. » 
— Que veut dire ceci, monsieur ? demanda le général. 
Pas un souffle ne sortait de la bouche des jeunes officiers. 
— Cela veut dire, monsieur, reprit Bénédict en saluant, que, dès que j’en aurai fini avec les soins que j’ai à remplir près de la malheureuse famille de Chandroz, je viendrai vous demander quel est votre heure et quelles sont vos armes, pour remplir, en vous tuant, les dernières intentions de mon ami Frédéric. 
Et Bénédict, saluant le général, puis les jeunes officiers, comme il l’eût fait en quittant le salon le plus amical, sortit avant que ni les uns ni les autres fussent revenus de leur surprise.

Deux choses avaient particulièrement frappé Sturm, dans le
court testament laissé par Frédéric.
D’abord le legs de vengeance fait à Bénédict ; mais, il faut
rendre justice à qui de droit, c’était ce qui l’inquiétait le moins.
Sturm, enfant de ses oeuvres, de petite noblesse, ayant commencé
par les grades inférieurs, avait, à force de courage, nous
dirions presque de férocité, gagné, dans la guerre de 1848, contre
Bade, contre la Saxe, dans celle du Sleswig-Holstein, et dans la
dernière guerre, tous ses grades jusqu’à celui de général de
brigade. Il n’avait point été tellement troublé par la présence de
Bénédict et par la courtoise menace que celui-ci lui avait faite,
qu’il ne pût reconnaître dans le jeune homme un homme du
monde et même un homme élégant.
Or, il y a cette malheureuse erreur répandue parmi tous les militaires, que l’on n’est généralement brave que sous l’uniforme, et qu’il faut avoir vu la mort de près pour n’avoir pas peur de la mort.
Nous savons que, sous ce dernier rapport, Bénédict n’avait rien à envier aux soldats les plus braves. Sous quelque aspect que se présentât la mort, que ce fût à la pointe de la baïonnette, par la griffe d’un tigre, par la trompe d’un éléphant, par la morsure d’un serpent venimeux, c’est toujours la mort, c’est-à-dire l’adieu au soleil, à la vie, à l’amour, à tout ce qui est beau, à tout ce qui est grand, à tout ce qui fait battre le coeur, enfin, pour entrer dans ce sombre mystère qu’on appelle le sépulcre. Puis Sturm ne comprenait pas la menace réelle, car il la comprenait avec son tempérament et son caractère, Sturm ne comprenait la menace réelle
qu’avec de grands cris, de grands gestes, des menaces, des jurons. Or, l’extrême politesse de Bénédict ne lui présentait pas l’idée d’un danger bien sérieux ; il se figurait, comme tous les esprits vulgaires, que quiconque met dans un duel les formes polies des relations ordinaires de la vie est un homme qui se réserve, par sa politesse même, une voie de retraite.
En outre, nous l’avons dit, Sturm était brave jusqu’à la témérité, adroit à tous les exercices du corps : on le savait de première force sur toutes les armes, à l’épée surtout. Ce n’était donc pas, comme nous l’avons dit, ce legs fait par Frédéric à Bénédict qui l’inquiétait le plus.
Mais il était dit dans ce court testament que Madame de Bulow partait pour Berlin et allait demander à la reine la remise de la contribution imposée.
Or, cette contribution imposée par le général Manteuffel avait été pour son recouvrement remise aux soins des généraux de Roeder et Sturm.
Si, par une cause quelconque venant du roi ou de la reine, cette contribution n’était point payée, la mauvaise humeur du général en chef pouvait retomber sur ses subordonnés.
Il fallait donc, coûte que coûte, que cette contribution rentrât avant que madame de Bulow en obtint la remise.
Laissant donc de côté toute préoccupation, même celle de la mort de Frédéric, Sturm courut chez le général de Roeder pour lui raconter ce qui se passait.
Il trouva de Roeder déjà furieux.

XLI

La reine Augusta

Pendant cette nuit si douloureuse pour la famille Fellner, la baronne de Bülow voyageait rapidement sur la route de Berlin, où elle arriva vers huit heures du matin.
Dans toute autre circonstance, elle eût écrit à la reine, elle eût demandé une audience et suivi toutes les formalités voulues par l’étiquette.
Mais il n’y avait pas de temps à perdre, le général de Roeder n’avait donné que vingt-quatre heures pour le payement de la contribution. C’était à dix heures du matin que l’échéance arrivait, et la ville, en cas de refus, était menacée de pillage et de bombardement immédiats.
Des affiches placées au coin de toutes les rues annonçaient que, le lendemain, à dix heures, dans l’ancienne salle du Sénat, le général attendrait, avec tout son état-major, le payement de la contribution.
Comme pour peser l’or de Rome se rachetant des Gaulois, des balances seraient prêtes.
Il n’y avait donc pas une minute à perdre.
Aussi, en descendant du wagon, madame de Bulow prit-elle une voiture et se fit-elle conduire directement au petit palais.
C’était là qu’habitait la reine depuis le commencement de la guerre.
Madame de Bulow fit demander le chambellan Waals. C’était, comme nous l’avons dit, un ami de son mari ; il s’empressa d’accourir, et, en la voyant toute vêtue de noir, il s’écria :
— Grand Dieu ! Frédéric aurait-il été tué ?
— Il n’a pas été tué, mon cher comte, il s’est tué lui-même, répondit la baronne, et j’ai besoin, sans une minute de retard, de voir la reine.
Le chambellan ne souleva aucune difficulté. Il savait combien le roi faisait cas de Frédéric il savait aussi que la reine connaissait sa veuve. Il s’empressa d’aller solliciter d’elle l’audience que désirait madame de Bulow.
La reine Augusta est connue par toute l’Allemagne pour sa bonté parfaite, pour son esprit distingué. Aussitôt qu’elle eut appris par son chambellan la présence d’Emma et qu’elle eut su que, toute vêtue de noir, elle venait probablement implorer quelque grâce, elle s’écria :
— Faites-la entrer ! faites-la entrer !
Madame de Bulow fut prévenue à l’instant même.
En sortant du salon où elle se trouvait, elle vit la porte des appartements royaux ouverte, et sur cette porte la reine Augusta, qui l’attendait. Sans faire un pas de plus, la baronne mit un genou en terre. Elle voulut parler, mais ces mots seuls s’échappèrent de sa bouche :
— Ô très-chère Majesté !
La reine vint à elle et la releva.
— Que voulez-vous, ma chère baronne ? lui dit-elle. Qui vous
amène ? Pourquoi ce deuil ?
— Ce deuil, Majesté, c’est celui d’un homme et d’une petite ville qui me sont bien chers : c’est celui de mon mari qui est mort, c’est celui de ma ville natale qui agonise.
— Votre mari est mort ! Pauvre enfant ! je le savais déjà !
Waals me l’avait dit. Je doutais encore, mais il a ajouté qu’il s’était tué. Qui a pu le porter à cette extrémité ? Quelque injustice qui lui a été faite. Parlez, et nous la réparerons.
— Ce n’est point cela qui m’amène, madame, ce n’est pas moi que mon mari a chargée du soin de sa vengeance ; je n’ai donc de ce côté qu’à laisser faire la volonté de Dieu et la sienne ; ce qui m’amène, madame, ce sont les cris de désespoir de ma ville natale, dont vos armées, ou plutôt vos généraux, semblent avoir juré la ruine.
— Venez donc, mon enfant, dit la reine ; vous me conterez cela plus longuement et surtout plus amicalement.
Elle emmena Emma dans le salon, la fit asseoir près d’elle ; mais la jeune femme se laissa glisser du canapé et se trouva de nouveau à genoux devant la reine.
—Dieu m’est témoin, madame, que je ne me suis pas attribué cette importance de venir plaider pour la malheureuse ville. C’est mon mari qui, en mourant, m’a dit : « Va ! » et je suis venue.
— Mais que faire ? demanda la reine.
— Votre Majesté n’a à recevoir de conseils que de son coeur. Mais, je le répète, si aujourd’hui à dix heures il n’y a pas de contre-ordre du roi, ma ville natale est perdue.
— Si encore le roi était ici, fit la reine.
— Grâce au télégraphe, Votre Majesté sait qu’il n’y a plus de distance. Une dépêche de Votre Majesté au roi, on peut avoir la réponse dans une demi-heure, et dans une autre demi-heure la réponse est transmise.
— Vous avez raison, dit la reine Augusta, en allant à un petit bureau chargé de papiers.
Et elle écrivit :
À sa Majesté le roi de Prusse Guillaume Ier.
« Berlin, 23 juillet 1866.
» Sire,
» Je viens humblement et instamment demander la remise de la contribution de 25 millions de florins, imposée arbitrairement.
» Votre très-humble servante et tendre épouse,
» AUGUSTA.
» P.-S. – Réponse immédiate. »
Elle tendit le papier à Emma, qui lut, baisa la signature et le lui
rendit.
La reine sonna aussitôt.
— Appelez-moi M. de Waals, dit-elle.
M. de Waals accourut.
— Portez ce télégramme au télégraphe du palais et attendez la réponse. – Et vous, mon enfant, continua la reine, occupons-nous de vous. Vous devez être brisée, vous devez mourir de faim !
— Oh ! madame, fit la baronne.
La reine sonna de nouveau.
— Apportez mon déjeuner ici, dit-elle ; la baronne en prendra sa part.
Emma se leva.
On apporta une collation que la baronne toucha du bout des lèvres.
À chaque bruit de pas, elle tressaillait, croyant entendre M. de Walls. Enfin, des pas précipités se firent entendre, la porte s’ouvrit, M. de Waals parut : il tenait la dépêche à la main.
Emma, oubliant la présence de la reine, se précipita vers le comte ; mais, honteuse de ce mouvement, elle s’arrêta à moitié chemin, et, s’inclinant devant la reine :
— Oh ! pardon, madame, dit-elle.
— Non ! fit la reine, prenez et lisez.
Emma prit la dépêche, l’ouvrit en tremblant ; jeta les yeux dessus et jeta un cri de joie.
Elle contenait ces mots :
« Sur la demande de notre épouse bien-aimée, la contribution de 25 millions de florins décrétée par le général Manteuffel est remise.
» GUILLAUME IER. »
— Eh bien, dit la reine, à qui faut-il transmettre cette dépêche pour qu’elle arrive à temps ? C’est vous qui avez obtenu cette grâce, ma chère enfant, c’est à vous que l’honneur doit en rester.
– Il est important que la décision du roi soit connue avant dix heures, avez-vous dit. Indiquez la personne à laquelle elle doit être adressée.
— En vérité, madame, je ne sais comment répondre à tant de bontés, dit la baronne à genoux, en baisant les mains de la reine ; Je crois que le plus sûr, excusez mon égoïsme, madame, mais, si vous me faites la grâce de me consulter, je demanderais
qu’elle fût adressée à madame de Beling, ma grand’mère ; à coup sûr, elle ne perdra pas un instant pour la faire parvenir à qui de droit.
— Il sera fait ainsi que vous le désirez, ma chère enfant, dit la reine.
Et elle ajouta :
« Cette grâce a été accordée à la reine Augusta par son auguste époux le roi Guillaume Ier ; mais elle a été demandée à la reine par sa fidèle amie, la baronne Frédéric de Bulow, sa première dame d’honneur.
» AUGUSTA. »
La jeune femme tomba aux genoux de la reine.
La reine la releva, l’embrassa, détacha de son épaule l’ordre de la reine Louise et l’attacha à l’épaule de la baronne.
— Quant à vous, dit-elle, vous avez besoin de quelques heures de repos, et vous ne partirez qu’après les avoir prises.
— Je demande pardon à Votre Majesté, répondit la baronne, mais deux personnes m’attendent, mon mari et mon enfant.
Cependant, comme le chemin de fer ne partait qu’à une heure de l’après-midi, et qu’il n’y avait pas moyen d’avancer ni de retarder l’heure, Emma se résigna à attendre.
La reine ordonna de la soigner comme si elle était déjà dame du palais, lui fit prendre un bain, quelques heures de repos et retenir un wagon-lit.


XLII

Les deux convois

On comprend qu’on ne s’occupât que de cela par toute la ville.
Ce qui excitait encore plus l’étonnement et la curiosité, c’étaient ces deux morts mystérieuses qui étaient survenues presque en même temps.
On se demandait comment Frédéric de Bulow, à la suite d’une insulte à lui faite par son général, avait eu l’idée, avant de se brûler la cervelle, d’imposer à sa femme ce pieux pèlerinage à Berlin, lui qui appartenait corps et âme à l’armée prussienne. Avait-il voulu racheter les terribles violences exercées par ses compatriotes ? – Puis, les jeunes officiers qui avaient assisté à la querelle entre Frédéric et le général n’avaient point été sans parler et sans dire quelque chose de cette querelle.
Dans ces coeurs jeunes qui n’avaient point encore eu le temps de se racornir au souffle des ambitions, tout sentiment du juste et de l’injuste n’était pas éteint comme dans celui de ces vieux soldats habitués à l’obéissance passive, quelque chose qu’on leur eût commandé. Beaucoup souffraient au fond de leur orgueil d’être employés comme exécuteurs d’une vengeance dont la cause se perdait dans les mystérieuses rancunes d’un ministre ancien ambassadeur. Ceux-là se disaient, quand ils se trouvaient dix, vingt, quarante dans la maison, qu’ils faisaient un métier non pas de soldats, mais de garnisaires et de recors.
Ceux-là avaient parlé, et, comme ils étaient loin de donner raison à leur général, ils avaient raconté quelques mots de la querelle qui avait eu lieu en leur présence, et ils avaient à peu
près laissé deviner le reste.
Les imprimeurs avaient reçu l’ordre de n’imprimer aucune affiche sans l’autorisation du commandant de place ; mais il n’y en avait pas un seul qui ne fût prêt à contrevenir à cet
ordre.
De son côté, Bénédict avait été trouver l’imprimeur du Journal des Postes, lequel s’engagea à lui donner dans deux heures deux cents copies du double télégramme de la reine et du roi. Il s’engageait, en outre, pourvu que ces affiches ne fussent pas d’une grandeur excessive, à les faire coller par tous ses colleurs ordinaires, qui risqueraient volontiers ce qu’il y avait à risquer, pour annoncer officiellement cette bonne nouvelle à leurs concitoyens.
On prit le même papier, la même couleur de papier, les mêmes caractères d’imprimerie que ceux qui annonçaient le suicide de M. Fellner.
Deux heures après, en effet, deux cents affiches étaient collées près des premières.

Elles contenaient ces mots :
« Hier, à deux heures de l’après-midi, comme on le sait déjà, le baron de Bulow s’est brûlé la cervelle à la suite d’une querelle avec le général Sturm, et dans laquelle le général l’avait insulté.
» Les causes de cette querelle ne demeureront un secret que pour ceux qui ne voudront pas le pénétrer.
» Une des clauses du testament ordonnait à madame de Bulow de partir pour Berlin, et de demander à Sa Majesté la reine Augusta la remise de la contribution de 25 millions de florins, imposée par le général Manteuffel. La baronne prit seulement le temps de mettre ses habits de deuil et partit.
» Nous sommes heureux de communiquer à nos concitoyens le double télégramme qu’elle nous envoie :
» Sire,
» Je viens humblement et instamment demander la remise de la contribution de 25 millions de florins, imposée arbitrairement.
» Votre très-humble servante et tendre épouse,
» AUGUSTA.»
» Le roi répondit télégramme pour télégramme.

» Voici la lettre de Sa Majesté :
« Sur la demande de notre épouse bien-aimée, la contribution de 25 millions de florins décrétée par le général Manteuffel est remise.
» GUILLAUME IER. »
On comprend quels attroupements se formaient devant ces deux affiches. Un instant, le mouvement qui se fit dans toute cette population ressembla à une émeute ; les tambours battirent, les patrouilles s’organisèrent et les citoyens reçurent l’ordre de
rester chez eux.
Les rues devinrent désertes. Les canonniers, dont, comme nous l’avons dit, les mèches avaient été allumées à dix heures du matin, demeurèrent mèches allumées près de leurs canons. Cettes espèce de menace dura trente heures. Cependant, comme au bout de ce temps les rassemblements ne se renouvelèrent point, comme aucune rixe n’eut lieu, comme aucun coup de feu ne fut tiré, toutes ces dispositions hostiles disparurent du 25 au 26.
Le matin, de nouveaux placards étaient affichés.
Ils contenaient l’avis suivant :
« Demain, 26 juillet, à deux heures de l’après-midi, auront lieu les obsèques de M. le bourgmestre Fellner et du chef d’état-major Frédéric de Bulow.
» Chaque cortége partira de la maison mortuaire et se réunira au Dôme, où un office commun sera célébré pour les deux martyrs.
» Les familles pensent qu’il ne sera pas besoin d’autre invitation que cet avis, et que la ville ne manquera point
à son devoir.
» Le deuil du bourgmestre Fellner sera conduit par son beau-frère le conseiller Kugler, et celui du major Frédéric de Bulow, par M. Bénédict Turpin, son exécuteur testamentaire. »
Nous n’essayerons pas de peindre l’intérieur des deux familles désolées. Madame de Bulow était arrivée le 24 vers une heure du matin. Tout le monde veillait dans la maison et priait autour du lit mortuaire. Quelques-unes des dames principales de la ville étaient venues attendre son retour ; elle fut reçue comme l’ange des miséricordes célestes.
Mais, au bout de quelques instants, on comprit quel devoir pieux l’avait ramenée si promptement près du chevet de son mari. Chacun se retira et on la laissa seule avec le cadavre bien-aimé.
Hélène, de son côté, veillait aussi près de Karl.
Deux fois dans la journée, elle était descendue, s’était agenouillée près du lit de Frédéric, y avait fait sa prière, l’avait embrassé au front et était remontée.
Karl allait mieux ; il n’était pas encore revenu, mais il revenait à la vie. Son oeil se rouvrait et pouvait se fixer sur celui d’Hélène. Sa bouche murmurait des paroles d’amour, sa main répondait à la main qui la pressait. Seul, le chirurgien demeurait soucieux, et, tout en encourageant le blessé, ne voulait rien répondre à Hélène, du moment qu’il se trouvait seul avec elle, répétant à toutes ses questions :
— Il faut attendre ! Je ne pourrai rien dire avant le huitième ou le neuvième jour.
Chez M. Fellner, le deuil était non moins grand. Tout ce qui avait occupé une place dans l’ancienne république : sénateurs, membres de l’Assemblée législative, membres des Cinquante-et-un, venaient s’incliner sur le corps de cet homme juste, en déposant sur son lit, l’un une couronne de laurier, l’autre une couronne de chêne, l’autre une couronne d’immortelles. Ce lit était un véritable char de triomphe. Jamais conquérant rentrant après une bataille gagnée et expirant au milieu de sa victoire n’avait réuni autour de lui tant de larmes, tant de prières, tant d’éloges.
Dès le matin du 26 juillet, lorsqu’on se fut aperçu que les canons avaient disparu et que la ville n’était plus menacée d’être égorgée au moment où elle s’y attendrait le moins, toute la ville afflua aux deux portes désignées par les tentures noires.
Une réunion presque aussi considérable se rassemblait au coin du Ross-Markt, près de la Grande-Rue. C’est là, on se le rappelle, qu’était située la maison que l’on avait l’habitude d’appeler la maison Chandroz, quoique personne de ce nom n’existât plus dans la maison, excepté Hélène, qui n’avait pas encore échangé son nom de jeune fille contre celui d’un mari.
Seulement, dans la rue qui correspondait à la maison du bourgmestre s’étaient réunis la bourgeoisie et le peuple, tandis qu’en face de la maison Chandroz s’était réunie particulièrement l’aristocratie de naissance, à laquelle elle appartenait.
Ce qu’il y avait d’étrange de ce côté où la mort avait frappé le représentant de deux classes à la fois, c’était la quantité d’officiers prussiens qui, pour rendre les derniers devoirs à leur
camarade, s’étaient réunis, au risque de déplaire à leurs supérieurs, les généraux de Roeder et Sturm. – Ces derniers avaient eu le bon esprit de quitter la ville sans essayer d’en réprimer le moins du monde les sentiments.
Au reste, au même instant et devant les deux maisons mortuaires, les sentiments de reconnaissance de leurs compatriotes se manifestaient de la même façon.
Lorsque M. le conseiller Kugler sortit de la maison du bourgmestre à la suite du corbillard, tenant par la main les deux fils du mort, les cris de « Vive madame Fellner ! vive madame Fellner ! vive ses enfants ! » retentirent en signe qu’on avait à lui exprimer, 
à elle, la reconnaissance que l’on portait à son mari. Ces cris allèrent la chercher au fond de sa chambre dans l’oratoire où elle avait prié jusqu’à trois heures du matin, pendant la nuit fatale ; elle comprit cet élan populaire qui montait à elle de tous les coeurs, et quand, vêtue de noir, elle parut sur le balcon avec ses quatre filles vêtues de noir comme elle, les sanglots éclatèrent et les larmes coulèrent de tous les yeux.
Même chose arriva quand se mit en marche le cercueil de Frédéric ; c’était au dévouement de sa veuve qu'on devait d’avoir échappé à sa ruine.
Le cri de « Vive madame de Bulow ! » s’élança de toutes les poitrines, se répéta jusqu’à ce que la jeune et belle veuve vînt, tout enveloppée de ses crêpes noirs, recevoir ce témoignage de gratitude que lui offrait la ville tout entière. Elle vint, salua, et l’on put entendre parmi cette immense réunion composée des quatre ou cinq populations différentes, ces mots courant par la foule :
— La pâleur et le deuil la rendent plus belle.
De même que les officiers n’avaient pas reçu d’ordre pour suivre le convoi de Frédéric, ni les tambours qui précèdent d’ordinaire les corbillards, ni les soldats qui l’accompagnent, lorsqu’il s’agit de conduire à sa demeure dernière un officier
supérieur, n’avaient été commandés ; mais, soit habitude des règlements habituels, soit sympathie pour le mort, les tambours qui eussent dû être commandés, le peloton qui eût dû se mettre sous les armes, tout se trouva présent au moment de partir, lorsque le convoi se mit en route. Ce fut donc au bruit des sourds roulements des tambours recouverts d’un crêpe que l’on s’avança vers le Dôme.
À l’endroit convenu, les deux convois se joignirent et s’avancèrent de front vers l’église, tenant toute la largeur de la rue. Seulement, comme deux fleuves qui se côtoieraient et dont les eaux ne se mêleraient pas, chaque conducteur funèbre marchait, son char mortuaire traînant derrière lui, l’un le bourgmestre, la bourgeoisie et le peuple, l’autre le baron de Bulow, l’aristocratie et l’armée.
Un instant, on eût dit que la paix était faite entre ces deux populations dont l’une pesait si cruellement sur l’autre, que la mort d’un homme estimé de tous pouvait seule les rapprocher
pour quelques instants, en les rendant immédiatement à leur hostilité respective.
À la grande porte du Dôme, les deux cercueils furent descendus et déposés à côté l’un de l’autre. – De là, à bras, on les conduisit dans le choeur de l’église ; mais l’église, envahie depuis le matin par cette population des grandes villes toujours avide de
spectacles, laissait à peine la place qu’il fallait aux deux cercueils pour arriver jusqu’à la nef. – L’appareil militaire, tambours et peloton de soldats, les suivit ; mais, quand cette foule qui entourait les deux cercueils voulut entrer et trouver place dans le temple, la chose fut impossible, et plus de trois mille personnes restèrent sous le porche et dans la rue.
La cérémonie commença, solennelle, lugubre, accompagnée de temps en temps de roulements de tambours et de bruits de crosses de fusil qui retombaient à terre : nul n’eût pu dire pour lequel de ces deux morts on rendait les honneurs militaires, de sorte que le
malheureux bourgmestre avait sa part des honneurs funèbres rendus par ceux-là même qui étaient causes de sa mort. Il est vrai que, de son côté, la Société du Lieder-Kranz entonnait de temps en temps des choeurs funèbres et qu’alors la voix de la population montait comme un orage et étouffait les roulements des tambours et le bruit des crosses de fusil retombant à terre.
L’office fut long, et, quoique privé des grandes pompes catholiques, il n’en produisit pas moins un effet immense sur ceux qui l’écoutaient.
Puis on se remit en marche pour le cimetière. Le bourgmestre avec ses chants funèbres, l’officier avec sa musique guerrière.
On arriva ainsi au but du dernier voyage.
Le caveau de la famille Chandroz était éloigné de celui du bourgmestre, de sorte que les deux convois se séparèrent pour suivre chacun son cercueil jusqu’au bout. Les deux cortéges
continuèrent leur marche. Autour de la tombe du bourgmestre, les chants, les discours, les couronnes d’immortelles. Sur celle de l’officier, les décharges de fusil, qui font tressaillir le soldat dans sa bière, et les couronnes de laurier, qui rendent plus douce et plus parfumée sa dernière couche.
Ce fut au soir seulement que la double cérémonie fut accomplie et que l’on vit descendre morne et silencieuse la foule, qui, séparée jusque-là, revenait, comme un immense courant, retrouver le lit qu’elle avait quitté.
Seulement, tambours, soldats, officiers groupés instinctivement les uns aux autres revenaient ensemble à leurs rangs, sinon comme une troupe hostile, du moins comme une masse sans rapports avec la population.
Bénédict, pendant toute la cérémonie, avait eu l’idée d’aller, le lendemain matin, trouver le général Sturm et de se présenter à lui comme l’exécuteur testamentaire de Frédéric, c’est-à-dire lui demander raison de l’insulte faite à son ami. 
Mais, en rentrant, il trouva Emma si accablée, Karl si faible, la vieille baronne de Beling si épuisée à la fois par l’âge et le malheur, qu’il pensa que la pauvre famille Chandroz avait encore besoin de lui. Or, deux choses inévitablement devaient arriver dans un duel comme celui dont il menaçait le général Sturm : ou il tuerait le général, ou le général le tuerait. 
S’il tuait le général, il était évident que, pour éviter la vengeance des Prussiens, il devrait partir l’instant même. S’il était tué, il devenait complétement inutile à la famille, qui lui paraissait avoir encore plus besoin de sa protection morale que de son appui matériel. 
Il résolut donc d’attendre quelques jours, mais il se promit d’envoyer sa carte chaque jour au général Sturm, et il se tint parole. Le général Sturm put donc, chaque matin, être convaincu que, s’il oubliait Bénédict, Bénédict ne l’oubliait pas.


XLIII 
La transfusion du sang 

Trois jours s’étaient écoulés depuis les événements que nous venons de raconter. Les premiers élans de la douleur s’étaient apaisés dans la double maison mortuaire. 
On pleurait encore, on ne sanglotait plus. 
Karl allait de mieux en mieux. Depuis deux jours, il s’était soulevé sur son lit et avait pu donner des signes de connaissance, non plus par des mots entrecoupés, par de tendres exclamations ou par de douces paroles, mais en prenant part à la conversation. Son cerveau, qui, comme le reste de son corps, avait subi un affaiblissement, reprenait peu à peu cette puissance qu’il exerce sur le reste du corps en état de santé. 
Hélène, qui voyait Karl ainsi renaître, Hélène, qui était à cet âge où la jeunesse marche encore une main dans celle de l’amour, l’autre dans celle de l’espérance, Hélène se réjouissait de ce retour visible à la vie comme si elle avait eu parole de la Providence qu’aucun accident ne viendrait troubler cette convalescence si hasardeuse. 
Deux fois par jour, le chirurgien venait visiter le blessé, et, sans détruire les espérances d’Hélène, il ne voulait cependant rien affirmer qui pût lui rendre une sécurité entière. 
Karl s’aperçut de cet espoir de sa maîtresse ; mais, en même temps, il remarquait la retenue avec laquelle le chirurgien accueillait tous les joyeux projets qu’Hélène faisait pour l’avenir. 
Lui aussi faisait des projets mais plus tristes. 
— Hélène, lui disait-il, je sais tout ce que vous avez fait pour moi. Bénédict m’a raconté vos larmes, votre désespoir, vos fatigues. Hélène, je vous aime d’un amour tellement égoïste, que je veux, avant de mourir... 
Et, comme Hélène faisait un mouvement :
— Si je dois mourir, ajouta-t-il, je veux auparavant pouvoir vous appeler ma femme, afin que, si – comme on nous le répète, et comme notre orgueil nous porte à le croire – il existe un monde au delà du nôtre, je vous retrouve ma femme dans ce monde-là comme dans celui-ci. Promettez-moi donc, ma douce gardienne, dans le cas où il arriverait un de ces accidents qui préoccupent tant le docteur qu’il ne veut pas vous rendre à l’espérance entière, promettez-moi donc d’envoyer à l’instant même chercher un prêtre, et, la main dans la main, de lui dire : « Bénissez-nous, mon père, Karl de Freyberg est mon époux ! » Et je vous jure, Hélène, que ma mort sera aussi douce alors et aussi tranquille qu’elle serait désespérée si je ne pouvais vous dire : « Adieu, ma femme bien aimée. » 
Hélène écoutait tous ces projets avec le sourire de l’espérance sur les lèvres ; toujours près de Karl, c’était elle qui répondait à toutes ses paroles, tristes ou joyeuses. 
De temps en temps, quand elle voyait son malade se fatiguer, elle lui faisait signe de se taire, et alors elle allait à sa bibliothèque de jeune fille prendre soit Uhland, soit Goethe, soit Schiller ; elle lui lisait le Vieux Chevalier ou le Roi des Aulnes ou la Cloche. Alors, presque toujours, au bruit de sa voix mélodieuse comme au murmure d’un ruisseau, Karl fermait les yeux et peu à peu s’endormait. 
Après une si grande perte de sang, le besoin de sommeil était immense chez le jeune homme. Alors, comme si Hélène eût pu voir dans son cerveau s’épaissir ces ombres qui, en suspendant l’intelligence, amènent le sommeil, sa voix s’éteignait peu à peu, et, les yeux à moitié sur le malade, à moitié sur le livre, elle cessait de parler juste au moment où il commençait à s’endormir. 
La nuit, elle consentait à ce que Bénédict la relayât près de Karl, pendant deux ou trois heures, et cela parce que Karl, à force de prières, l’exigeait d’elle ; mais alors elle ne quittait pas même la chambre. Derrière un rideau, tendu devant l’alcôve où était autrefois son lit, que, pour plus grande tranquillité du malade et pour plus grande facilité des soins à lui rendre, on avait tiré au milieu de la chambre derrière un rideau tendu, elle allait se coucher sur une chaise longue, et, là, pareille à un oiseau de nuit, elle dormait d’un sommeil si léger, qu’au moindre déplacement de meubles, au plus léger mouvement qui se faisait dans la chambre, au moindre au mot que prononçait le blessé ou son gardien, sa tête soulevait le rideau et sa voix inquiète demandait : 
— Qu’y a-t-il ? 
Quiconque a voyagé en Allemagne a pu remarquer combien les blondes jeunes filles de la Germanie qui ont servi de type aux Marguerites, aux Charlottes, aux Amélies, sont plus disposées à cette mélancolique poésie, dont la source semblait être en Angleterre, que nos jeunes filles de France, gaies, spirituelles, folâtres, mais en général peu poétiques. Shakespeare a dit : « L’Angleterre est un nid de cygnes entouré d’un vaste étang ; » on pourrait dire de ces charmantes petites villes d’Allemagne qu’on appelle Francfort, Mannheim, Brunswick, Kassel, Darmstadt, que ce sont des nids de colombe dans des bosquets de verdure. 
Cherchez en France l’équivalent des Ophélies, des Juliettes, des Desdémones, des Cordélies, vous ne le trouverez pas. Cherchez en Allemagne, et, à chaque pas, vous rencontrerez l’ombre des créations du poëte anglais ; seulement, elles se sont un peu matérialisées, et, au lieu de vivre du parfum des fleurs, des brises de la nuit, des souffles de l’aurore, elles vivront de lait, de miel et de fruits. 
Hélène était une de ces créatures demi-célestes. C’était la sœur de ces charmants fantômes que l’on rencontre à chaque page dans les poésies populaires de l’Allemagne. Nous faisons un grand mérite à ces poëtes rêveurs qui entrevoient des Loreleys dans les vapeurs du Rhin, des Mignons dans les épaisseurs des feuillages, et nous ne nous disons pas que leur mérite n’est pas grand d’avoir trouvé ces créations charmantes qui ne sont point des rêves de leur génie, mais des copies réelles que la nature brumeuse de l’Angleterre et de la Germanie fait poser devant eux, pleurantes ou souriantes, poétiques toujours. 
Et remarquez bien qu’il n’est pas besoin, aux bords du Rhin, du Mein ou du Danube, d’aller chercher ces types, sinon inconnus, du moins si rares chez nous, dans l’aristocratie, où la race sauvegarde la forme, où l’éducation discipline l’esprit, mais qu’on les trouve à la fenêtre des bourgeois, ou à la porte du paysan, où Schiller a rencontré Louise et Goethe Marguerite. 
Aussi Hélène accomplissait-elle toutes ces actions qui nous semblent l’apogée du dévouement avec une simplicité parfaite et dans l’ignorance qu’elle méritât pour cette douce fatigue un regard des hommes et même du Seigneur. 
Les nuits où Hélène couchait seule, Bénédict reposait dans la chambre de Frédéric, ou plutôt se jetait tout habillé sur son lit, afin d’être prêt au moindre appel d’accourir à l’aide d’Hélène ou d’aller chercher le chirurgien. Nous avons dit, comme on se le rappelle, qu’une voiture toujours attelée se tenait à la porte, et, chose bizarre, plus la convalescence faisait de progrès, plus le médecin insistait pour qu’on ne négligeât point cette précaution. 
On était arrivé au 30 juillet ; après avoir veillé une partie de la nuit près de Karl, Bénédict avait cédé sa place à Hélène, et, rentré dans la chambre de Frédéric, s’était jeté sur son lit, quand tout à coup il lui sembla qu’on l’appelait à grands cris. 
Au même instant, sa porte s’ouvrit, et Hélène, pâle, échevelée, couverte de sang, prononçant des mots inarticulés qui voulaient dire : « Au secours ! » parut sur le seuil. Bénédict devina ce qui venait de se passer. Moins discret envers lui qu’envers la jeune fille, le médecin lui avait dit ses craintes, et il était évident que ces craintes venaient de se réaliser. 
Bénédict se précipita dans la chambre de Karl ; la ligature de l’artère, ce qu’on appelle l’escarre, s’était rompue, le sang coulait à flots et par jets. 
Karl était évanoui. 
Bénédict ne perdit pas un instant, il roula son mouchoir de manière à en faire une corde, en serra le haut du bras de Karl, brisa d’un coup de pied le bâton d’une chaise, le passa entre le bras du blessé et le nœud du mouchoir, et, tournant le bâton sur lui-même, il fit ce qu’on appelle en langue médicale un tourniquet. 
Le sang s’arrêta à l’instant même. 
Hélène s’était jetée éperdue sur le lit, elle semblait folle, elle n’entendait pas Bénédict qui lui criait : 
— Le docteur ! le docteur ! De la main qui lui restait libre, car de l’autre il pesait sur le bras de Karl, Bénédict tira la sonnette si violemment, que Hans, devinant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, arriva tout effaré. 
— En voiture et chez le docteur ! cria Bénédict. Hans comprit tout, car d’un coup d’œil et d’un regard il avait tout vu. Il se précipita par les degrés, sauta dans la voiture, en criant à son tour : 
— Chez le docteur ! 
Comme il était six heures du matin à peine, le docteur était chez lui. 
Dix minutes après, il entrait dans la chambre. En voyant le sang ruisseler sur le parquet, en voyant Hélène à moitié évanouie, en voyant surtout Bénédict étranglant le bras du blessé, il comprit d’autant plus ce qui venait de se passer, que c’était là l’objet de ses craintes. 
— Ah ! s’écria-t-il, voilà ce que j’avais prévu. Une hémorrhagie secondaire ; l’escarre a éclaté. Hélène, à sa voix, s’était relevée ; elle lui avait jeté les deux bras au cou, elle criait : 
— Il ne mourra pas ! il ne mourra pas ! N’est-ce pas, que vous ne le laisserez pas mourir ? 
Le docteur se dégagea de l’étreinte d’Hélène et s’approcha du lit. 
Karl était loin d’avoir perdu autant de sang que la première fois ; mais, à en juger par le ruisseau qui coulait à travers la chambre, il devait en avoir perdu plus de deux livres, ce qui était exorbitant dans l’état de faiblesse où il était arrivé. 
Cependant, le docteur ne perdit pas courage ; le bras était resté nu, il y fit une nouvelle incision et avec des pinces alla chercher l’artère, qui heureusement, comprimée par Bénédict, n’avait remonté que de quelques centimètres. 
En une seconde, l’artère fut liée ; mais le blessé était complétement évanoui. Hélène, qui avait suivi la première opération avec anxiété, suivait celle-ci avec terreur. Elle avait, la première fois, retrouvé Karl muet, immobile, refroidi, et avec toutes les apparences de la mort ; mais elle ne l’avait pas vu comme elle venait de le voir, passer de la vie à la mort. Les lèvres étaient blanches, les yeux fermés, les joues couleur de cire : il était évident que, la première fois même, Karl n’avait jamais pénétré si avant dans le tombeau. 
Hélène se tordait les bras. 
— Oh ! son vœu ! son vœu ! s’écria-t-elle, il n’aura pas la joie de le voir se réaliser. – Monsieur, disait-elle au docteur, est-ce qu’il ne rouvrira pas les yeux ? Est-ce qu’il ne parlera pas avant de mourir ? Mon Dieu ! vous m’êtes témoin que je ne demande plus qu’il vive, il faudrait un miracle de votre bonté pour cela. Mais, docteur ! docteur ! faites qu’il rouvre les yeux ! faites qu’il me parle ! faites qu’un prêtre joigne nos deux mains ! faites que nous puissions être unis en ce monde pour ne pas être séparés là-haut ! 
Le docteur, malgré son impassibilité ordinaire, ne pouvait rester froid devant une pareille douleur ; quoiqu’il vît bien que cette fois le coup était mortel, quoiqu’il eût fait tout ce qui était au pouvoir de l’art et qu’il sentît qu’il ne pouvait faire davantage, il essayait de rassurer Hélène par ces réponses banales que tiennent en réserve les médecins pour ces suprêmes circonstances. 
Mais alors Bénédict s’approcha de lui, et, le prenant par la main :
— Docteur, lui dit-il, vous entendez ce que vous demande cette sainte créature ; elle ne vous demande pas la vie de son amant, elle vous demande une résurrection momentanée ; le temps à un prêtre de prononcer quelques paroles et de passer un anneau à son doigt ! — Oh ! oui, oui, s’écria Hélène, je ne demande que cela. Insensée que j’ai été au moment où il vivait, où il me parlait, de n’avoir pas accédé à sa demande en faisant venir cet homme de Dieu qui nous eût unis pour jamais. – Docteur, qu’il rouvre les yeux et qu’il dise : « Oui ! » c’est tout ce que je vous demande, car son vœu sera accompli, et moi, alors, je pourrai tenir celui que je lui ai fait. 
— Docteur, dit Bénédict à demi-voix en lui serrant la main qu’il avait conservée dans la sienne ; docteur, si nous demandions à la science le miracle que nous refuse Dieu ; si nous essayions de la transfusion du sang ! 
— Qu’est-ce que cela ? demanda Hélène. 
Le docteur réfléchit une seconde. Puis, regardant le malade : 
— Tout est perdu, dit-il, nous ne risquons rien. 
— Je vous ai demandé, dit Hélène, ce que c’était que la transfusion du sang ? 
— Il s’agit, dit le docteur, de faire passer dans les veines épuisées du malade assez de sang chaud et vivant pour lui rendre, ne fût-ce qu’un instant, avec la vie et la parole, la conscience de lui-même. 
— Et cette opération ?... dit Hélène. 
— C’est la première fois que je la pratiquerai, dit le docteur ; mais deux ou trois fois je l’ai vue pratiquer dans les hôpitaux. 
— Et moi aussi, dit Bénédict : amoureux du surnaturel, je suivais les cours de Magendie, et j’ai toujours vu réussir l’expérience quand on infusait dans les veines d’un animal du sang d’un autre animal de son espèce.
 — Eh bien, dit le docteur, je vais me mettre en quête d’un homme qui veuille nous vendre une ou deux livres de son sang.
— Docteur, dit Bénédict en jetant son habit, je ne vends pas mon sang à mes amis, je le leur donne. L’homme est trouvé ! 
Mais, à ces mots, Hélène poussa un cri et se jeta violemment entre Bénédict et le docteur, et, avec une expression hautaine, tendant son bras nu au chirurgien : 
— Vous avez assez fait pour lui, monsieur, jusqu’à présent, dit-elle à Bénédict ; si du sang humain doit passer des veines d’un autre dans celles de mon bien-aimé Karl, ce sera le mien, c’est mon droit ! Bénédict tomba à genoux devant cette héroïne de l’amour et du dévouement, prit le bas de sa robe et le baisa. Moins impressionnable, le docteur se contenta de dire : 
— C’est bien ! essayons ! Faites boire au blessé une cuillerée du premier cordial. Je vais chez moi chercher l’appareil.


XLIV 
Le mariage in extremis 

Le docteur s’élança hors de l’appartement aussi rapidement que le permettait la dignité de son état. Pendant ce temps, Hélène introduisait entre les lèvres de Karl une cuillerée du cordial et Bénédict tirait la sonnette et appelait les domestiques. Hans parut. 
— Allez chercher le prêtre, lui dit Hélène. 
— Pour l’extrême-onction ? demanda timidement Hans. 
— Pour un mariage, répliqua Hélène. 
Cinq minutes après, le docteur rentra avec l’appareil. 
— Docteur, lui dit Bénédict, je suis assez au courant de l’opération pour en causer avec vous. Permettez-moi de vous dire, avant que vous commenciez, que je repousse complétement la méthode de Müller et de Dieffenbach, qui veulent qu’on injecte du sang défibriné par le battage, mais que je suis, au contraire, de l’avis de Bérard, qui veut que le sang soit injecté en nature et avec tous ses éléments. 
— Je suis de cet avis aussi, fit le docteur. – Sonnez, dit-il à Bénédict. 
Bénédict sonna. 
Une femme de chambre entra. 
— De l’eau chaude dans un vase profond, demanda le docteur, et un thermomètre, s’il y en a un dans la maison. 
La femme de chambre reparut presque aussitôt avec les deux objets demandés. Le docteur tira une bande de sa poche et l’enroula autour du bras gauche du blessé. 
C’était de ce côté que devait être injecté le sang, le bras droit étant mutilé. Au bout de quelques instants, la veine grossit, ce qui prouvait que le sang n’était point tout à fait épuisé et que la circulation, quoique faible, se faisait encore. 
Le docteur alors se tourna vers Hélène : 
— Êtes-vous prête ? demanda-t-il. 
— Oui, dit Hélène ; mais hâtez-vous ; s’il allait mourir, mon Dieu ! 
Le docteur serra le bras d’Hélène avec une bande, plaça l’appareil sur le lit, afin de le rapprocher autant que possible du blessé, le plaça dans l’eau chauffée à 35 degrés, afin que le sang n’eût point le temps de se refroidir en passant d’un bras dans l’autre. Il mit à nu le vaisseau le plus gonflé du bras de Karl ; puis, presqu’en même temps, il piqua la veine de la jeune femme, dont le sang s’élança dans l’appareil. Lorsqu’il jugea qu’il pouvait y en avoir 120 ou 130 grammes pesant, il fit signe à Bénédict de comprimer la saignée d’Hélène, et, faisant une incision longitudinale dans le vaisseau de Karl, il y introduisit l’autre extrémité de l’appareil, qu’il pressa lentement, veillant attentivement à ce qu’aucune bulle d’air ne pût s’y introduire avec le sang. 
Pendant l’opération, qui dura dix minutes à peu près, on entendit un faible bruit à la porte. C’était celui du prêtre qui arrivait, accompagné d’Emma, de madame de Beling et de tous les serviteurs de la maison. 
Hélène se retourna, les aperçut debout à la porte, et leur fit signe d’entrer. 
En ce moment, Bénédict lui pressa le bras : Karl venait de tressaillir ; une espèce de frissonnement courait par tout son corps. 
— Ah ! dit Hélène en joignant les mains, je vous remercie, mon Dieu ; c’est mon sang qui arrive jusqu’à son cœur ! 
Bénédict tenait tout prêt un morceau de taffetas d’Angleterre, qu’il appuya sur la veine ouverte et qu’il tint fermée. 
Le prêtre alors s’approcha. 
C’était un prêtre catholique qui, depuis l’enfance d’Hélène, était son directeur.
— Vous m’avez fait appeler, ma fille ? demanda-t-il. 
— Oui, dit Hélène ; je voudrais, ma grand’mère et ma sœur aînée le permettant, épouser ce gentilhomme, qui, avec l’aide du Seigneur va rouvrir les yeux et reprendre ses sens. Seulement, il n’y a pas de temps à perdre, car l’évanouissement peut revenir. 
Et, comme si Karl n’eût attendu que ce moment pour revenir à lui, il ouvrit les yeux, regarda tendrement Hélène, et, d’une voix faible mais intelligible : 
— Au fond de mon évanouissement, j’ai tout entendu, dit-il ; vous êtes un ange, Hélène, et je me joins à vous pour demander à votre mère et à votre sœur la permission de vous laisser mon nom.
Bénédict et le docteur se regardèrent. Ils étaient étonnés de cette surexcitation qui rendait momentanément la vue aux yeux, la parole aux lèvres de Karl. 
Le prêtre s’approcha. 
— Louis-Karl de Freyberg, vous déclarez, reconnaissez et jurez, devant Dieu et en face de la sainte Église Catholique, que vous prenez maintenant pour femme et légitime épouse Hélène de Chandroz ici présente ? 
— Oui. 
— Vous promettez et jurez de lui garder fidélité en toutes choses, comme un fidèle époux le doit à son épouse, selon le commandement de Dieu ? 
Karl sourit mélancoliquement à cette recommandation, imposée par le formulaire de l’Église, et qui est à l’usage des gens qui croient pouvoir encore vivre de longues années et avoir le temps de manquer à cette promesse sainte. 
— Oui, dit-il, et, en foi de ceci, voici l’alliance de ma mère, qui, déjà bénite, deviendra plus sainte encore en passant par vos mains. 
— Et vous, Hélène de Chandroz, vous consentez, reconnaissez et jurez aussi, devant Dieu et la sainte Église Catholique, que vous prenez pour mari et légitime époux Louis-Karl de Freyberg ici présent ?
— Oh ! oui, mon père, s’écria le jeune fille. À la place de Karl, trop affaibli pour parler, le prêtre ajouta : 
— Recevez ce signe des conventions matrimoniales faites entre vous. Et, en disant ces mots, il mit au doigt annulaire d’Hélène l’anneau que lui avait donné Karl. 
— Je vous donne cet anneau en signe du mariage que vous contractez. Après ces paroles, le prêtre se découvrit, fit le signe de la croix sur la main de l’épouse en disant à voix basse : 
— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il ! Et, étendant aussitôt la main droite vers les époux, il ajouta d’un ton plus élevé : 
— Que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob vous unisse et répande sur vous sa bénédiction. Et moi, je vous unis au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il ! 
— Mon père, dit Karl s’adressant au prêtre, aux prières que vous venez de faire au ciel pour l’époux, veuillez joindre l’absolution au mourant, et je n’aurai plus rien à vous demander. Le prêtre alors se recueillit, leva la main, prononça les paroles sacramentelles, puis il dit :
 — Partez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu le Père Tout-Puissant qui vous a créée, au nom de Jésus-Christ, fils du Dieu vivant qui a souffert pour vous ; au nom du Saint-Esprit qui vous a été donné ; au nom des anges et des archanges, partez ! 
Et, comme si, en effet, l’âme de Karl attendait ce moment solennel pour quitter son corps, Hélène, qui l’avait soulevé entre ses bras pour qu’il n’entendît point les dernières paroles du prêtre, se sentit attirée vers lui par une force irrésistible. Ses lèvres se collèrent aux lèvres de son amant, et ces mots se firent jour entre elles : 
— Adieu, ma femme chérie ! ton sang est mon sang, adieu ! 
Et le corps retomba sur l’oreiller. 
Karl avait exhalé son dernier souffle sur la bouche d’Hélène.
On n’entendit plus qu’un sanglot de la jeune fille, et un élan du ciel qui se termina par ces mots :
 — Mon Dieu, Seigneur, reçois-nous dans ta miséricorde ! 
La prostration complète avec laquelle Hélène retomba sur le corps de Karl indiqua à tous que Karl était mort. 
Tous les spectateurs qui, agenouillés, avaient assisté à cette scène, se relevèrent. Emma se jeta dans les bras d’Hélène en s’écriant : 
— Nous voilà deux fois sœurs, sœurs par le sang et par l’affliction. 
Puis, comme on sentait que cette douleur avait besoin de solitude, chacun s’éloigna lentement, doucement, sur la pointe du pied, laissant Hélène seule avec le corps de son époux. 
Au bout de deux heures, Bénédict, inquiet, se hasarda à venir et à frapper lentement à la porte, en disant : 
— C’est moi, ma sœur ! Hélène, qui s’était enfermée dans la chambre, vint lui ouvrir. Son étonnement fut grand lorsqu’il vit la jeune femme complétement vêtue en mariée. Elle avait ceint une couronne de roses blanches, des boucles en diamants pendaient à ses oreilles, un collier du plus grand prix entourait son cou. 
Ses doigts étaient chargés de bagues précieuses. Son bras droit, qui venait de fournir le sang qui avait opéré ce miracle de résurrection, était couvert de bracelets. Un châle de dentelle magnifique était jeté sur ses épaules et couvrait une robe de satin, rattachée avec des nœuds de perles. Elle s’était coiffée avec le plus grand soin et comme si elle se fût disposée à aller à l’église. 
— Vous voyez, mon ami, dit-elle à Bénédict, j’ai voulu remplir complétement mes vœux : me voilà vêtue non en fiancée, mais en mariée, en épouse. 
Bénédict la regarda tristement, d’autant plus tristement qu’Hélène ne pleurait pas, elle souriait au contraire. On eût dit qu’ayant donné toutes ses larmes au vivant, elle n’avait rien gardé pour le mort. Bénédict la regardait, avec un étonnement profond, aller et venir dans cette chambre ; elle était occupée de mille petits soins qui tous avaient rapport à l’ensevelissement de Karl, et à tout moment elle lui montrait un objet nouveau. 
— Tenez, lui disait-elle, il aimait ceci ; il avait remarqué cela ; nous le mettrons avec lui dans sa bière... À propos, dit-elle tout à coup, j’allais oublier mes cheveux qu’il aimait tant. 
Elle détacha sa couronne, prit ses cheveux qui pendaient jusqu’à ses genoux, les coupa et en fit une tresse qu’elle noua autour du cou nu de Karl. 
Le soir vint. 
Elle causa longuement avec Bénédict de l’heure où devait avoir lieu l’enterrement le lendemain. Comme il n’était que dix heures du soir, elle le chargea de veiller à tous ces soins si douloureux pour la famille, presque aussi douloureux pour Bénédict, qui avait tour à tour aimé Frédéric et Karl comme deux frères. Il devait commander lui-même la bière de chêne, large. 
— Pourquoi large ? demandait Bénédict. Hélène ne répondait pas, sinon : 
— Faites ce que je vous dis, mon ami, et vous serez béni. 
Elle donna elle-même l’ordre pour que l’ensevelissement de son époux se fît à six heures du matin. 
Bénédict obéit en tout. Il occupa toute sa soirée à ces détails funèbres ; jusqu’à onze heures, il demeura dehors. 
À onze heures, il rentra. Il trouva la chambre d’Hélène transformée en chapelle ardente, une double rangée de cierges brûlaient autour du lit. 
Assise sur le lit, Hélène regardait Karl. 
De même qu’elle ne pleurait pas, elle ne priait plus. Qu’avaitelle à demander à Dieu, maintenant ? Rien puisque Karl était mort. 
De temps en temps seulement, elle portait sa main gauche à sa bouche et baisait passionnément son anneau nuptial. 
Vers minuit, sa mère et sa sœur, qui avaient prié et qui ne comprenaient rien, non plus que Bénédict, au calme d’Hélène, se retirèrent chez elles. 
Hélène les embrassa avec tristesse, mais sans larmes, demanda qu’on lui apportât le petit enfant, pour qu’elle pût l’embrasser, lui aussi. Sa mère l’alla chercher. Hélène le garda longtemps entre ses bras et le remit endormi dans ceux de sa mère. Une fois les deux femmes retirées, elle se trouva seule avec Bénédict. 
— Mon ami, lui dit-elle, vous pouvez rester ou rentrer chez vous et y prendre un repos de quelques heures, ne vous inquiétez pas de moi. Je vais me coucher tout habillée et dormir près de lui.
 — Dormir ? demanda Bénédict de plus en plus étonné.
 — Oui, répondit simplement Hélène, je me sens fatiguée. Tant qu’il vivait, je ne dormais pas ; maintenant... 
Elle n’acheva point sa phrase. 
— À quelle heure dois-je entrer ? demanda Bénédict. 
— Mais à l’heure que vous voudrez, répondit Hélène ; vers huit heures. 
Puis, regardant le ciel à travers la croisée entr’ouverte : 
— Je crois qu’il y aura de l’orage cette nuit, dit-elle.
Bénédict lui serra la main et sortit. Mais elle le rappela. 
— Pardon, mon ami, fit-elle, avez-vous dit que l’on vînt à six heures du matin pour l’ensevelissement? 
— Oui, lui répondit Bénédict, que ses larmes étouffaient. 
Hélène, à l’altération de sa voix, devina ce qui se passait en lui. 
— Vous ne m’embrassez pas, mon ami ? observa-t-elle. Bénédict la pressa contre son cœur en éclatant en sanglots. 
— Que vous êtes faible ! fit-elle. Voyez comme il est calme, lui ; si calme, qu’on le croirait heureux. 
Et, comme Bénédict voulait répondre, elle ajouta : 
— Allez, allez ; à demain, à huit heures.


XLV 
Le vœu d’Hélène 

Comme l’avait prédit Hélène, la nuit fut orageuse ; le matin, une tempête éclata terrible, l’eau tomba par torrents, accompagnée de ces flamboiements d’éclairs comme on n’en voit que dans les orages qui présagent ou qui causent de grands malheurs. 
À six heures, les femmes commandées pour l’ensevelissement de Karl arrivèrent. 
Elles trouvèrent les draps prêts ; Hélène avait choisi les plus fins qu’elle eût pu trouver et avait passé une partie de la nuit à les broder à son chiffre et à celui de Karl. 
Puis, ce pieux ouvrage terminé, elle s’était, comme elle l’avait dit, couchée près de Karl sur le même lit, et, au milieu de ce double cercle de cierges allumés, elle s’était endormie d’un sommeil aussi profond que si elle eût été déjà dans le tombeau. 
Les deux femmes, en frappant à la porte, la réveillèrent. En les voyant entrer, le côté matériel de la mort s’offrit à elle et elle ne put s’empêcher de pleurer. 
Si impassibles que soient, d’ordinaire, ces malheureuses créatures qui vivent des services funèbres qu’elles rendent aux cadavres, celles-ci, en voyant la jeune femme si belle, si parée, si pâle, ne purent s’empêcher d’éprouver une émotion qui, jusquelà, leur avait été inconnue. 
Elles prirent en tremblant les draps des mains d’Hélène et l’invitèrent à se retirer tandis qu’elles allaient remplir leur funèbre office. 
C’était ce que demandait Hélène. 
Elle découvrit le visage de Karl, sur lequel les deux Parques avaient déjà jeté le linceul, l’embrassa sur les lèvres, murmura à son oreille quelques mots que les deux femmes n’entendirent point.
Puis, s’adressant à l’une d’elles : 
— Je vais prier pour mon mari, dit-elle, à l’église de NotreDame de la Croix. Si vers huit heures entre ici un jeune homme nommé Bénédict, vous lui remettrez ce billet. E
lle tira de sa poitrine un pli cacheté écrit d’avance et à l’adresse de Bénédict, puis elle sortit. 
L’orage grondait dans toute sa violence. Elle trouva à la porte la voiture de Lenhart et Lenhart lui-même. 
Celui-ci fut étonné de la voir sortir de si grand matin dans une toilette si élégante ; mais, quand elle lui eût indiqué l’église de Notre-Dame de la Croix, où il l’avait déjà conduite deux ou trois fois, il comprit qu’elle allait prier à son autel habituel. 
Hélène entra dans l’église. 
Le jour était si sombre, que l’on n’eût pas vu à s’y conduire si, à travers les vitraux coloriés, les éclairs n’avaient pas lancé sur les dalles leurs serpents de feu. 
Hélène alla droit à sa chapelle accoutumée. La statue de la Vierge était toujours à la même place, muette, souriante, habillée de dentelles d’or, parée de bijoux, couronnée de diamants. Hélène reconnut à ses pieds la guirlande de roses blanches qu’elle y avait attachée, le jour où elle était venue, avec Karl, jurer à Karl de l’aimer toujours et, s’il mourait, de mourir avec lui.
 Le jour était venu de tenir son serment, et elle venait se vanter à la Vierge de tenir sa promesse, comme si sa promesse n’était pas une impiété. 
Et, comme si elle n’eût eu que cela à lui dire, elle fit une courte prière, baisa les pieds bénis de la Mère du Seigneur et gagna le portail de l’église. 
Il faisait une éclaircie. L’eau pour un instant avait cessé de tomber, et, comme à travers deux sombres et immenses paupières, un rayon d’azur glissait entre deux nuages. L’air était chargé d’électricité. Le tonnerre grondait par bruyantes saccades et les éclairs, presque sans interruption, jetaient leur teinte bleuâtre sur le pavé des rues et sur les maisons. 
Hélène sortit. 
Lenhart accourut avec sa voiture pour lui offrir d’y monter. 
— J’étouffe, dit-elle, laissez-moi un peu marcher. 
— Je vais suivre madame, dit Lenhart. 
— Si vous le voulez, répondit-elle. 
Et, comme ces pauvres qui stationnent aux portes des églises s’étaient amassés autour d’elle, elle fouilla dans sa poche, en tira plusieurs pièces d’or qu’elle leur distribua, tout en continuant de marcher. Ceux qui avaient reçu s’arrêtèrent étonnés, croyant d’abord que la jeune et belle mariée s’était trompée, et, croyant leur distribuer des pièces d’argent ordinaire, leur avait distribué des pièces d’or. 
Et chaque pauvre s’éloigna, de peur que, l’erreur reconnue, ils ne fussent obligés de rendre ce qu’ils venaient de recevoir. 
Mais d’autres, qui ignoraient cette prodigalité, s’approchèrent d’elle, et, tout en faisant des vœux pour son heureuse union, vœux qu’elle n’écoutait pas, reçurent des aumônes semblables. 
Lorsqu’elle arriva à ces petites rues qui conduisent au pont de Sachsenhausen, les demandes redoublèrent et la foule des pauvres s’accrut. Ayant vidé l’or de ses poches, Hélène commença à distribuer les bijoux dont elle était couverte, disant à chaque mère de famille, à chaque vieillard impotent, à chaque enfant, ignorant la valeur de ce qu’ils recevaient :
 — Priez pour nous ! Et, quand ils demandaient les noms de ceux pour lesquels ils devaient prier : 
— Dieu nous connaît, répondit-elle, il saura que c’est pour nous que vous priez.
 Ainsi, elle détacha les uns après les autres ses bracelets, elle détacha ses boucles d’oreilles, son collier qu’elle brisa en trois ou quatre morceaux, puis elle donna ses bagues les unes après les autres. Excepté pourtant cette alliance qui venait de la mère de Karl et qu’elle avait reçue des mains du prêtre. 
Chacun disait : 
— La pauvre dame est folle ! 
Mais chacun, avec l’égoïsme de la pauvreté, folle ou non, recevait d’elle ce qu’elle donnait et l’emportait aussitôt, comme un voleur emporte un objet précieux qu’il vient de dérober. En arrivant au pont de Sachsenhausen, elle n’avait plus rien, ni or ni bijoux. 
Une pauvre femme avec son enfant malade était assise au pied de la statue de Charlemagne ; elle lui tendit la main. Hélène chercha quelque chose à lui donner, et, ne trouvant rien, elle ôta son châle de dentelles de dessus ses épaules et le lui jeta. 
— Que voulez-vous que je fasse de cela ? demanda la pauvre femme. 
— Vendez-le, bonne mère, répondit Hélène ; il vaut mille francs. 
La pauvre femme crut un instant qu’on se moquait d’elle ; mais, voyant le magnifique travail de l’objet qui lui était abandonné, elle commença de croire à la vérité de ce qu’Hélène venait de lui dire, et se mit à courir en criant : 
— Seigneur Dieu ! si elle n’avait point menti !... 
Alors, Hélène se rapprocha d’un des cercles de fer qui, scellés dans le pont, s’avancent sur le fleuve ; elle détacha sa ceinture et, s’enveloppant de sa robe, elle la serra autour de ses jambes. Puis, montant sur les bancs circulaires qui suivent le parapet du pont, elle leva les yeux au ciel et dit : 
— Seigneur, tu ne nous as séparés que pour nous réunir ! Seigneur, je te remercie ! 
Puis, s’élançant dans le fleuve : 
— Karl ! dit-elle, me voilà ! 
Huit heures du matin sonnaient au Dôme. 
Bénédict, juste à cette même heure, entrait chez Hélène. 
Karl était enseveli.
Les deux femmes qui avaient été chargées de ce soin pieux priaient près du lit, mais Hélène était absente. 
Bénédict commença d’abord par regarder de tous côtés, croyant la voir agenouillée et priant dans quelque coin ; mais, ne l’apercevant nulle part, il s’informa où elle pouvait être allée. 
L’une des deux femmes répondit : 
— Elle est sortie, il y a une heure, en disant qu’elle se rendait à l’église Notre-Dame de la Croix. 
— Comment était-elle vêtue ? demanda Bénédict. – Et... ajouta-t-il avec un pressentiment inquiet, elle n’a rien dit, rien laissé pour moi ?
 — Est-ce vous qui vous nommez M. Bénédict ? reprit la femme qui avait déjà répondu aux questions du jeune homme. — Oui, dit-il. 
— En ce cas, voici une lettre pour vous. Et elle lui remit le billet que lui avait laissé Hélène. Bénédict l’ouvrit précipitamment. Il ne contenait que ces quelques lignes : 
« Mon frère bien aimé. 
» J’ai promis à Karl devant Notre-Dame de la Croix de ne pas lui survivre ; Karl est mort, je vais mourir. 
» Si l’on retrouve mon corps, veillez, mon cher Bénédict, à ce qu’il soit placé dans le même cercueil que celui de mon époux ; c’est pour cela que je vous ai recommandé que la bière fût bien large. 
» J’espère que Dieu permettra que j’y dorme près de Karl pendant l’éternité. 
» Je lègue 1,000 florins à celui qui retrouvera mon corps, si c’est quelque batelier, quelque pêcheur, quelque pauvre père de famille. Si c’est un homme qui ne puisse pas ou ne veuille pas accepter les 1,000 florins, à lui ma dernière bénédiction. 
» Le lendemain de la mort de Karl est le jour de la mienne.
» Mes adieux à tous ceux qui m’aiment. 
» HÉLÈNE. » 
Bénédict achevait la lecture de cette lettre, lorsque Lenhart, pâle, ruisselant d’eau, apparut sur le seuil de la porte en criant : 
— Ah ! quel malheur, monsieur Bénédict ! madame Hélène vient de se jeter dans le Mein. Venez vite, venez ! 
Bénédict regarda autour de lui, saisit un mouchoir de poche déposé sur le lit et encore tout imprégné du parfum et des larmes de la jeune femme, et s’élança hors de l’appartement. 
La voiture de Lenhart attendait à la porte, il y bondit. 
— Chez toi, dit-il, vivement ! Habitué à obéir à Bénédict sans lui demander d’explication, Lenhart lança ses chevaux au triple galop ; au reste, sa maison était sur la route qu’il fallait parcourir pour aller au fleuve. 
Arrivé à la porte, il sauta à bas de la voiture, monta le premier étage en trois enjambées et ouvrit la porte en criant : 
— À moi, Fringant ! Le chien s’élança sur les traces de son maître et se trouva en même temps que lui dans la voiture. 
— Au fleuve ! cria Bénédict. Lenhart commençait à comprendre : il enleva ses chevaux d’un coup de fouet ; ils repartirent au galop, comme ils étaient venus. Pendant la route, Bénédict se débarrassa de sa redingote, de son gilet et de sa chemise, il ne garda que son pantalon. 
Arrivé sur la berge du fleuve, il vit des mariniers avec des crocs qui fouillaient la rivière pour tâcher de retrouver le cadavre d’Hélène. 
— L’as-tu vue se jeter à la rivière ? demanda-t-il à Lenhart. 
— Oui, Excellence, répondit-il. 
— D’où s’est-elle jetée ? Lenhart lui indiqua l’endroit. 
— Vingt florins pour une barque ! cria Bénédict. 
Un batelier s’approcha.
Bénédict sauta dans la barque, suivi de Fringant. 
Puis, se plaçant dans la ligne où avait disparu le corps d’Hélène, il suivit le courant, tenant Fringant par le cou et lui faisant flairer le mouchoir qu’il avait recueilli sur le lit de Karl. 
Arrivé à un certain point du fleuve, Fringant poussa un hurlement lugubre. Bénédict le lâcha. Le chien s’élança et disparut aussitôt. Une seconde après, il reparut, nageant sur place et hurlant tristement. 
— Oui, dit Bénédict, oui, elle est là. Et ce fut lui qui disparut à son tour. Une seconde après, il reparaissait à la surface de l’eau, soutenant le cadavre d’Hélène par-dessus l’épaule. 
Comme Hélène l’avait désiré, son corps, par les soins de Bénédict, fut couché dans le même cercueil que celui de Karl. On laissa sécher sur elle ses habits de mariée et elle n’eut pas d’autre linceul.


XLVI 
Qui vivra verra 

Lorsque Karl et Hélène furent déposés dans la demeure sainte du repos éternel, Bénédict pensa que le moment était venu, n’ayant plus rien d’utile à faire pour la famille à laquelle il s’était dévoué, Bénédict, disons-nous, pensa que le moment était venu de rappeler à Sturm qu’il était l’exécuteur testamentaire de Frédéric de Bulow.
Toujours esclave des convenances, il s’habilla avec le plus grand soin, suspendit par une petite chaîne d’or à sa boutonnière la croix de la Légion d’honneur et l’ordre des Guelfes, puis il se fit annoncer chez le général Sturm.
Le général était dans son cabinet ; il donna l’ordre que Bénédict fût immédiatement introduit près de lui.
En l’apercevant, il se souleva de son fauteuil, montra une chaise et se rassit.
Bénédict fit signe qu’il désirait demeurer debout.
— Monsieur, dit-il au général, les malheurs successifs arrivés dans la famille de Chandroz me laissent, avant le moment où je le croyais, libre de venir vous rappeler qu’en mourant Frédéric m’a légué un soin sacré : celui de sa vengeance.
Le général salua. Bénédict lui rendit son salut.

— Rien ne me retient plus ici que le désir d’accomplir la dernière volonté de mon ami. Vous savez quelle est cette dernière volonté, je vous l’ai dite ; à partir de ce moment, j’ai l’honneur de me tenir à votre disposition.
— C’est-à-dire, monsieur, dit le général Sturm en frappant de sa main fermée sur le bureau qui était devant lui, c’est-à-dire que vous venez me défier ?
— Oui, monsieur, répondit Bénédict. Les volontés d’un mourant sont sacrées, la volonté de Frédéric de Bulow a été que l’un de nous deux, vous ou moi, disparût de ce monde. Je vous le transmets avec d’autant plus de confiance que je vous sais brave, monsieur, adroit à tous les exercices du corps, de première force à l’épée et au pistolet. Je ne suis pas officier dans l’armée prussienne, moi ; vous n’êtes d’aucune façon mon chef. Je suis Français, vous êtes Prussien ; nous avons Iéna, vous avez Leipzig ; donc, nous sommes ennemis. Tout cela me fait espérer que vous n’opposerez aucune difficulté à mon désir, et que, demain, vous voudrez bien m’envoyer vos deux témoins, lesquels rencontreront les miens chez moi, de sept à huit heures du matin, et me feront le plaisir de leur indiquer l’heure, le lieu, les armes que vous aurez choisis. Tout m’agréera, monsieur, faites vos conditions comme vous l’entendrez, le mieux que vous pourrez. J’espère que vous êtes satisfait.
Le général Sturm avait pendant le discours de Bénédict, donné de fréquents signes d’impatience ; cependant, il s’était contenu dans les conditions de l’homme de bien élevé.
— Monsieur, dit le général, je vous promets que vous aurez de mes nouvelles à l’heure que vous m’indiquez, et peut-être même plus tôt.
C’était tout ce que voulait Bénédict. Il salua et se retira, enchanté que les choses se fussent passées si convenablement. Il était déjà à la porte, lorsqu’il s’aperçut qu’il avait oublié de
donner au général sa nouvelle adresse, c’est-à-dire chez Lenhart.
Il s’approcha d’une table, écrivit au-dessous de son nom le nom de la rue, le numéro de la maison, et, présentant sa carte au général :
— Pardon, dit-il, il faut au moins que Votre Excellence sache ù me prendre.
— N’êtes-vous pas mon voisin ? demanda le général.
— Non, dit Bénédict ; depuis avant-hier, j’ai quitté la maison.
Le même soir, comme à l’issue du duel du lendemain, il comptait quitter la ville, à moins qu’il ne fût retenu par quelque blessure, Bénédict porta ses cartes de congé dans toutes les maisons où il avait été reçu, alla chez son banquier prendre l’argent qu’il y avait déposé ; retenu par celui-ci, il resta chez lui jusqu’à onze heures du soir, puis prit congé à son tour pour rentrer chez Lenhart.
Seulement, comme il passait au coin du Ross-Markt, un officier l’aborda et le pria de le suivre, étant chargé pour lui d’une communication de la part du commandant de la place.
Bénédict ne fit aucune difficulté d’entrer dans le premier corps de garde venu, où, sur un signe de l’officier, les soldats l’entourèrent.
— Monsieur, lui dit l’officier, veuillez vous donner la peine de lire ce papier qui vous concerne.
Bénédict prit le papier et le lut :
« Par ordre du colonel commandant de la place et comme mesure de sûreté publique, ordre est donné à M. Bénédict Turpin de quitter cette ville à l’instant même où cet arrêté lui sera
communiqué. S’il refuse d’obéir de bonne volonté, il y sera contraint par la force. Six soldats et un officier l’accompagneront au chemin de fer de Cologne, monteront dans le même wagon que lui et ne le quitteront qu’aux frontières du territoire prussien.
» Cet arrêté devra être mis à exécution ce soir avant minuit.
» Signé ***. »
Bénédict regarda autour de lui, il n’avait aucun moyen de défense.
— Messieurs, dit-il, si je savais comment échapper à l’ordre que vous venez de me lire, je vous déclare que je ferais tout au monde pour me tirer de vos mains. Vous êtes les plus forts ; le grand homme que vous avez pour ministre, et que j’admire profondément, quoique je ne l’aime guère, a dit ce mot qui fait pendant au Cedant arma togae de Cicéron : « La force prime le droit. » Je suis prêt à obéir à la force. Seulement, je serai extrêmement
obligé à l’un de vous d’aller à la rue de Bockenheim, 17, chez un loueur de voitures nommé Lenhart ; il aurait la bonté de le prier de m’amener mon chien, auquel je tiens beaucoup. Je
profiterai de l’occasion pour lui donner devant vous quelques ordres sans conséquence, mais importants pour un homme qui quitte une ville après un séjour de trois semaines, au moment où il ne s’y attend pas.
L’officier donna ordre à un des soldats de faire ce que désirait Bénédict.
— Monsieur, lui dit-il, je sais que vous étiez lié avec un homme que nous aimions tous : M. Frédéric de Bulow ; quoique je n’aie pas l’honneur d’être connu de vous, je serais fâché que
vous quittassiez cette ville en emportant un mauvais souvenir contre moi. J’ai l’ordre de vous arrêter dans les conditions où je viens de le faire. J’espère que vous me pardonnerez un acte complétement en dehors de ma volonté et que j’ai rempli avec le plus de courtoisie qu’il m’a été possible.
Bénédict lui tendit la main.
— J’ai été soldat, monsieur, j'ai été officier, c’est vous dire que je vous sais
gré d’un éclaircissement que vous pouviez ne pas me donner.
Un instant après, Lenhart arrivait avec Fringant.
— Mon cher Lenhart, lui dit Bénédict, je quitte cet endroit à l’improviste ; veuillez réunir tous les effets que vous avez à moi et me les envoyer, d’ici à deux ou trois jours, par la grande
vitesse, si mieux vous n’aimez me les apporter vous-même, à Paris, que vous ne connaissez pas, et où je tâcherai de vous faire passer une quinzaine de jours agréables. Je ne fais pas de conditions avec vous, vous savez que vous ne vous trouvez pas mal de vous en rapporter à moi.
— Ah ! j’irai, monsieur, j’irai, dit Lenhart, vous pouvez être tranquille.
— Et maintenant, dit Bénédict, je crois que c’est l’heure du chemin de fer ; vous avez sans doute une voiture à la porte, partons si rien ne vous retient plus et si vous n’avez pas un compagnon de route à me donner, partons !
Les soldats firent la haie jusqu’à la voiture qui attendait à la porte. Fringant, toujours enchanté de changer de place, sauta le premier dans la voiture, comme pour inviter son maître à l’y suivre.
Bénédict y monta après lui, l’officier suivit Bénédict, quatre soldats suivirent l’officier, un autre se plaça sur le siége à côté du cocher, un autre derrière, et l’on partit pour le chemin de fer de Cologne.
La locomotive sifflait juste au moment où le prisonnier entrait en gare ; il n’eut pas même la peine de rester quelques instants dans la salle d’attente. On passa tout de suite à l’intérieur. L’officier se fit ouvrir un wagon. Selon son habitude, Fringant y sauta le premier, et, quoique ce ne soit pas l’habitude, en Prusse surtout, que les chiens voyagent en premières, Bénédict obtint pour lui la faveur de rester dans leur société.
Le lendemain matin, on était à Cologne.
— Monsieur, dit Bénédict à l’officier, j’ai l’habitude, chaque fois que je passe dans cette ville, de m’approvisionner, pour ma toilette, de l’eau de Jean-Marie Farina. Si vous n’étiez pas pressé, je vous proposerais deux choses : la première, ma parole d’honneur d’être bon compagnon et de ne pas vous quitter jusqu’à la frontière ; la seconde, un bon déjeuner pour ces messieurs et pour vous, à cette condition cependant que nous déjeunerons tous fraternellement sans distinction de grade à la même table. Puis nous prendrons le train de midi, à moins que vous n’aimiez mieux vous confier à ma parole de me rendre directement à Paris.
L’officier sourit.
— Monsieur, dit-il, nous ferons selon votre bon plaisir. Je voudrais que vous emportassiez de nous cette idée que nous ne sommes grossiers et tourmenteurs que lorsque l’on nous ordonne de l’être. Vous désirez rester, restons ! Vous m’offrez votre parole, je la prends. Vous désirez nous avoir tous à déjeuner avec vous : quoique ce ne soit ni selon les moeurs ni selon la discipline prussiennes, j’accepte. La seule précaution que nous prendrons, et plus encore pour vous faire honneur que parce que nous doutons de votre parole, ce sera de vous conduire à la gare du Midi. Où désirez-vous que nous nous retrouvions ?

— À l’hôtel du Rhin, si vous le voulez, messieurs, dans une heure.
— Je n’ai pas besoin de dire, ajouta l’officier, que, de la manière dont je me suis conduit avec vous, je serais destitué.
Il avait dit ces quelques mots en français, afin de n’être point entendu des soldats.
Bénédict salua d’un air qui voulait dire : « Vous pouvez être parfaitement tranquille, monsieur. »
Bénédict s’en alla vers la place du Dôme, où est situé le magasin de Jean-Marie Farina, et l’officier tira de son côté avec ses soldats.
Bénédict fit sa provision d’eau de Cologne, ce qui lui fut d’autant plus facile que, n’ayant pas d’autres bagages, il pouvait emporter son emplette avec lui ; puis il fit porter sa caisse à
l’hôtel du Rhin, où il avait l’habitude de loger.
Là, il commanda le meilleur déjeuner que pût lui promettre le maître d’hôtel ; puis il attendit ses convives, qui arrivèrent à l’heure convenue.
Le déjeuner fut parfaitement gai ; on y but à la santé de la Prusse et à la santé de la France, les Prussiens donnant courtoisement l’exemple ; et, le déjeuner fini, Bénédict, suivi de son escorte, fut conduit à la gare, et, par ordre supérieur, eut un wagon, non plus avec six soldats et un officier, mais à lui tout seul.
À midi, le train partit, et, au moment du départ, l’officier, en serrant d’une main la main de Bénédict, lui remit de l’autre une lettre qu’il le pria de ne lire que lorsque le train serait parti.
Les deux jeunes gens prirent congé l’un de l’autre en se promettant de se revoir un jour, soit comme amis, soit comme ennemis.
À peine le wagon était-il parti, que Bénédict décacheta la lettre et alla droit à la signature.
Comme il s’en doutait, elle était du général Sturm.

Elle contenait ces mots :
Mon cher monsieur,
» Vous comprenez qu’il ne convient pas à un officier supérieur de donner ce mauvais exemple de répondre à une provocation qui a pour objet de venger un officier puni pour désobéissance envers son chef. Si je me battais avec vous pour une cause aussi antimilitaire, je donnerais un exemple fatal à l’armée.
» Je refuse donc, quant à présent, de me battre avec vous, et, pour éviter le scandale, j’emploie un des moyens les plus courtois qui soient à ma disposition.
» Vous avez bien voulu reconnaître vous-même que j’avais une réputation de courage, vous avez ajouté qu’il était à votre connaissance que j’étais de première force à l’épée et au pistolet.
» Vous ne pouvez donc attribuer mon refus à la peur de me rencontrer sur le terrain avec vous.
» Un proverbe qui est de tous les pays dit : Les montagnes ne se rencontrent pas ; mais les hommes se rencontrent.
» Si nous nous rencontrons partout ailleurs qu’en Prusse et que vous soyez toujours en disposition de me tuer, nous verrons alors à vider cette petite affaire ; mais, je vous en préviens la chose n’ira pas toute seule et vous aurez plus de mal que vous ne croyez
à tenir la promesse que vous avez faite à votre ami Frédéric.
» J’ai l’honneur de vous saluer.
» Général STURM. »
Bénédict replia la lettre avec le plus grand soin, la mit dans son portefeuille, glissa son portefeuille dans sa poche, s’accouda du mieux qu’il put dans un angle, et, fermant les yeux pour dormir :

— C’est bien, dit-il, qui vivra verra !



Épilogue 
  Le 5 juin 1867 à Paris, un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, élégamment vêtu, portant à sa boutonnière un ruban mi-partie rouge, mi-partie bleu de ciel et blanc, achevait de prendre une tasse de chocolat au café Prévot, au coin du boulevard et de la rue Poissonnière. 
Il demanda le journal l’Étendard. 
Le garçon se fit répéter deux fois le nom du journal, et, ne l’ayant pas dans l’établissement, sortit, l’acheta sur le boulevard et le rapporta à son client. 
Celui-ci jeta rapidement les yeux dessus ; il était évident qu’il cherchait un article qu’il savait s’y trouver. Ses yeux se fixèrent enfin sur ces lignes : 
« C’est aujourd’hui mercredi, 5 juin, que le roi de Prusse doit faire son entrée à Paris. » 
Voici la liste complète des personnes qui accompagneront Sa Majesté : 
» M. de Bismark. 
» Le général de Moltke. 
» Le comte Puckler, grand maréchal de la cour. 
» Le général de Treskow. 
» Le comte de Goltz, général de brigade. 
» Le comte de Lehendorff, major aide de camp du roi. 
» Le général baron Achille Sturm... 
» Sans doute, le jeune homme avait vu tout ce qu’il voulait voir, car il ne poussa pas plus loin son investigation sur les personnes qui accompagnaient Sa Majesté. Seulement, il chercha à savoir l’heure à laquelle le roi Guillaume arrivait, apprit que c’était pour quatre heures et un quart à la gare du Nord.
Il prit aussitôt une voiture et alla se placer sur la route que devait suivre le roi pour se rendre aux Tuileries. 
Le convoi royal fut de quelques minutes en retard. 
Notre jeune homme attendait au coin du boulevard de Magenta ; il se mit à la suite du cortége, qu’il accompagna jusqu’aux Tuileries, fixant tout particulièrement les yeux sur la voiture où se trouvaient le général de Treskow, le comte de Goltz et le général Achille Sturm. 
Cette voiture entra dans la cour des Tuileries avec celle du roi de Prusse ; mais elle en sortit presque aussitôt avec les trois généraux qu’elle renfermait, pour aller s’arrêter à l’hôtel du Louvre. Les trois généraux y descendirent ; ils voulaient évidemment loger dans le voisinage des Tuileries, où restait leur souverain. 
Notre jeune homme, qui, de son côté, était descendu de la sienne, les vit conduits chacun par un garçon à leur appartement respectif. 
Il attendit un instant, aucun d’eux ne descendit. Il remonta en voiture et disparut au coin de la rue des Pyramides. C’était tout ce qu’il voulait voir. 
Le lendemain, le même jeune homme se promenait, vers onze heures du matin, en fumant un cigarette, devant le café attenant à l’hôtel et portant le même nom. 
Au bout de dix minutes, son attente fut satisfaite. 
Le général Sturm sortit de l’hôtel du Louvre, vint s’asseoir à l’une des tables de marbre disposées vis-à-vis des fenêtres, demanda une tasse de café et un verre d’eau-de-vie. 
C’était juste en face de la caserne des zouaves. 
Bénédict entra dans la caserne et en sortit un instant après avec deux officiers. Il les amena devant la vitre et leur montra le général Sturm. 
— Messieurs, dit-il, voici un général prussien avec lequel j’ai une affaire assez grave pour que l’un de nous deux reste sur le carreau. Je me suis adressé à vous pour vous demander la faveur de me servir de témoins, parce que vous êtes officiers, parce que vous ne me connaissez pas, parce que vous ne connaissez pas mon adversaire, et que, par conséquent, vous n’aurez pour nous aucune de ces petites délicatesses que les hommes du monde ont pour ceux à qui ils servent de témoins. Nous allons entrer, nous nous assoierons à la même table que lui, je lui reprocherai ce que j’ai à lui reprocher, vous verrez si la chose est assez grave pour qu’il y ait matière à un duel à mort. Si vous le jugez ainsi, vous me ferez l’honneur d’être mes témoins. Je suis soldat comme vous, j’ai fait la guerre de Chine avec le grade de lieutenant, j’ai combattu à la bataille de Langensalza comme officier d’ordonnance du prince Ernest de Hanovre, et enfin j’ai tiré un des derniers coups de fusil qui aient été tirés à la bataille d’Aschaffenbourg. Je me nomme Bénédict Turpin, et je suis chevalier de la Légion d’honneur et de l’ordre des Guelfes. 
Les deux officiers firent un pas en arrière, échangèrent quelques mots tout bas et se rapprochèrent de Bénédict en lui disant qu’ils étaient à ses ordres. 
Tous trois alors entrèrent dans le café et allèrent s’asseoir à la table du général. Celui-ci leva la tête et se trouva face à face avec Bénédict. Au premier coup d’œil, il le reconnut. 
— Ah ! c’est vous, monsieur, lui dit-il en pâlissant légèrement. 
— Oui, monsieur, répondit Bénédict. Et voici ces messieurs qui ignorent encore l’explication que je vais avoir avec vous, et qui sont là pour m’entendre et veulent bien m’assister dans notre combat. Vous plaît-il que j’explique à ces messieurs, devant vous, la cause de notre rencontre, puis voulez-vous les mettre au courant de nos antécédents en nous rendant avec eux sur le terrain ? – Vous vous rappelez, monsieur, qu’il y a près d’un an, vous m’avez fait l’honneur de m’écrire que les montagnes ne se rencontraient pas, mais que les hommes se rencontraient, et que, le jour où j’aurais l’honneur de vous rencontrer hors du royaume de Sa Majesté Guillaume Ier, vous ne feriez plus de difficultés de me donner satisfaction ?
Le général se leva. 
— Inutile, dit-il, de prolonger une explication dans un café où tout le monde peut nous entendre ; vous expliquerez à ces messieurs les griefs que vous croyez avoir contre moi, griefs dont je n’ai pas le moins du monde à me disculper vis-à-vis de vous. Je vous ai écrit que je serais prêt à vous donner satisfaction, je le suis. – Donnez-moi le temps de rentrer à l’hôtel et de prendre deux amis. Voilà tout ce que je demande de vous. 
— Faites, monsieur, dit Bénédict en saluant. 
Sturm sortit. Bénédict et les deux officiers le suivirent. 
Il rentra à l’hôtel du Louvre. Les trois messieurs attendirent devant la porte. 
Pendant les dix minutes d’attente, Bénédict leur raconta toute l’affaire : comment le général Sturm avait voulu forcer son chef d’état-major, le baron Frédéric de Bulow, de lui donner le nom des plus riches propriétaires d'Offenbach afin de lever une contribution sur eux ; comment celui-ci s’y était refusé ; comment, à la suite de la discussion, le général avait frappé le major avec sa cravache ; comment, malgré cet outrage, il avait refusé de se battre avec lui ; et comment encore, se croyant déshonoré, Frédéric s’était brûlé la cervelle en lui recommandant sa vengeance. Puis il leur dit encore ce qui s’était passé entre lui et le général ; que celui-ci, sous prétexte de ne pas donner un mauvais exemple aux officiers supérieurs, avait refusé de se battre avec lui, Bénédict ; l’avait fait enlever le soir même, conduire à Cologne sous bonne escorte et remettre, au moment du départ, la lettre à laquelle il venait de faire allusion. 
Il achevait ce récit, au moment où le général apparaissait avec ses deux témoins. 
C’étaient deux officiers de la suite du roi ; ils s’approchèrent tous trois de Frédéric et le saluèrent. Bénédict indiqua de la main ses deux témoins aux témoins du général. Tous quatre se retirèrent un peu à l’écart. Puis les deux témoins de Bénédict revinrent à lui.
— Vous avez laissé le choix des armes au général, n’est-ce pas ? 
— Oui, monsieur, le général a choisi l’épée : on passera chez un armurier ; on achètera des épées qui ni l’un ni l’autre ne connaîtrez ; puis on ira se battre à l’endroit le plus proche. Nous avons indiqué les fortifications, ces messieurs ont accepté ; ils vont monter dans une voiture découverte, nous monterons dans une autre ; et, comme ils ne savent pas le chemin et que nous le savons, nous, nous les guiderons, par le boulevard, et, chez le premier armurier venu, nous achèterons des épées. 
Tout était entendu. On chargea deux garçons de faire venir deux voitures découvertes. Ces messieurs offrirent le chirurgienmajor des zouaves, qui fut accepté. L’un d’eux se rendit à la caserne, ramena le chirurgien, qui, mis au courant de la mission qu’il avait à remplir, monta dans la calèche avec les deux officiers et Bénédict, tandis qu’ainsi qu’il était convenu le général Sturm et ses deux témoins suivirent à distance. 
On prit la rue de Richelieu, puis les boulevards. Le premier armurier qu’on rencontra fut Claudin. Plusieurs paires d’épées étaient en étalage à sa montre. 
Bénédict dit tout bas au garçon qu’il connaissait : 
— Les épées sont à mon compte ; donnez-en le choix à ces messieurs qui sont dans la seconde voiture. 
On présenta trois épées différentes au général Sturm, qui choisit celle qui allait le mieux à sa main ; il en demanda la prix, on lui répondit qu’elles étaient payées. 
Les deux voitures continuèrent leur route jusqu’à la barrière de l’Étoile, par la porte Maillot. 
Là, on suivit un instant la ligne extérieure des fortifications ; puis, étant arrivés à un endroit un peu désert, les deux officiers de zouaves descendirent de la calèche, explorèrent des yeux le fossé, et, le trouvant solitaire, firent signe aux combattants qu’ils pouvaient descendre. 
En un instant, les quatre témoins et les deux adversaires furent au pied des murailles. 
Le terrain était uni et offrait toute facilité pour un combat dans le genre de celui qui allait se livrer. 
Les témoins du général présentèrent les épées à Bénédict, qui ne les avait pas encore examinées. 
Le jeune homme y jeta un regard rapide, et vit qu’elles étaient montées en quarte, ce qui allait admirablement à son jeu. 
Au reste, il paraît que cette monture allait aussi au jeu du général Sturm, puisque c’était lui qui les avait choisies. 
— Quand s’arrêtera le combat ? demandèrent les témoins. 
— Quand l’un de nous deux sera mort, répondirent à la fois les deux adversaires.
— Habits bas, messieurs ! dirent les témoins. Bénédict jeta de côté sa veste et son gilet ; sa chemise de batiste était si fine, qu’à travers on pouvait voir sa poitrine. 
— Êtes-vous prêts, messieurs ? demandèrent les témoins. 
— Oui, répondirent tous deux en même temps. 
Un des officiers de zouaves prit une épée et la mit aux mains de Bénédict. 
Un des deux officiers prussiens prit l’autre et la mit aux mains du général Sturm. Les témoins croisèrent les deux épées à la distance de trois pouces de la pointe, et, se jetant en arrière pour démasquer les adversaires : 
— Allez, messieurs ! dirent-ils. 
À peine ces mots furent-ils prononcés, que le général s’empara vivement de l’épée de son adversaire par un double engagement en faisant un pas en avant avec l’impétuosité ordinaire d’un homme passé maître en escrime. 
Bénédict fit un bond en arrière ; puis, regardant la garde du général : 
— Ah ! ah ! murmura-t-il, voilà un gaillard bien sur ses jambes. Attention ! 
Et il échangea un rapide coup d’œil avec ses témoins, pour leur dire de ne pas s’inquiéter. 
Mais, au même instant, et sans intervalle, le général, tout en intéressant l’épée par une pression habile, s’avança, ramassé sur ses jarrets, et lança un dégagement tellement rapide, qu’il fallut tout le doigté serré de Bénédict pour parer un contre de quarte qui, si rapide qu’il fût, ne put empêcher que l’épaule ne fût effleurée. 
La chemise se déchira sous la pointe de l’épée et se teignit légèrement de sang. La riposte fut faite du tact au tact, et si vite, que le Prussien, par bonheur ou par instinct, n’eut pas le temps de recourir à une parade circulaire, et opposa machinalement la parade de quarte, où il se trouvait revenu en garde. 
Le coup fut paré, mais il était si énergiquement porté que le général Sturm chancela sur ses jambes et ne put lancer la contreriposte. 
— C’est un joli tireur, après tout, pensa Bénédict ; il y a quelque chose à faire avec lui. 
Sturm recula d’un pas, et, baissant son épée : 
— Vous êtes blessé, dit-il à Bénédict. 
— Allons donc, reprit le jeune homme, pas de mauvaise plaisanterie. Voilà bien des manières pour un frôlement d’épée. Vous savez bien, général, qu’il faut que je vous tue. On n’a qu’une parole, après tout, fût-elle donnée à un mort. 
Et il se remit en ligne. 
— Toi me tuer ? Naseweis ! exclama le général. 
— Oui, moi blanc-bec, comme vous dites, reprit Bénédict, sang pour sang, quoique tout le vôtre ne vaille pas une goutte du sien. 
Verfluchter Kerl ! jura Sturm en devenant cramoisi. 
Et, se lançant sur Bénédict, il lui porta tout en marchant deux coups de seconde successifs, si pressés et si furieux, que Bénédict n’eut que le temps de parer en rompant deux fois d’abord, par une parade de seconde si énergique, si précise, que la chemise flottante fut déchirée au-dessus de la ceinture du pantalon et que Bénédict sentit le froid du fer. Une tache de sang parut encore. 
— Ah çà ! vous avez donc entrepris de me déshabiller, dit Bénédict en envoyant à son adversaire une riposte en quarte haute qui l’eût traversé de part en part, si celui-ci, ne se sentant pas trop abandonné, ne se fût précipité en corps à corps pour éviter la riposte ; de sorte que les gardes se touchèrent et que les deux ennemis se trouvèrent les épées hautes, visage à visage. 
— Tiens, lui cria Bénédict, voilà qui t’apprendra à me voler ma riposte. 
Et, avant que les témoins eussent pu interposer leurs épées pour les dégager, Bénédict, en dégageant le bras comme un ressort, envoya en manière de coup de poing les deux gardes dans le visage de son adversaire, qui recula en chancelant, la figure déchirée et marbrée du coup. 
Alors, ce fut un spectacle qui fit tressaillir les témoins. 
Sturm recula un instant, la bouche entr’ouverte, écumante, les dents serrées et sanglantes, les lèvres retroussées, les yeux étincelants, injectés, presque sortis de leur orbite, toute la face d’un rouge violet. 
Lumpenhund ! hurla-t-il en agitant son épée crispée et en se ramassant dans sa garde comme un jaguar prêt à bondir. 
Bénédict était là, calme, froid, méprisant ; il étendit vers lui son épée. 
— Tu m’appartiens maintenant, dit-il d’une voix solennelle, tu vas mourir. 
Et il se remit en garde, exagérant sa pose en manière de défi. 
Il n’attendit pas longtemps. 
Sturm était trop bon tireur pour se jeter sur son ennemi à découvert ; il avança brusquement d’un pas en faisant un double engagement dont Bénédict trompa le second par un dégagement fait comme on les passe au mur. La colère avait décomposé la garde de Sturm, qui tirait tête baissée ; ce fut ce qui le sauva, pour cette fois du moins. 
Le dégagement effleura seulement l’épaule près du cou. 
Le sang parut. 
— Manche à manche, reprit Bénédict en se remettant vivement en garde et en laissant entre le général et lui un grand espace. – La belle, maintenant ! 
Le général se trouva hors distance, marcha un pas, et, rassemblant toutes ses forces, fit un frénétique battement à l’épée et tira droit en se fendant de toute sa largeur. Toute son âme, c’est-à-dire toute son espérance était dans ce coup. 
Cette fois, Bénédict, bien campé sur ses jarrets, ne recula pas d’une semelle, ramassa l’épée par un demi-cercle enlevé, régulier, les ongles en dessus, comme dans une salle d’armes, et, dominant la pointe de son épée penchée à ses pieds : 
— Allons donc, dit-il en ripostant. 
L’épée pénétra par le bout de la poitrine et se cacha tout entière dans le corps du général, où Bénédict la laissa en faisant un bond en arrière, comme le toréador laisse la sienne dans la poitrine du taureau. 
Puis, les bras croisés, il attendit. 
Le général resta debout une seconde, mais chancelant ; il voulut parler, le sang lui emplit la bouche, il fit un geste avec son épée, son épée lui tomba de la main ; puis lui-même, comme un arbre qu’on déracine, il tomba étendu sur le gazon. 
Bénédict leva les yeux au ciel. 
— Es-tu content, Frédéric ? murmura-t-il. 
Le chirurgien-major se précipita sur le corps de Sturm ; mais il était déjà mort. La pointe de l’épée entrait au-dessous de la clavicule droite et ressortait par la hanche gauche en traversant le cœur. 
— Sapristi ! murmura le chirurgien, voilà un homme bien tué. 
Ce fut l’oraison funèbre de Sturm.

FIN.

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