sábado, 11 de marzo de 2017

LA VÉNUS D'ILLE

LA VÉNUS D'ILLE
adaptation de Sandra Dermark du récit de Prosper Mérimée
Je descendais le dernier coteau du Canigou, et, bien que le soleil fût déjà couché, je distinguais dans la plaine les maisons de la petite ville d’Ille-sur-Têt, vers laquelle je me dirigeais.
— Vous savez, dis-je au Catalan qui me servait de guide depuis la veille, vous savez sans doute où demeure M. de Peyrehorade?
— Si je le sais! s’écria-t-il, je connais sa maison comme la mienne; et s’il ne faisait pas si noir, je vous la montrerais. C’est la plus belle d’Ille. Il a de l’argent, oui, M. de Peyrehorade; et il marie son fils à plus riche que lui encore.
— Et ce mariage se fera-t-il bientôt? lui demandai-je.
— Bientôt! il se peut que déjà les violons soient commandés pour la noce. Ce soir, peut-être, demain, après-demain, que sais-je! C’est à Puygarrig que ça se fera; car c’est mademoiselle de Puygarrig que monsieur le fils épouse. Ce sera beau, oui!
J’étais recommandé à M. de Peyrehorade par un de mes amis. C’était, m’avait-il dit, un antiquaire fort instruit et d’une complaisance à toute épreuve. Il se ferait un plaisir de me montrer toutes les ruines à dix lieues à la ronde. Or je comptais sur lui pour visiter les environs d’Ille, que je savais riches en monuments antiques et du moyen-âge. Ce mariage, dont on me parlait alors pour la première fois, dérangeait tous mes plans.
Je vais être un trouble-fête, me dis-je. Mais j’étais attendu; annoncé par M. de P., il fallait bien me présenter.
— Gageons, monsieur, me dit mon guide, comme nous étions déjà dans la plaine, gageons un cigare que je devine ce que vous allez faire chez M. de Peyrehorade?
— Mais, répondis-je en lui tendant un cigare, cela n’est pas bien difficile à deviner. À l’heure qu’il est, quand on a fait six lieues dans le Canigou, la grande affaire, c’est de souper.
— Oui, mais demain?… Tenez, je parierais que vous venez à Ille pour voir l’idole? j’ai deviné cela à vous voir tirer en portrait les saints de Serrabona.
— L’idole? quelle idole? Ce mot avait excité ma curiosité.
— Comment! l’on ne vous a pas conté, à Perpignan, comment M. de Peyrehorade avait trouvé une idole en terre?
— Vous voulez dire une statue en terre cuite, en argile?
— Non pas. Oui, bien en cuivre, et il y en a de quoi faire des gros sous. Elle vous pèse autant qu’une cloche d’église. C’est bien avant dans la terre, au pied d’un olivier, que nous l’avons eue.
— Vous étiez donc présent à la découverte?
— Oui, monsieur. M. de Peyrehorade nous dit, il y a quinze jours, à Jean Coll et à moi, de déraciner un vieil olivier qui était gelé de l’année dernière, car elle a été bien mauvaise, comme vous savez. Voilà donc qu’en travaillant, Jean Coll, qui y allait de tout cœur, il donne un coup de pioche, et j’entends bimm… comme s’il avait tapé sur une cloche. Qu’est-ce que c’est? que je dis. Nous piochons toujours, nous piochons, et voilà qu’il paraît une main noire, qui semblait la main d’un mort qui sortait de terre. Moi, la peur me prend. Je m’en vais à monsieur, et je lui dis: — Des morts, notre maître, qui sont sous l’olivier! Faut appeler le curé. — Quels morts? qu’il me dit. Il vient, et il n’a pas plutôt vu la main qu’il s’écrie: — Un antique! un antique! — Vous auriez cru qu’il avait trouvé un trésor. Et le voilà avec la pioche, avec les mains, qu’il se démène et qu’il faisait quasiment autant d’ouvrage que nous deux.
— Et enfin que trouvâtes-vous?
— Une grande femme noire plus qu’à moitié nue, révérence parler, monsieur, toute en cuivre; et M. de Peyrehorade nous a dit que c’était une idole du temps des païens… du temps de Charlemagne, du temps où Berthe filait quoi!
— Je vois ce que c’est… Quelque bonne-vierge en bronze d’un couvent détruit.
— Une bonne-vierge! ah bien oui!… Je l’aurais bien reconnue, si ç’avait été une bonne-vierge. C’est une idole, vous dis-je; on le voit bien à son air. Elle vous fixe avec ses grands yeux blancs… On dirait qu’elle vous dévisage. On baisse les yeux, oui, en la regardant.
— Des yeux blancs? Sans doute ils sont incrustés dans le bronze. Ce sera peut-être quelque statue romaine.
— Romaine! c’est cela. M. de Peyrehorade dit que c’est une romaine. Ah! je vois bien que vous êtes un savant comme lui.
— Est-elle entière, bien conservée?
— Oh! monsieur, il ne lui manque rien. C’est encore plus beau et mieux fini que le buste de Louis-Philippe, qui est à la mairie, en plâtre peint. Mais avec tout cela, la figure de cette idole ne me revient pas. Elle a l’air méchante… et elle l’est aussi.
— Méchante! Quelle méchanceté vous a-t-elle faite?
— Pas à moi précisément, mais vous allez voir. Nous nous étions mis à quatre pour la dresser debout et M. de Peyrehorade, qui lui aussi tirait à la corde, bien qu’il n’ait guère plus de force qu’un poulet, le digne homme! Avec bien de la peine nous la mettons droite. J’amassais un tuileau pour la caler, quand, patatras! la voilà qui tombe à la renverse tout d’une masse. Je dis: Gare dessous! Pas assez vite pourtant, car Jean Coll n’a pas eu le temps de tirer sa jambe…
— Et il a été blessé?
— Cassée net comme un échalas, sa pauvre jambe! Pécaïre! quand j’ai vu cela, moi, j’étais furieux. Je voulais défoncer l’idole à coups de pioche, mais M. de Peyrehorade m’a retenu. Il a donné de l’argent à Jean Coll, qui tout de même est encore au lit depuis quinze jours que cela lui est arrivé, et le médecin dit qu’il ne marchera jamais de cette jambe-là comme de l’autre. C’est dommage, lui qui était notre meilleur coureur et, après monsieur le fils, le plus malin joueur de paume. C’est que M. Alphonse de Peyrehorade en a été triste, car c’est Coll qui faisait sa partie. Voilà qui était beau à voir comme ils se renvoyaient les balles. Paf! paf! Jamais elles ne touchaient terre.
Devisant de la sorte, nous entrâmes à Ille, et je me trouvai bientôt en présence de M. de Peyrehorade. C’était un petit vieillard vert encore et dispos, poudré, le nez rouge, l’air jovial et goguenard. Avant d’avoir ouvert la lettre de M. de P., il m’avait installé devant une table bien servie, et m’avait présenté à sa femme et à son fils comme un archéologue illustre, qui devait tirer le Roussillon de l’oubli où le laissait l’indifférence des savants.
Tout en mangeant de bon appétit, car rien ne dispose mieux que l’air vif des montagnes, j’examinais mes hôtes. J’ai dit un mot de M. de Peyrehorade; je dois ajouter que c’était la vivacité même. Il parlait, mangeait, se levait, courait à sa bibliothèque, m’apportait des livres, me montrait des estampes, me versait à boire; il n’était jamais deux minutes en repos. Sa femme, un peu trop grasse, comme la plupart des Catalanes lorsqu’elles ont passé quarante ans, me parut une provinciale renforcée, uniquement occupée des soins de son ménage. Bien que le souper fût suffisant pour six personnes au moins, elle courut à la cuisine, fit tuer des pigeons, frire des miliasses, ouvrit je ne sais combien de pots de confitures. En un instant la table fut encombrée de plats et de bouteilles, et je serais certainement mort d’indigestion si j’avais goûté seulement à tout ce qu’on m’offrait. Cependant, à chaque plat que je refusais, c’étaient de nouvelles excuses. On craignait que je ne me trouvasse bien mal à Ille. Dans la province on a si peu de ressources, et les Parisiens sont si difficiles!
Au milieu des allées et venues de ses parents, M. Alphonse de Peyrehorade ne bougeait pas plus qu’un Terme. C’était un grand jeune homme de vingt-six ans, d’une physionomie belle et régulière, mais manquant d’expression. Sa taille et ses formes athlétiques justifiaient bien la réputation d’infatigable joueur de paume qu’on lui faisait dans le pays. Il était ce soir-là habillé avec élégance, exactement d’après la gravure du dernier numéro du Journal des modes. Mais il me semblait gêné dans ses vêtements. Il était roide comme un piquet dans son col de velours, et ne se tournait que tout d’une pièce. Ses mains grosses et hâlées, ses ongles courts, contrastaient singulièrement avec son costume. C’étaient des mains de laboureur sortant des manches d’un dandy. D’ailleurs, bien qu’il me considérât de la tête aux pieds fort curieusement, en ma qualité de Parisien, il ne m’adressa qu’une seule fois la parole dans toute la soirée; ce fut pour me demander où j’avais acheté la chaîne de ma montre.
— Ah çà! mon cher hôte, me dit M. de Peyrehorade, le souper tirant à sa fin, vous m’appartenez, vous êtes chez moi. Je ne vous lâche plus, sinon quand vous aurez vu tout ce que nous avons de curieux dans nos montagnes. Il faut que vous appreniez à connaître notre Roussillon, et que vous lui rendiez justice. Vous ne vous doutez pas de tout ce que nous allons vous montrer. Monuments phéniciens, celtiques, romains, arabes, byzantins, vous verrez tout, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Je vous mènerai partout et ne vous ferai pas grâce d’une brique.
Un accès de toux l’obligea de s’arrêter. J’en profitai pour lui dire que je serais désolé de le déranger dans une circonstance aussi intéressante pour sa famille. S’il voulait bien me donner ses excellents conseils sur les excursions que j’aurais à faire, je pourrais, sans qu’il prît la peine de m’accompagner…
— Ah! vous voulez parler du mariage de ce garçon-là, s’écria-t-il en m’interrompant. Bagatelle! ce sera fait après-demain. Vous ferez la noce avec nous, en famille, car la future est en deuil d’une tante dont elle hérite. Ainsi point de fête, point de bal, point de soirée… C’est dommage… vous auriez vu danser nos Catalanes… Elles sont jolies, et peut-être l’envie vous aurait-elle pris d’imiter mon Alphonse. Un mariage, dit-on, en amène d’autres… Samedi, les jeunes gens mariés, je suis libre, et nous nous mettons en course. Je vous demande pardon de vous donner l’ennui d’une noce de province. Pour un Parisien blasé sur les fêtes… et une noce sans bal encore! Pourtant, vous verrez une mariée… une mariée… vous m’en direz des nouvelles… Mais vous êtes un homme grave et vous ne regardez plus les femmes. J’ai mieux que cela à vous montrer. Je vous ferai voir quelque chose!… Je vous réserve une fière surprise pour demain.
— Mon Dieu! lui dis-je, il est difficile d’avoir un trésor dans sa maison sans que le public en soit instruit. Je crois deviner la surprise que vous me préparez. Mais si c’est de votre statue qu’il s’agit, la description que mon guide m’en a faite n’a servi qu’à exciter ma curiosité et à me disposer à l’admiration.
— Ah! il vous a parlé de l’idole, car c’est ainsi qu’ils appellent ma belle Vénus Tur… mais je ne veux rien vous dire. Demain, au grand jour, vous la verrez, et vous me direz si j’ai raison de la croire un chef-d’œuvre. Parbleu! vous ne pouviez arriver plus à propos! Il y a des inscriptions que moi, pauvre ignorant, j’explique à ma manière. Mais un savant de Paris!… Vous vous moquerez peut-être de mon interprétation… car j’ai fait un mémoire… moi qui vous parle… vieil antiquaire de province, je me suis lancé… Je veux faire gémir la presse… Si vous vouliez bien me lire et me corriger, je pourrais espérer… Par exemple, je suis bien curieux de savoir comment vous traduirez cette inscription sur le socle: CAVE… Mais je ne veux rien vous demander encore! À demain, à demain! Pas un mot sur la Vénus aujourd’hui!
— Tu as raison, Peyrehorade, dit sa femme, de laisser là ton idole. Tu devrais voir que tu empêches monsieur de manger. Va, monsieur a vu à Paris de bien plus belles statues que la tienne. Aux Tuileries, il y en a des douzaines, et en bronze aussi.
— Voilà bien l’ignorance, la sainte ignorance de la province! interrompit M. de Peyrehorade. Comparer un antique admirable aux plates figures de Coustou!
Comme avec irrévérence
Parle des dieux ma ménagère!
Savez-vous que ma femme voulait que je fondisse ma statue pour en faire une cloche à notre église? C’est qu’elle en eût été la marraine. Un chef-d’œuvre de Myron, monsieur!
— Chef-d’œuvre! chef-d’œuvre! un beau chef-d’œuvre qu’elle a fait! casser la jambe d’un homme!
— Ma femme, vois-tu? dit M. de Peyrehorade d’un ton résolu, et tendant vers elle sa jambe droite dans un bas de soie chinée, si ma Vénus m’avait cassé cette jambe-là, je ne la regretterais pas.
— Bon Dieu! Peyrehorade, comment peux-tu dire cela! Heureusement que l’homme va mieux… Et encore je ne peux pas prendre sur moi de regarder la statue qui fait des malheurs comme celui-là. Pauvre Jean Coll!
— Blessé par Vénus, monsieur, dit M. de Peyrehorade riant d’un gros rire, blessé par Vénus, le maraud se plaint.
Veneris nec præmia noris.
Qui n’a été blessé par Vénus?
M. Alphonse, qui comprenait le français mieux que le latin, cligna de l’œil d’un air d’intelligence, et me regarda comme pour me demander: Et vous, Parisien, comprenez-vous?
Le souper finit. Il y avait une heure que je ne mangeais plus. J’étais fatigué, et je ne pouvais parvenir à cacher les fréquents bâillements qui m’échappaient. Madame de Peyrehorade s’en aperçut la première, et remarqua qu’il était temps d’aller dormir. Alors commencèrent de nouvelles excuses sur le mauvais gîte que j’allais avoir. Je ne serais pas comme à Paris. En province on est si mal! Il fallait de l’indulgence pour les Roussillonnais. J’avais beau protester qu’après une course dans les montagnes une botte de paille me serait un coucher délicieux, on me priait toujours de pardonner à de pauvres campagnards s’ils ne me traitaient pas aussi bien qu’ils l’eussent désiré. Je montai enfin à la chambre qui m’était destinée, accompagné de M. de Peyrehorade. L’escalier, dont les marches supérieures étaient en bois, aboutissait au milieu d’un corridor, sur lequel donnaient plusieurs chambres.
— À droite, me dit mon hôte, c’est l’appartement que je destine à la future madame Alphonse. Votre chambre est à gauche, au bout du corridor opposé. Vous sentez bien, ajouta-t-il d’un air qu’il voulait rendre fin, vous sentez bien qu’il faut isoler de nouveaux mariés. Vous êtes à un bout de la maison, eux à l’autre.
Nous entrâmes dans une chambre bien meublée, où le premier objet sur lequel je portai la vue fut un lit long de sept pieds, large de six, et si haut qu’il fallait un escabeau pour s’y guinder. Mon hôte m’ayant indiqué la position de la sonnette, et s’étant assuré par lui-même que le sucrier était plein, les flacons d’eau de Cologne dûment placés sur la toilette, après m’avoir demandé plusieurs fois si rien ne me manquait, me souhaita une bonne nuit et me laissa seul.
Les fenêtres étaient fermées. Avant de me déshabiller, j’en ouvris une pour respirer l’air frais de la nuit, délicieux après un long souper. En face était le Canigou, d’un aspect admirable en tout temps, mais qui me parut ce soir-là la plus belle montagne du monde, éclairé qu’il était par une lune resplendissante. Je demeurai quelques minutes à contempler sa silhouette merveilleuse, et j’allais fermer ma fenêtre, lorsque, baissant les yeux, j’aperçus la statue sur un piédestal à une vingtaine de toises de la maison. Elle était placée à l’angle d’une haie vive qui séparait un petit jardin d’un vaste carré parfaitement uni, qui, je l’appris plus tard, était le jeu de paume de la ville. Ce terrain, propriété de M. de Peyrehorade, avait été cédé par lui à la commune, sur les pressantes sollicitations de son fils.
À la distance où j’étais, il m’était difficile de distinguer l’attitude de la statue; je ne pouvais juger que de sa hauteur, qui me parut de six pieds ou deux mètres environ. En ce moment, deux polissons de la ville passaient sur le jeu de paume, assez près de la haie, sifflant le joli air du Roussillon: Muntanyes regalades. Ils s’arrêtèrent pour regarder la statue; un d’eux l’apostropha même à haute voix. Il parlait catalan; mais j’étais dans le Roussillon depuis assez longtemps pour pouvoir comprendre à peu près ce qu’il disait.
— Te voilà donc, coquine! (Le terme catalan était plus énergique.) Te voilà! disait-il. C’est donc toi qui as cassé la jambe à Jean Coll! Si tu étais à moi, je te casserais le cou.
— Bah! avec quoi? dit l’autre. Elle est de cuivre, et si dure qu’Étienne a cassé sa lime dessus, essayant de l’entamer. C’est du cuivre du temps des païens; c’est plus dur que je ne sais quoi.
— Si j’avais mon ciseau à froid (il paraît que c’était un apprenti serrurier), je lui ferais bientôt sauter ses grands yeux blancs, comme je tirerais une amande de sa coquille. Il y a pour plus de cent sous d’argent.
Ils firent quelques pas en s’éloignant.
— Il faut que je souhaite le bonsoir à l’idole, dit le plus grand des apprentis, s’arrêtant tout à coup.
Il se baissa, et probablement ramassa une pierre. Je le vis déployer le bras, lancer quelque chose, et aussitôt un coup sonore retentit sur le bronze. Au même instant l’apprenti porta la main à sa tête en poussant un cri de douleur.
— Elle me l’a rejetée! s’écria-t-il.
Et mes deux polissons prirent la fuite à toutes jambes. Il était évident que la pierre avait rebondi sur le métal, et avait puni ce drôle de l’outrage qu’il faisait à la déesse.
Je fermai la fenêtre en riant de bon cœur.
— Encore un Vandale puni par Vénus! Puissent tous les destructeurs de nos vieux monuments avoir ainsi la tête cassée! Sur ce souhait charitable, je m’endormis.
Il était grand jour quand je me réveillai. Auprès de mon lit étaient, d’un côté, M. de Peyrehorade, en robe de chambre; de l’autre, un domestique envoyé par sa femme, une tasse de chocolat à la main.
— Allons, debout, Parisien! Voilà bien mes paresseux de la capitale! disait mon hôte pendant que je m’habillais à la hâte. Il est huit heures, et encore au lit! Je suis levé, moi, depuis six heures. Voilà trois fois que je monte; je me suis approché de votre porte sur la pointe du pied: personne, nul signe de vie. Cela vous fera mal de trop dormir à votre âge. Et ma Vénus que vous n’avez pas encore vue! Allons, prenez-moi vite cette tasse de chocolat de Barcelone… Vraie contrebande… Du chocolat comme on n’en a pas à Paris. Prenez des forces, car lorsque vous serez devant ma Vénus, on ne pourra plus vous en arracher.
En cinq minutes je fus prêt, c’est-à-dire à moitié rasé, mal boutonné, et brûlé par le chocolat que j’avalai bouillant. Je descendis dans le jardin, et me trouvai devant une admirable statue.
C’était bien une Vénus, et d’une merveilleuse beauté. Elle avait le haut du corps nu, comme les Anciens représentaient d’ordinaire les grandes divinités; la main droite, levée à la hauteur du sein, était tournée, la paume en dedans. L’autre main, rapprochée de la hanche, soutenait la draperie qui couvrait la partie inférieure du corps. 
Quoi qu’il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus; rien de plus suave, de plus voluptueux que ses contours; rien de plus élégant et de plus noble que sa draperie. Je m’attendais à quelque ouvrage du Bas-Empire; je voyais un chef-d’œuvre du meilleur temps de la statuaire. Ce qui me frappait surtout, c’était l’exquise vérité des formes, en sorte qu’on aurait pu les croire moulées sur nature, si la nature produisait d’aussi parfaits modèles.
La chevelure, relevée sur le front, paraissait avoir été dorée autrefois. La tête, petite comme celle de presque toutes les statues grecques, était légèrement inclinée en avant. Quant à la figure, jamais je ne parviendrai à exprimer son caractère étrange, et dont le type ne se rapprochait de celui d’aucune statue antique dont il me souvienne. Ce n’était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j’observais avec surprise l’intention marquée de l’artiste de rendre la malice arrivant jusqu’à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement: les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d’une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu’une si merveilleuse beauté pût s’allier à l’absence de toute sensibilité.
— Si le modèle a jamais existé, dis-je à M. de Peyrehorade, et je doute que le Ciel ait jamais produit une telle femme, que je plains ses amants! Elle a dû se complaire à les faire mourir de désespoir. Il y a dans son expression quelque chose de féroce, et pourtant je n’ai jamais vu rien de si beau.
— C’est Vénus tout entière à sa proie attachée!

s’écria M. de Peyrehorade, satisfait de mon enthousiasme.
Cette expression d’ironie infernale était augmentée peut-être par le contraste de ses yeux incrustés d’argent et très-brillants avec la patine d’un vert noirâtre que le temps avait donnée à toute la statue. Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion qui rappelait la réalité, la vie. Je me souvins de ce que m’avait dit mon guide, qu’elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient. Cela était presque vrai, et je ne pus me défendre d’un mouvement de colère contre moi-même en me sentant un peu mal à mon aise devant cette figure de bronze.
— Maintenant que vous avez tout admiré en détail, mon cher collègue en antiquaillerie, dit mon hôte, ouvrons, s’il vous plaît, une conférence scientifique. Que dites-vous de cette inscription, à laquelle vous n’avez point pris garde encore?
Il me montrait le socle de la statue, et j’y lus ces mots:
CAVE AMANTEM.
— Quid dicis, doctissime? me demanda-t-il en se frottant les mains. Voyons si nous nous rencontrerons sur le sens de ce cave amantem!
— Mais, répondis-je, il y a deux sens. On peut traduire: «Prends garde à celui qui t’aime, défie-toi des amants.» Mais, dans ce sens, je ne sais si cave amantem serait d’une bonne latinité. En voyant l’expression diabolique de la dame, je croirais plutôt que l’artiste a voulu mettre en garde le spectateur contre cette terrible beauté. Je traduirais donc: «Prends garde à toi si elle t’aime.»
— Hmph! dit M. de Peyrehorade, oui, c’est un sens admissible; mais, ne vous en déplaise, je préfère la première traduction, que je développerai pourtant. Vous connaissez l’amant de Vénus?
— Il y en a plusieurs.
— Oui; mais le premier, c’est Vulcain, c'est a dire Héphaistos. N’a-t-on pas voulu dire: «Malgré toute ta beauté, ton air dédaigneux, tu auras un forgeron, un vilain boiteux pour amant?» Leçon profonde, monsieur, pour les coquettes!
Je ne pus m’empêcher de sourire, tant l’explication me parut tirée par les cheveux.
— C’est une terrible langue que le latin avec sa concision, observai-je pour éviter de contredire formellement mon antiquaire, et je reculai de quelques pas afin de mieux contempler la statue.
— Un instant, collègue! dit M. de Peyrehorade en m’arrêtant par le bras, vous n’avez pas tout vu. Il y a encore une autre inscription. Montez sur le socle et regardez au bras droit. En parlant ainsi il m’aidait à monter.
Je m’accrochai sans trop de façons au cou de la Vénus, avec laquelle je commençais à me familiariser. Je la regardai même un instant sous le nez, et la trouvai de près encore plus méchante et encore plus belle. Puis je reconnus qu’il y avait, gravés sur le bras, quelques caractères d’écriture cursive antique, à ce qu’il me sembla. À grand renfort de bésicles j’épelai ce qui suit, et cependant M. de Peyrehorade répétait chaque mot à mesure que je le prononçais, approuvant du geste et de la voix. Je lus donc:
VENERI TVRBVL…
EVTYCHES MYRO
IMPERIO FECIT.
Après ce mot TVRBVL de la première ligne, il me sembla qu’il y avait quelques lettres effacées; mais TVRBVL était parfaitement lisible.
— Ce qui veut dire?… me demanda mon hôte radieux et souriant avec malice, car il pensait bien que je ne me tirerais pas facilement de ce TVRBVL.
— Il y a un mot que je ne m’explique pas encore, lui dis-je; tout le reste est facile. Eutychès Myron a fait cette offrande à Vénus par son ordre.
— À merveille. Mais TVRBVL, qu’en faites-vous? Qu’est-ce que TVRBVL?
— TVRBVL m’embarrasse fort. Je cherche en vain quelque épithète connue de Vénus qui puisse m’aider. Voyons, que diriez-vous de TVRBVLENTA? Vénus qui trouble, qui agite… Vous vous apercevez que je suis toujours préoccupé de son expression méchante. TVRBVLENTA, ce n’est point une trop mauvaise épithète pour Vénus, ajoutai-je d’un ton modeste, car je n’étais pas moi-même fort satisfait de mon explication.
— Vénus turbulente! Vénus la tapageuse! Ah! vous croyez donc que ma Vénus est une Vénus de cabaret? Point du tout, monsieur; c’est une Vénus de bonne compagnie. Mais je vais vous expliquer ce TVRBVL… Au moins vous me promettez de ne point divulguer ma découverte avant l’impression de mon mémoire. C’est que, voyez-vous, je m’en fais gloire, de cette trouvaille-là… Il faut bien que vous nous laissiez quelques épis à glaner, à nous autres pauvres diables de provinciaux. Vous êtes si riches, messieurs les savants de Paris!
Du haut du piédestal, où j’étais toujours perché, je lui promis solennellement que je n’aurais jamais l’indignité de lui voler sa découverte.
— TVRBVL…, monsieur, dit-il en se rapprochant et baissant la voix de peur qu’un autre que moi ne pût l’entendre, lisez TVRBVLNERÆ.
— Je ne comprends pas davantage.
— Écoutez bien. À une lieue d’ici, au pied de la montagne, il y a un village qui s’appelle Boulternère. C’est une corruption du mot latin TVRBVLNERA. Rien de plus commun que ces inversions. Boulternère, monsieur, a été une ville romaine. Je m’en étais toujours douté, mais jamais je n’en avais eu la preuve. La preuve, la voilà. Cette Vénus était la divinité topique de Boulternère; et ce mot de "Boulternère", que je viens de démontrer d’origine antique, prouve une chose bien plus curieuse, c’est que Boulternère, avant d’être une ville romaine, a été une ville phénicienne!
Il s’arrêta un moment pour respirer et jouir de ma surprise. Je parvins à réprimer une forte envie de rire.
— En effet, poursuivit-il, TVRBVLNERA est pur phénicien, TVR, prononcez TOUR… TOUR et SOUR, même mot, n’est-ce pas? SOUR est le nom phénicien de Tyr; je n’ai pas besoin de vous en rappeler le sens. BVL, c’est Baal, Bel, Belzebul, légères différences de prononciation. Quant à NERA, cela me donne un peu de peine. Je suis tenté de croire, faute de trouver un mot phénicien, que cela vient du grec νηρός, nerós, humide, marécageux. Ce serait donc un mot hybride. Pour justifier νηρός, je vous montrerai à Boulternère comment les ruisseaux de la montagne y forment des mares infectes. D’autre part, la terminaison NERA aurait pu être ajoutée beaucoup plus tard en l’honneur de Nera Pivesuvia, femme de Tétricus, laquelle aurait fait quelque bien à Turbul, l'actuelle Boulternère. Mais, à cause des mares, je préfère l’étymologie de νηρός.
Il prit une prise de tabac d’un air satisfait.
— Mais laissons les Phéniciens, et revenons à l’inscription. Je traduis donc: «À Vénus de Boulternère Myron dédie par son ordre cette statue, son ouvrage.»
Je me gardai bien de critiquer son étymologie, mais je voulus à mon tour faire preuve de pénétration, et je lui dis: — Halte-là, monsieur. Myron a consacré quelque chose, mais je ne vois nullement que ce soit cette statue.
— Comment! s’écria-t-il, Myron n’était-il pas un fameux sculpteur grec? Le talent se sera perpétué dans sa famille: c’est un de ses descendants qui aura fait cette statue. Il n’y a rien de plus sûr.
— Mais, répliquai-je, je vois sur le bras un petit trou. Je pense qu’il a servi à fixer quelque chose, un bracelet, par exemple, que ce Myron donna à Vénus en offrande expiatoire. Myron était un amant malheureux. Vénus était irritée contre lui: il l’apaisa en lui consacrant un bracelet d’or. Remarquez que fecit se prend fort souvent pour consecravit. Ce sont termes synonymes. Je vous en montrerais plus d’un exemple si j’avais sous la main Gruter ou bien Orellius. Il est naturel qu’un amoureux voie Vénus en rêve, qu’il s’imagine qu’elle lui commande de donner un bracelet d’or à sa statue. Myron lui consacra un bracelet… Puis les barbares ou bien quelque voleur sacrilège…
— Ah! qu’on voit bien que vous avez fait des romans! s’écria mon hôte en me donnant la main pour descendre. Non, monsieur, c’est un ouvrage de l’école de Myron. Regardez seulement le travail, et vous en conviendrez.
M’étant fait une loi de ne jamais contredire à outrance les antiquaires entêtés, je baissai la tête d’un air convaincu en disant: C’est un admirable morceau!
— Ah! mon Dieu, s’écria M. de Peyrehorade, encore un trait de vandalisme! On aura jeté une pierre à ma statue!
Il venait d’apercevoir une marque blanche un peu au dessus du sein de la Vénus. Je remarquai une trace semblable sur les doigts de la main droite, qui, je le supposai alors, avaient été touchés dans le trajet de la pierre, ou bien un fragment s’en était détaché par le choc et avait ricoché sur la main. Je contai à mon hôte l’insulte dont j’avais été témoin et la prompte punition qui s’en était suivie. Il en rit beaucoup, et, comparant l’apprenti à Diomède, il lui souhaita de voir, comme le héros grec, tous ses compagnons changés en pigeons blancs.
La cloche du déjeuner interrompit cet entretien classique, et, de même que la veille, je fus obligé de manger comme quatre. Puis vinrent des fermiers de M. de Peyrehorade; et pendant qu’il leur donnait audience, son fils me mena voir une calèche qu’il avait achetée à Toulouse pour sa fiancée, et que j’admirai, cela va sans dire. Ensuite j’entrai avec lui dans l’écurie, où il me tint une demi-heure à me vanter ses chevaux, à me faire leur généalogie, à me conter les prix qu’ils avaient gagnés aux courses du département. Enfin il en vint à me parler de sa future, par la transition d’une jument grise qu’il lui destinait.
— Nous la verrons aujourd’hui, dit-il. Je ne sais si vous la trouverez jolie. Vous êtes difficiles, à Paris; mais tout le monde, ici et à Perpignan, la trouve charmante. Le bon, c’est qu’elle est fort riche. Sa tante de Prades lui a laissé son bien. Oh! je vais être fort heureux.
Je fus profondément choqué de voir un jeune homme paraître plus touché de la dot que des beaux yeux de sa future.
— Vous vous connaissez en bijoux, poursuivit M. Alphonse, comment trouvez-vous ceci? Voici l’anneau que je lui donnerai demain.
En parlant ainsi, il tirait de la première phalange du petit doigt de sa main gauche une grosse bague enrichie de diamants, et formée de deux mains entrelacées; allusion qui me parut infiniment poétique. Le travail en était ancien, mais je jugeai qu’on l’avait retouchée pour enchâsser les diamants. Dans l’intérieur de la bague se lisaient ces mots en lettres gothiques: Sempr’ab ti, c'est-à-dire, Sempre amb tu, c’est-à-dire, toujours avec toi.
— C’est une jolie bague, lui dis-je; mais ces diamants ajoutés lui ont fait perdre un peu de son caractère.
— Oh! elle est bien plus belle comme cela, répondit-il en souriant. Il y a là pour douze cents francs de diamants. C’est ma mère qui me l’a donnée. C’était une bague de famille, très ancienne… du temps de la chevalerie. Elle avait servi à ma grand-mère, qui la tenait de la sienne. Dieu sait quand cela a été fait.
— L’usage à Paris, lui dis-je, est de donner un anneau tout simple, ordinairement composé de deux métaux différents, comme de l’or et du platine. Tenez, cette autre bague, que vous avez à ce doigt, serait fort convenable. Celle-ci, avec ses diamants et ses mains en relief, est si grosse, qu’on ne pourrait mettre un gant par-dessus.
— Oh! madame Alphonse s’arrangera comme elle voudra. Je crois qu’elle sera toujours bien contente de l’avoir. Douze cents francs au doigt, c’est agréable. Cette petite bague-là, ajouta-t-il en regardant d’un air de satisfaction l’anneau tout uni qu’il portait à la main, celle-là, c’est une femme à Paris qui me l’a donnée un jour de mardi gras. Ah! comme je m’en suis donné quand j’étais à Paris il y a deux ans! C’est là qu’on s’amuse!… Et il soupira de regret.
Nous devions dîner ce jour-là à Puygarrig, chez les parents de la future mariée; nous montâmes en calèche, et nous nous rendîmes au château éloigné d’Ille d’environ une lieue et demie. Je fus présenté et accueilli comme l’ami de la famille. Je ne parlerai pas du dîner ni de la conversation qui s’ensuivit, et à laquelle je pris peu de part. M. Alphonse, placé à côté de sa future, lui disait un mot à l’oreille tous les quarts d’heure. Pour elle, elle ne levait guère les yeux, et, chaque fois que son prétendu lui parlait, elle rougissait avec modestie, mais lui répondait sans embarras.
Mademoiselle de Puygarrig avait dix-huit ans; sa taille souple et délicate contrastait avec les formes osseuses de son robuste fiancé. Elle était non-seulement belle, mais séduisante. J’admirais le naturel parfait de toutes ses réponses; et son air de bonté, qui pourtant n’était pas exempt d’une légère teinte de malice, me rappela, malgré moi, la Vénus de mon hôte. Dans cette comparaison que je fis en moi-même, je me demandais si la supériorité de beauté qu’il fallait bien accorder à la statue ne tenait pas, en grande partie, à son expression de tigresse; car l’énergie, même dans les mauvaises passions, excite toujours en nous un étonnement et une espèce d’admiration involontaire.
— Quel dommage, me dis-je en quittant Puygarrig, qu’une si aimable personne soit riche, et que sa dot la fasse rechercher par un homme indigne d’elle!
En revenant à Ille, et ne sachant trop que dire à madame de Peyrehorade, à qui je croyais convenable d’adresser quelquefois la parole:
— Vous êtes bien esprits forts en Roussillon! m’écriai-je; comment, madame, vous faites un mariage un vendredi! À Paris nous aurions plus de superstition; personne n’oserait prendre femme un tel jour.
— Mon Dieu! ne m’en parlez pas, me dit-elle, si cela n’avait dépendu que de moi, certes on eût choisi un autre jour. Mais Peyrehorade l’a voulu, et il a fallu lui céder. Cela me fait de la peine pourtant. S’il arrivait quelque malheur? Il faut bien qu’il y ait une raison, car enfin pourquoi tout le monde a-t-il peur du vendredi?
— Vendredi! s’écria son mari, c’est le jour de Vénus! Bon jour pour un mariage! Vous le voyez, mon cher collègue, je ne pense qu’à ma Vénus. D’honneur! c’est à cause d’elle que j’ai choisi le vendredi. Demain, si vous voulez, avant la noce, nous lui ferons un petit sacrifice; nous sacrifierons deux palombes blanches, et si je savais où trouver de l’encens…
— Fi donc, Peyrehorade! interrompit sa femme scandalisée au dernier point. Encenser une idole! Ce serait une abomination! Que dirait-on de nous dans le pays?
— Au moins, dit M. de Peyrehorade, tu me permettras de lui mettre sur la tête une couronne de roses et de lis:
Manibus date lilia plenis.
Vous le voyez, monsieur, la charte... la charité est un vain mot. Nous n’avons pas la liberté des cultes!
Les arrangements du lendemain furent réglés de la manière suivante. Tout le monde devait être prêt et en toilette à dix heures précises. Le chocolat pris, on se rendrait en voiture à Puygarrig. Le mariage civil devait se faire à la mairie du village, et la cérémonie religieuse dans la chapelle du château. Viendrait ensuite un déjeuner. Après le déjeuner on passerait le temps comme l’on pourrait jusqu’à sept heures. À sept heures, on retournerait à Ille, chez M. de Peyrehorade, où devaient souper les deux familles réunies. Le reste s’ensuit naturellement. Ne pouvant danser, on avait voulu manger le plus possible.
Dès huit heures j’étais assis devant la Vénus, un crayon à la main, recommençant pour la vingtième fois la tête de la statue, sans pouvoir parvenir à en saisir l’expression. M. de Peyrehorade allait et venait autour de moi, me donnait des conseils, me répétait ses étymologies phéniciennes; puis disposait des roses sur le piédestal de la statue, et d’un ton tragi-comique lui adressait des vœux pour le couple qui allait vivre sous son toit. Vers neuf heures il rentra pour songer à sa toilette, et en même temps parut M. Alphonse, bien serré dans un habit neuf, en gants blancs, souliers vernis, boutons ciselés, une rose à la boutonnière.
— Vous ferez le portrait de ma femme? me dit-il en se penchant sur mon dessin. Elle est jolie aussi.
En ce moment commençait, sur le jeu de paume dont j’ai parlé, une partie qui, sur-le-champ, attira l’attention de M. Alphonse. Et moi, fatigué, et désespérant de rendre cette diabolique figure, je quittai bientôt mon dessin pour regarder les joueurs. Il y avait parmi eux quelques muletiers espagnols arrivés de la veille. C’étaient des Aragonais et des Navarrois, presque tous d’une adresse merveilleuse. Aussi les Illois, bien qu’encouragés par la présence et les conseils de M. Alphonse, furent-ils assez promptement battus par ces nouveaux champions. Les spectateurs nationaux étaient consternés. M. Alphonse regarda à sa montre. Il n’était encore que neuf heures et demie. Sa mère n’était pas coiffée. Il n’hésita plus: il ôta son habit, demanda une veste, et défia les Espagnols. Je le regardais faire en souriant, et un peu surpris.
— Il faut soutenir l’honneur du pays, dit-il.
Alors je le trouvai vraiment beau. Il était passionné. Sa toilette, qui l’occupait si fort tout à l’heure, n’était plus rien pour lui. Quelques minutes avant il eût craint de tourner la tête de peur de déranger sa cravate. Maintenant il ne pensait plus à ses cheveux frisés ni à son jabot si bien plissé. Et sa fiancée?… Ma foi, si cela eût été nécessaire, il aurait, je crois, fait ajourner le mariage. Je le vis chausser à la hâte une paire de sandales, retrousser ses manches, et, d’un air assuré, se mettre à la tête du parti vaincu, comme Jules César ralliant ses soldats à Dyrrachium. Je sautai la haie, et me plaçai commodément à l’ombre d’un micocoulier, de façon à bien voir les deux camps.
Contre l’attente générale, M. Alphonse manqua la première balle; il est vrai qu’elle vint rasant la terre et lancée avec une force surprenante par un Aragonais qui paraissait être le chef des Espagnols.
C’était un homme d’une quarantaine d’années, sec et nerveux, haut de six pieds ou deux mètres, et sa peau olivâtre avait une teinte presque aussi foncée que le bronze de la Vénus.
M. Alphonse jeta sa raquette à terre avec fureur.
— C’est cette maudite bague, s’écria-t-il, qui me serre le doigt, et me fait manquer une balle sûre!
Il ôta, non sans peine, sa bague de diamants: je m’approchais pour la recevoir; mais il me prévint, courut à la Vénus, lui passa la bague au doigt annulaire de la main gauche, et reprit son poste à la tête des Illois.
Il était pâle, mais calme et résolu. Dès lors il ne fit plus une seule faute, et les Espagnols furent battus complètement. Ce fut un beau spectacle que l’enthousiasme des spectateurs: les uns poussaient mille cris de joie en jetant leurs bonnets en l’air; d’autres lui serraient les mains, l’appelant l’honneur du pays. S’il eût repoussé une invasion, je doute qu’il eût reçu des félicitations plus vives et plus sincères. Le chagrin des vaincus ajoutait encore à l’éclat de sa victoire.
— Nous ferons d’autres parties, mon brave, dit-il à l’Aragonais d’un ton de supériorité; mais je vous rendrai des points.
J’aurais désiré que M. Alphonse fût plus modeste, et je fus presque peiné de l’humiliation de son rival.
L'Espagnol ressentit profondément cette insulte. Je le vis pâlir sous sa peau basanée. Il regardait d’un air morne sa raquette en serrant les dents; puis, d’une voix étouffée, il dit tout bas: "Me lo pagarás".
La voix de M. de Peyrehorade troubla le triomphe de son fils; mon hôte, fort étonné de ne point le trouver présidant aux apprêts de la calèche neuve, le fut bien plus encore en le voyant tout en sueur, la raquette à la main. M. Alphonse courut à la maison, se lava la figure et les mains, remit son habit neuf et ses souliers vernis, et cinq minutes après nous étions au grand trot sur la route de Puygarrig. Tous les joueurs de paume de la ville et grand nombre de spectateurs nous suivirent avec des cris de joie. À peine les chevaux vigoureux qui nous traînaient pouvaient-ils maintenir leur avance sur ces intrépides Catalans.
Nous étions à Puygarrig, et le cortège allait se mettre en marche pour la mairie, lorsque M. Alphonse, se frappant le front, me dit tout bas:
— Quelle brioche! J’ai oublié la bague! Elle est au doigt de la Vénus, que le diable puisse emporter! Ne le dites pas à ma mère au moins. Peut-être qu’elle ne s’apercevra de rien.
— Vous pourriez envoyer quelqu’un, lui dis-je.
— Bah! mon domestique est resté à Ille. Ceux-ci, je ne m’y fie guère. Douze cents francs de diamants! cela pourrait en tenter plus d’un. D’ailleurs que penserait-on ici de ma distraction? Ils se moqueraient trop de moi. Ils m’appelleraient le mari de la statue… Pourvu qu’on ne me la vole pas! Heureusement que l’idole fait peur à mes coquins. Ils n’osent l’approcher à longueur de bras. Bah! ce n’est rien; j’ai une autre bague.
Les deux cérémonies civile et religieuse s’accomplirent avec la pompe convenable; et mademoiselle de Puygarrig reçut l’anneau d’une modiste de Paris, sans se douter que son fiancé lui faisait le sacrifice d’un gage amoureux. Puis on se mit à table, où l’on but, mangea, chanta même, le tout fort longuement. Je souffrais pour la mariée de la grosse joie qui éclatait autour d’elle; pourtant elle laissait meilleure contenance que je ne l’aurais espéré, et son embarras n’était ni de la gaucherie ni de l’affectation.
Peut-être le courage vient-il avec les situations difficiles.
Le déjeuner terminé quand il plut à Dieu, il était quatre heure, les hommes allèrent se promener dans le parc, qui était magnifique, ou regardèrent danser sur la pelouse du château les paysannes de Puygarrig, parées de leurs habit de fête. De la sorte, nous employâmes quelque heures. Cependant les femmes étaient fort empressée autour de la mariée, qui leur faisait admirer sa corbeille. Puis elle changea de toilette, et je remarquai qu’elle couvrit ses beaux cheveux d’un bonnet et d’un chapeau à plumes; car les femmes n’ont rien de plus pressé que de prendre, aussitôt qu’elles le peuvent, les parures que l’usage leur défend de porter quand elles sont encore demoiselles.
Il était près de huit heures quand on se disposa à partir pour Ille. Mais d’abord eut lieu une scène pathétique. La tante de mademoiselle de Puygarrig, qui lui servait de mère, femme très-âgée et fort dévote, ne devait point aller avec nous à la ville. Au départ, elle fit à sa nièce un sermon touchant sur ses devoirs d’épouse, duquel sermon résulta un torrent de larmes et des embrassements sans fin. M. de Peyrehorade comparait cette séparation à l’enlèvement des Sabines. Nous partîmes pourtant, et, pendant la route, chacun s’évertua pour distraire la mariée et la faire rire; mais ce fut en vain.
À Ille, le souper nous attendait, et quel souper! Si la grosse joie du matin m’avait choqué, je le fus bien davantage des équivoques et des plaisanteries dont le marié et la mariée surtout furent l’objet. Le marié, qui avait disparu un instant avant de se mettre à table, était pâle et d’un sérieux de glace. Il buvait à chaque instant du vieux vin de Collioure presque aussi fort que de l’eau-de-vie. J’étais à côté de lui, et me crus obligé de l’avertir:
— Prenez garde! on dit que le vin…
Je ne sais quelle sottise je lui dis pour me mettre à l’unisson des convives.
Il me poussa le genou, et très bas il me dit:
— Quand on se lèvera de table… que je puisse vous dire deux mots.
Son ton solennel me surprit. Je le regardai plus attentivement, et je remarquai l’étrange altération de ses traits.
— Vous sentez-vous indisposé? lui demandai-je.
— Non.
Et il se remit à boire.
Cependant, au milieu des cris et des battements de mains, un enfant de onze ans, qui s’était glissé sous la table, montrait aux assistants un joli ruban blanc et rose qu’il venait de détacher de la cheville de la mariée. On appelle cela sa jarretière. Elle fut aussitôt coupée par morceaux et distribuée aux jeunes gens, qui en ornèrent leur boutonnière, suivant un antique usage qui se conserve encore dans quelques familles patriarcales. Ce fut pour la mariée une occasion de rougir jusqu’au blanc des yeux… Mais son trouble fut au comble lorsque M. de Peyrehorade, ayant réclamé le silence, lui chanta quelques vers catalans, impromptus, disait-il. En voici le sens, si je l’ai bien compris:
« Qu’est-ce donc, mes amis? Le vin que j’ai bu me fait-il voir double? Il y a deux Vénus ici… »
Le marié tourna brusquement la tête d’un air effaré, qui fit rire tout le monde.
« Oui, poursuivit M. de Peyrehorade, il y a deux Vénus sous mon toit. L’une, je l’ai trouvée dans la terre comme une truffe; l’autre, descendue des cieux, vient de nous partager sa ceinture. »
Il voulait dire sa jarretière.
« Mon fils, choisis de la Vénus romaine ou de la catalane celle que tu préfères. Le maraud prend la catalane, et sa part est la meilleure. La romaine est noire, la catalane est blanche. La romaine est froide, la catalane enflamme tout ce qui l’approche. »
Cette chute excita un tel hourra, des applaudissements si bruyants et des rires si sonores, que je crus que le plafond allait nous tomber sur la tête. Autour de la table il n’y avait que trois visages sérieux, ceux des mariés et le mien. J’avais un grand mal de tête; et puis, je ne sais pourquoi, un mariage m’attriste toujours, celui-ci, en outre, me dégoûtait un peu.
Les derniers couplets ayant été chantés par l’adjoint du maire, et ils étaient fort lestes, je dois le dire, on passa dans le salon pour jouir du départ de la mariée, qui devait être bientôt conduite à sa chambre, car il était près de minuit.
M. Alphonse me tira dans l’embrasure d’une fenêtre, et me dit en détournant les yeux:
— Vous allez vous moquer de moi… Mais je ne sais ce que j’ai… je suis ensorcelé! le diable m’emporte!
La première pensée qui me vint fut qu’il se croyait menacé de quelque malheur du genre de ceux dont parlent Montaigne et madame de Sévigné:
« Tout l’empire amoureux est plein d’histoires tragiques, » etc.
Je croyais que ces sortes d’accidents n’arrivaient qu’aux gens d’esprit, me dis-je à moi-même.
— Vous avez trop bu de vin de Collioure, mon cher monsieur Alphonse, lui dis-je. Je vous avais prévenu.
— Oui, peut-être. Mais c’est quelque chose de bien plus terrible.
Il avait la voix entrecoupée. Je le crus tout à fait ivre.
— Vous savez bien, mon anneau? poursuivit-il après un silence.
— Eh bien! on l’a pris?
— Non.
— En ce cas, vous l’avez?
— Non… je… je ne puis l’ôter du doigt de cette diable de Vénus.
— Bon! vous n’avez pas tiré assez fort.
— Si fait… Mais la Vénus… elle a serré le doigt.
Il me regardait fixement d’un air hagard, s’appuyant à l’espagnolette pour ne pas tomber.
— Quel conte! lui dis-je. Vous avez trop enfoncé l’anneau. Demain vous l’aurez avec des tenailles. Mais prenez garde de gâter la statue.
— Non, vous dis-je. Le doigt de la Vénus est retiré, reployé; elle serre la main gauche, m’entendez-vous?… C’est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau… Elle ne veut plus le rendre.
J’éprouvai un frisson subit, et j’eus un instant la chair de poule. Puis, un grand soupir qu’il fit m’envoya une bouffée de vin, et toute émotion disparut.
Le misérable, pensai-je, est complètement ivre.
— Vous êtes antiquaire, monsieur, ajouta le marié d’un ton lamentable; vous connaissez ces statues-là… il y a peut-être quelque ressort, quelque diablerie, que je ne connais point… Si vous alliez voir?
— Volontiers, dis-je. Venez avec moi.
— Non, j’aime mieux que vous y alliez seul.
Je sortis du salon.
Le temps avait changé pendant le souper, et la pluie commençait à tomber avec force. J’allais demander un parapluie, lorsqu’une réflexion m’arrêta. Je serais un bien grand sot, me dis-je, d’aller vérifier ce que m’a dit un homme ivre! Peut-être, d’ailleurs, a-t-il voulu me faire quelque méchante plaisanterie pour apprêter à rire à ces honnêtes provinciaux! et le moins qu’il puisse m’en arriver, c’est d’être trempé jusqu’aux os et d’attraper un bon rhume.
De la porte je jetai un coup d’œil sur la statue ruisselante d’eau, et je montai dans ma chambre sans rentrer dans le salon. Je me couchai; mais le sommeil fut long à venir. Toutes les scènes de la journée se représentaient à mon esprit. Je pensais à cette jeune fille si belle et si pure abandonnée à un ivrogne brutal. Quelle odieuse chose, me disais-je, qu’un mariage de convenance! Un maire revêt une écharpe tricolore, un curé une étole, et voilà la plus honnête fille du monde livrée au Minotaure! Deux êtres qui ne s’aiment pas, que peuvent-ils se dire dans un pareil moment, que deux amants achèteraient au prix de leur existence? Une femme peut-elle jamais aimer un homme qu’elle aura vu grossier une fois? Les premières impressions ne s’effacent pas, et j’en suis sûr, ce M. Alphonse méritera bien d’être haï…
Durant mon monologue, que j’abrège beaucoup, j’avais entendu force allées et venues dans la maison, les portes s’ouvrir et se fermer, des voitures partir  puis il mesemblait avoir entendu sur l’escalier les pas légers de plusieurs femmes se dirigeant vers l’extrémité du corridor opposé à ma chambre. C’était probablement le cortège de la mariée qu’on menait au lit. Ensuite on avait redescendu l’escalier. La porte de madame de Peyrehorade s’était fermée. Que cette pauvre fille, me dis-je, doit être troublée et mal à son aise! Je me tournais dans mon lit de mauvaise humeur. Un garçon joue un sot rôle dans une maison où s’accomplit un mariage.
Le silence régnait depuis quelque temps lorsqu’il fut troublé par des pas lourds qui montaient l’escalier. Les marches de bois craquèrent fortement.
— Quel butor! m’écriai-je. Je parie qu’il va tomber dans l’escalier.
Tout redevint tranquille. Je pris un livre pour changer le cours de mes idées. C’était une statistique du département, ornée d’un mémoire de M. de Peyrehorade sur les monuments druidiques de l’arrondissement de Prades. Je m’assoupis à la troisième page.
Je dormis mal et me réveillai plusieurs fois. Il pouvait être cinq heures du matin, et j’étais éveillé depuis plus de vingt minutes lorsque le coq chanta. Le jour allait se lever. Alors j’entendis distinctement les mêmes pas lourds, le même craquement de l’escalier que j’avais entendus avant de m’endormir. Cela me parut singulier. J’essayai, en bâillant, de deviner pourquoi M. Alphonse se levait si matin. Je n’imaginais rien de vraisemblable. J’allais refermer les yeux lorsque mon attention fut de nouveau excitée par des trépignements étranges auxquels se mêlèrent bientôt le tintement des sonnettes et le bruit de portes qui s’ouvraient avec fracas, puis je distinguai des cris confus.
— Mon ivrogne aura mis le feu quelque part! pensais-je en sautant à bas de mon lit.
Je m’habillai rapidement et j’entrai dans le corridor. De l’extrémité opposée partaient des cris et des lamentations, et une voix déchirante dominait toutes les autres: «Mon fils! mon fils!» Il était évident qu’un malheur était arrivé à M. Alphonse. Je courus à la chambre nuptiale: elle était pleine de monde. Le premier spectacle qui frappa ma vue fut le jeune homme à demi-vêtu, étendu en travers sur le lit dont le bois était brisé. Il était livide, sans mouvement. Sa mère pleurait et criait à côté de lui. M. de Peyrehorade s’agitait, lui frottait les tempes avec de l’eau de Cologne, ou lui mettait des sels sous le nez. Hélas! depuis longtemps son fils était mort. Sur un canapé, à l’autre bout de la chambre, était la mariée, en proie à d’horribles convulsions. Elle poussait des cris inarticulés, et deux robustes servantes avaient toutes les peines du monde à la contenir.
— Bon Dieu! m’écriai-je, qu’est-il donc arrivé?
Je m’approchai du lit, et soulevai le corps du malheureux jeune homme; il était déjà roide et froid. Ses dents serrées et sa figure noircie exprimaient les plus affreuses angoisses. Il paraissait assez que sa mort avait été violente et son agonie terrible. Nulle trace de sang cependant sur ses habits. J’écartai sa chemise et vis sur sa poitrine une empreinte livide qui se prolongeait sur les côtes et le dos. On eût dit qu’il avait été étreint dans un cercle de fer. Mon pied posa sur quelque chose de dur qui se trouvait sur le tapis; je me baissai et vis la bague de diamants.
J’entraînai M. de Peyrehorade et sa femme dans leur chambre; puis j’y fis porter la mariée. — Vous avez encore une fille, leur dis-je, vous lui devez vos soins. — Alors je les laissai seuls.
Il ne me paraissait pas douteux que M. Alphonse n’eût été victime d’un assassinat dont les auteurs avaient trouvé moyen de s’introduire la nuit dans la chambre de la mariée. Ces meurtrissures à la poitrine, leur direction circulaire m’embarrassaient beaucoup pourtant, car un bâton ou une barre de fer n’aurait pu les produire. Tout d’un coup je me souvins d’avoir entendu dire qu’à Valence (en Espagne, pas Valence sur le Rhône), des braves se servaient de longs sacs de cuir remplis de sable fin pour assommer les gens dont on leur avait payé la mort. Aussitôt je me rappelai le muletier aragonais et sa menace; toutefois j’osais à peine penser qu’il eût tiré une si terrible vengeance d’une plaisanterie légère.
J’allais dans la maison, cherchant partout des traces d’effraction, et n’en trouvant nulle part. Je descendis dans le jardin pour voir si les assassins avaient pu s’introduire de ce côté; mais je ne trouvai aucun indice certain. La pluie de la veille avait d’ailleurs tellement détrempé le sol, qu’il n’aurait pu garder d’empreinte bien nette. J’observai pourtant quelques pas profondément imprimés dans la terre : il y en avait dans deux directions contraires, mais sur une même ligne, partant de l’angle de la haie contiguë au jeu de paume et aboutissant à la porte de la maison. Ce pouvait être les pas de M. Alphonse lorsqu’il était allé chercher son anneau au doigt de la statue. D’un autre côté, la haie, en cet endroit, étant moins fourrée qu’ailleurs, ce devait être sur ce point que les meurtriers l’auraient franchie. Passant et repassant devant la statue, je m’arrêtai un instant pour la considérer. Cette fois, je l’avouerai, je ne pus contempler sans effroi son expression de méchanceté ironique; et, la tête toute pleine des scènes horribles dont je venais d’être le témoin, il me sembla voir une divinité infernale applaudissant au malheur qui frappait cette maison.
Je regagnai ma chambre et j’y restai jusqu’à midi. Alors je sortis et demandai des nouvelles de mes hôtes. Ils étaient un peu plus calmes. Mademoiselle de Puygarrig, je devrais dire la veuve de M. Alphonse, avait repris connaissance. Elle avait même parlé au procureur du roi de Perpignan, alors en tournée à Ille, et ce magistrat avait reçu sa déposition. Il me demanda la mienne. Je lui dis ce que je savais, et ne lui cachai pas mes soupçons contre le muletier aragonais. Il ordonna qu’il fût arrêté sur-le-champ.
— Avez-vous appris quelque chose de madame Alphonse? demandai-je au procureur du roi, lorsque ma déposition lut écrite et signée.
— Cette malheureuse jeune personne est devenue folle, me dit-il en souriant tristement. Folle! tout à fait folle. Voici ce qu’elle conte:
«Elle était couchée, dit-elle, depuis quelques minutes, les rideaux tirés, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit, et quelqu’un entra. Alors madame Alphonse était dans la ruelle du lit, la figure tournée vers la muraille. Elle ne fit pas un mouvement, persuadée que c’était son mari. Au bout d’un instant, le lit cria comme s’il était chargé d’un poids énorme. Elle eut grand’peur, mais n’osa pas tourner la tête. Cinq minutes, dix minutes peut-être… elle ne peut se rendre compte du temps, se passèrent de la sorte. Puis elle fit un mouvement involontaire, ou bien la personne qui était dans le lit en fit un, et elle sentit le contact de quelque chose de froid comme la glace, ce sont ses expressions. Elle s’enfonça dans la ruelle, tremblant de tous ses membres. Peu après, la porte s’ouvrit une seconde fois, et quelqu’un entra, qui dit : Bonsoir, ma petite femme. Bientôt après on tira les rideaux. Elle entendit un cri étouffé. La personne qui était dans le lit, à côté d’elle, se leva sur son séant et parut étendre les bras en avant. Elle tourna la tête alors… et vit, dit-elle, son mari à genoux auprès du lit, la tête à la hauteur de l’oreiller, entre les bras d’une espèce de géant verdâtre qui l’étreignait avec force. Elle dit, et m’a répété vingt fois, pauvre femme!… elle dit qu’elle a reconnu… devinez-vous? la Vénus de bronze, la statue de M. de Peyrehorade… Depuis qu’elle est dans le pays, tout le monde en rêve. Mais je reprends le récit de la malheureuse folle. À ce spectacle, elle perdit connaissance, et probablement depuis quelques instants elle avait perdu la raison. Elle ne peut en aucune façon dire combien de temps elle demeura évanouie. Revenue à elle, elle revit le fantôme, ou la statue, comme elle dit toujours, immobile, les jambes et le bas du corps dans le lit, le buste et les bras étendus en avant, et entre ses bras son mari, sans mouvement. Un coq chanta. Alors la statue sortit du lit, laissa tomber le cadavre et sortit. Madame Alphonse se pendit à la sonnette, et vous savez le reste.»
On amena l’Espagnol; il était calme, et se défendit avec beaucoup de sang-froid et de présence d’esprit. Du reste, il ne nia pas le propos que j’avais entendu; mais il l’expliquait, prétendant qu’il n’avait voulu dire autre chose, sinon que le lendemain, reposé qu’il serait, il aurait gagné une partie de paume à son vainqueur. Je me rappelle qu’il ajouta:
— Un Aragonais, lorsqu’il est outragé, n’attend pas au lendemain pour se venger. Si j’avais cru que M. Alphonse eût voulu m’insulter, je lui aurais sur-le-champ donné de mon couteau dans le ventre.
On compara ses souliers avec les empreintes de pas dans le jardin; ses souliers étaient beaucoup plus grands.
Enfin l’hôtelier chez qui cet homme était logé assura qu’il avait passé toute la nuit à frotter et à médicamenter un de ses mulets qui était malade.
D’ailleurs cet Aragonais était un homme bien famé, fort connu dans le pays, où il venait tous les ans pour son commerce. On le relâcha donc en lui faisant des excuses.
J’oubliais la déposition d’un domestique qui le dernier avait vu M. Alphonse vivant. C’était au moment qu’il allait monter chez sa femme, et, appelant cet homme, il lui demanda d’un air d’inquiétude s’il savait où j’étais. Le domestique répondit qu’il ne m’avait point vu. Alors M. Alphonse fit un soupir et resta plus d’une minute sans parler, puis il dit: Allons! le diable l’aura emporté aussi!
Je demandai à cet homme si M. Alphonse avait sa bague de diamant, lorsqu’il lui parla. Le domestique hésita pour répondre; enfin il dit qu’il ne le croyait pas, qu’il n’y avait fait au reste aucune attention. — S’il avait eu cette bague au doigt, ajouta-t-il en se reprenant, je l’aurais sans doute remarquée, car je croyais qu’il l’avait donnée à madame Alphonse.
En questionnant cet homme je ressentais un peu de la terreur superstitieuse que la déposition de madame Alphonse avait répandue dans toute la maison. Le procureur du roi me regarda en souriant, et je me gardai bien d’insister.
Quelques heures après les funérailles de M. Alphonse, je me disposai à quitter Ille. La voiture de M. de Peyrehorade devait me conduire à Perpignan. Malgré son état de faiblesse, le pauvre vieillard voulut m’accompagner jusqu’à la porte de son jardin. Nous le traversâmes en silence, lui se traînant à peine, appuyé sur mon bras. Au moment de nous séparer, je jetai un dernier regard sur la Vénus. Je prévoyais bien que mon hôte, quoiqu’il ne partageât point les terreurs et les haines qu’elle inspirait à une partie de sa famille, voudrait se défaire d’un objet qui lui rappellerait sans cesse un malheur affreux. Mon intention était de l’engager à la placer dans un musée. J’hésitais pour entrer en matière, quand M. de Peyrehorade tourna machinalement la tête du côté où il me voyait regarder fixement. Il aperçut la statue et aussitôt fondit en larmes. Je l’embrassai, et, sans oser lui dire un seul mot, je tombai dans la voiture.
Depuis mon départ je n’ai point appris que quelque jour nouveau soit venu éclairer cette mystérieuse catastrophe.
M. de Peyrehorade mourut quelques mois après son fils. Par son testament il m’a légué ses manuscrits, que je publierai peut-être un jour. Je n’y ai point trouvé le mémoire relatif aux inscriptions de la Vénus.
P. S.  Mon ami, celui qui m'avait recommendé la famille de Peyrehorade, vient de m’écrire de Perpignan que la statue n’existe plus. Après la mort de son mari, le premier soin de madame de Peyrehorade fut de la faire fondre en cloche, et sous cette nouvelle forme elle sert à l’église d’Ille. Mais, ajoute mon cher ami, il semble qu’un mauvais sort poursuive ceux qui possèdent ce bronze. Depuis que cette cloche sonne à Ille, les vignes ont gelé deux fois.


Les ambivalences de la construction de l’identité masculine sont encore plus nettes dans le cas d’Alphonse de Peyrehorade. En lui se superposent deux images contradictoires du masculin. Témoin le premier portrait du jeune homme (p. 34-35), qui oppose clairement sa mise de « dandy », son « élégance » étudiée d’après le Journal des modes, et ses « formes athlétiques », engoncées dans ce vêtement de dandy, et surtout ses « mains grosses et hâlées, ses ongles courts » de joueur de paume, qui « contrast[ent] singulièrement avec son costume » : « c’étaient des mains de laboureur sortant des manches d’un dandy. » Le personnage renvoie ainsi des signes incompatibles : gravure de mode parisienne, c’est aussi un athlète local. À la fois rustre et dandy. Deux figures contradictoires référées à deux espaces antithétiques : le Roussillon, la terre d’origine, et Paris, où le jeune homme a passé quelque temps, sans doute pour d’improbables études. Par ce dernier trait, Alphonse s’identifie à un type à la fois littéraire et social qui constitue en cette première moitié du xixe siècle un des éléments clés dans la construction de l’identité masculine : celui du jeune provincial monté à Paris, lieu des premières amours, bohèmes, fugaces et volages, lieu donc où le jeune homme devient homme, par la découverte de la sexualité, avant de revenir dans sa province épouser une chaste et pure demoiselle, qui, elle, n’est jamais sortie de son « pays ». C’est très exactement le parcours d’Alphonse de Peyrehorade, qui avouera au narrateur, en lui montrant la bague, gage d’amour d’une « modiste » de la capitale : « celle-là, c’est une femme à Paris qui me l’a donnée un jour de mardi gras. Ah ! comme je m’en suis donné quand j’étais à Paris, il y a deux ans ! C’est là qu’on s’amuse ! … Et il soupira de regret. » (p. 45) Voilà ce que cache le dandy : une expérience parisienne dont on rapporte autre chose qu’une habitude de mise élégante – un rapport au genre. Quant à la dimension rustre du personnage, le texte n’a de cesse de la souligner : intéressé avant tout par ses calèches et ses chevaux (p. 44), ne comprenant rien au latin dont son père se gargarise (p. 37), affichant un goût douteux (p. 45), ne parlant de sa future qu’au détour d’une conversation sur la « jument » qu’il lui destine (p. 44), plus sensible à sa dot qu’à ses beautés (p. 45), ivrogne sans esprit, Alphonse ne semble guère trouver grâce aux yeux du narrateur.
5Pourtant, c’est en se défaisant de ses atours de dandy, et en endossant complètement son rôle d’athlète un peu rustre, qu’Alphonse se voit héroïsé par ce même narrateur, lors de la scène du jeu de paume (p. 47-48). Il s’y mesure au muletier aragonais. L’affrontement a lieu alors même qu’Alphonse se rend à la cérémonie de mariage, « bien serré dans un habit neuf, en gants blancs, souliers vernis, boutons ciselés, une rose à la boutonnière ». Se lançant dans le jeu, pour « soutenir l’honneur du pays » mis à mal par les Espagnols, il troque son « habit » pour une simple « veste », ses souliers vernis contre « une paire de sandales », et ne craint plus de déranger « son jabot si bien plissé ». Il va même jusqu’à ôter la bague destinée à sa future, qu’il passe au doigt de la statue de Vénus, sise au bord du jeu de paume – on y reviendra. Autrement dit, c’est ici l’athlète, « l’infatigable joueur de paume » (p. 34), qui prend le dessus et qui, dépouillé d’un vêtement vécu comme une entrave, se libère et devient un autre homme. Entrant en lice, Alphonse, placé « à la tête des Illois », devient le « champion » de son camp et se voit comparé à Jules César se mettant à la tête du parti vaincu et « ralliant ses soldats à Dyrrachium » pour finir par écraser son adversaire. La référence n’est pas anodine : César est le héros par excellence du panthéon mériméen. Dès lors, le jeu de paume devient une forme symbolique de l’affrontement héroïque et pose les conditions d’une réalisation particulière, superlative, du masculin : celle du héros, identifié à une collectivité, dont il défend les valeurs et qui se reconnaît en lui. Le texte souligne à l’envi cette dimension collective : les « spectateurs nationaux » crient leur « enthousiasme » et appellent le jeune homme « l’honneur du pays ». Dans le cas d’Alphonse, la représentation du masculin emprunte alors à des modèles anciens, antiques, de l’héroïsme (Jules César), qui s’inscrivent contre des modèles contemporains (le dandy), un modèle transséculaire (le rustre, l’athlète) permettant le passage de l’un à l’autre.
Commençons par la scène du jeu de paume, décisive dans l’économie de la nouvelle. Rappelons d’abord que le carré du jeu de paume est situé de manière on ne peut plus symbolique : adossé au jardin de M. de Peyrehorade, dont il était autrefois la propriété, il a été cédé par lui à la commune « sur les pressantes sollicitations de son fils » (p. 38), « infatigable joueur de paume » (p. 34). Il renvoie donc clairement à un désir du fils, à une première forme d’émancipation. Notons ensuite que ce jeu de paume est une affaire d’hommes : les femmes en sont exclues. Tout au plus sont-elles spectatrices. Sous le regard de la Vénus (qui se trouve à l’intersection du jardin familial et du carré du jeu de paume), les hommes s’affrontent entre eux. On rappellera encore que, comme on l’a vu, ce jeu d’hommes s’inscrit explicitement contre le mariage. Tous ces indices sont limpides : jouer, c’est pour Alphonse refuser d’endosser le rôle du marié que lui assigne son père. Mais cela va plus loin. Car sur le carré du jeu de paume, Alphonse devient littéralement un autre homme. Le narrateur observe sa transformation : ce n’est que par et dans le jeu que le jeune homme acquiert « l’expression » (p. 34) qui lui manque furieusement lorsqu’il est en présence de ses parents. L’agilité, l’aisance, la légèreté dont il fait preuve dans le jeu contrastent singulièrement avec la raideur et l’immobilité que le narrateur notait lors de leur première rencontre dans la maison familiale. Le jeu provoque chez lui comme une libération, un épanouissement. « Alors je le trouvai vraiment beau », note le narrateur. « Il était passionné. » (p. 48) Où le jeu est une passion. Bref, une expression du désir.

20Le jeu de paume se laisse alors lire comme une métaphore érotique. Cette partie entre hommes est l’arène d’un combat érotique qui exclut la femme. Et ce n’est pas un hasard si les deux hommes qui s’affrontent ici – le muletier et Alphonse – sont deux expressions du masculin athlétique. Le jeu magnifie un certain modèle du masculin, qui évacue très clairement tous les atours « civilisés », savants, dandys que la nouvelle met en scène par ailleurs. 
Cet homoérotisme lié au jeu de paume était déjà clairement affiché avec le personnage de Jean Coll, dont le nom n’est pas exempt de grivoiserie, et qui est, note le guide, « notre meilleur coureur et, après monsieur le fils, le plus malin joueur de paume. C’est que M. Alphonse de Peyrehorade a été triste [de sa blessure], car c’est Coll qui faisait sa partie. Voilà qui était beau à voir comme ils se renvoyaient les balles. Paf ! Paf ! Jamais elles ne touchaient terre » (p. 33). Où sont noués les fils évoqués jusqu’ici : l’image de l’athlète, le jeu de paume, les parties entre hommes et la beauté. Or, tout cela s’est défait au moment où Jean Coll, par son coup de pioche sur la statue, s’est confronté, symboliquement, au féminin et s’y est cassé la jambe. C’est ce qui guette Alphonse dans la nouvelle, et ce qu’il tente, inconsciemment, de conjurer.
C’est là qu’est le ressort de l’autre scène qu’on envisagera : celle de la nuit de noces, qui apparaît comme le pendant de la scène du jeu de paume. Resurgit au cours des noces, soit au cœur de ce qui le nie et le refoule, un désir homoérotique, plus que jamais menacé. Témoin le récit par Mme Alphonse, devenue « folle », de la nuit de noces et de l’événement fantastique : la statue, qui se considérait depuis la scène du jeu de paume comme la femme d’Alphonse, serait venue occuper le lit conjugal, aurait attendu le jeune homme puis l’aurait étreint à l’en étouffer lorsqu’il a rejoint la chambre nuptiale. En clair, ce que conte Mme Alphonse, c’est la consommation des noces du jeune homme et de la statue. Soit l’événement surnaturel qu’a préparé toute la nouvelle et qui en a fait le parangon de la littérature fantastique. Il y a quelque chose de proprement hallucinatoire dans le récit de Mme Alphonse : tremblante, réfugiée dans la ruelle, elle assiste, dans un état de demi-conscience (elle s’évanouit à plusieurs reprises, si bien que ce qu’elle relate, c’est un ensemble d’images éparses), à une scène qu’elle ne voit pas vraiment (les rideaux du lit sont tirés), mais bien plutôt qu’elle imagine et reconstitue. Tout ce qu’elle dit avoir vu, c’est « son mari à genoux auprès du lit, la tête à la hauteur de l’oreiller, entre les bras d’une espèce de géant verdâtre qui l’étreignait avec force » (p. 56). Géant en qui elle pense avoir reconnu la statue de la Vénus. Or, le « géant verdâtre » peut tout aussi bien désigner l’Aragonais du jeu de paume au cours duquel il était justement qualifié de Goliath vaincu par Alphonse dont il avait juré de se venger (p. 49). Indirectement, la scène célèbre les noces d’Alphonse et du muletier. Noces violentes et mortelles. L’Espagnol sera suspecté puis blanchi : il fournit un alibi solide. Ce qui favorise la lecture fantastique de la scène. Mais ce qui nous importe ici, c’est que la nuit de noces actualise le corps à corps, l’étreinte, avec le géant, que le jeu de paume n’avait fait que suggérer par métaphore. Ici, le fantastique prend le relais de la métaphore pour traduire la logique fantasmatique, homoérotique, à l’œuvre dans le personnage d’Alphonse. Dès lors, on dira que le fantastique permet à un impensable d’accéder à la représentation. Il en est le mode de figuration privilégié. En particulier lorsque cette représentation est produite par MmeAlphonse, par une jeune femme qui, le soir de ses noces, est évidemment incapable de penser et d’admettre ce qu’elle a peut-être vu, à savoir son mari dans les bras d’un homme. Le refoulé homoérotique, que le mariage devait définitivement écarter, fait ici retour et produit la catastrophe.

L’homoérotisme diffus dans toute la nouvelle a enfin à voir avec le narrateur, dont nous épousons constamment le regard. La narration elle-même se pose de manière équivoque face aux figures masculines, en particulier athlétiques, déployées dans le récit. On rappellera d’abord que, comme dans la plupart des récits mériméens, le narrateur est un célibataire, un « garçon », que le mariage rebute fort. À l’annonce du projet de mariage lors de son arrivée à Ille, il se pense d’emblée comme un « trouble-fête » (p. 31), car, avoue-t-il, « un mariage [l’]attriste toujours » et « celui-là, en outre, [le] dégoûtait un peu » (p. 51). M. de Peyrehorade, constatant le peu de succès que rencontrent auprès de l’archéologue ses allusions grivoises, notera : « mais vous êtes un homme grave, et vous ne regardez pas les femmes. » (p. 35) Le savant de province ne croit peut-être pas si bien dire.
  • 7 Bellemin-Noël, op. cit., p. 156-159.
24Remarquons ensuite qu’Alphonse tente constamment d’établir une relation de connivence avec le narrateur. Lors de leur première rencontre, il lui jette un clin d’œil lorsque M. de Peyrehorade évoque les blessures de l’amour (p. 37), comme s’il y avait reconnaissance entre eux. C’est au narrateur que le jeune homme montrera d’abord la bague aux mains entrelacées (p. 45). C’est vers lui qu’il se tourne lorsque, pendant le dîner des noces, il confie avoir été « ensorcelé » (p. 51) par la statue qui ne veut pas lui rendre sa bague. Enfin, c’est lui toujours qu’il réclame au moment même où il va entrer dans la chambre nuptiale (p. 57). À chaque fois, le narrateur semble esquiver ce lien de complicité. Pour autant, il entre dans la même logique fantasmatique qu’Alphonse. De fait, il assiste, directement ou indirectement, aux deux scènes clés commentées plus haut. Lors du jeu de paume, il saute significativement la haie séparant le jardin de M. de Peyrehorade du carré où se tient l’affrontement, redoublant ainsi le geste du fils s’émancipant de la loi du père. C’est alors lui qui trouve Alphonse « vraiment beau », lorsqu’il déploie son agilité et habileté au jeu. Tout cela alors que le narrateur dessine la tête de la Vénus, qui de nouveau fonctionne comme médiation du désir. Tout se passe comme si le savant était fasciné par l’athlète. Par celui qui est à la fois le même (un homme) et l’autre (un autre modèle du masculin). Dans la scène des noces, le narrateur adopte clairement le point de vue de la jeune promise : « je souffrais pour la mariée de la grosse joie qui éclatait autour d’elle » (p. 49), avoue-t-il. Pendant la nuit, seul dans sa chambre, non loin de celle des mariés, il s’exclame : « Que cette pauvre fille […] doit être troublée et mal à son aise ! » Il se tourne alors dans son lit « de mauvaise humeur » (p. 53). Jean Bellemin-Noël a montré qu’on pouvait lire ici la projection d’un narrateur qui se fantasme à la place de la mariée, en proie à « l’ivrogne » (p. 53) un peu rude qu’est Alphonse. Autant d’éléments qui vont tous dans le même sens : le savant spirituel, un rien méprisant, se révèle ici être de désir. Dans ses réactions se lisent une possible attirance du savant pour ce jeune homme grossier, rustre plus que dandy. En quelque sens qu’on prenne l’expression, La Vénus d’Ille est bien une histoire d’hommes.
25On conclura d’un mot, en rappelant combien le masculin est multiple dans La Vénus d’Ille, qui en décline des figures contradictoires et ambiguës. Surtout, il est au cœur des flux et des enjeux de désir dont le récit fantastique permet de figurer les zones troubles. L’homoérotisme qui se dégage alors du récit joue comme remise en cause de la construction normée du genre telle qu’elle est établie et transmise par la loi paternelle et institutionnalisée par le mariage. Jamais Alphonse, pas plus que le narrateur, ne sera un homme comme l’entend son père. Histoire d’un mariage qui tourne mal, impossible à consommer, La Vénus d’Ille met en scène une logique fantasmatique qui pose le masculin non seulement en sujet – c’est banal en 1837 – mais en objet du désir – c’est son coup de force.

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