jueves, 28 de diciembre de 2017

FONTAINES DANGEREUSES

THE THIRST OF HEROES, TRAGIC AND EPIC
Guy’s judicial combat with Amoraunt also provides an opportune
moment to illustrate another point of Saracen Otherness – the lack of chivalric
honour possessed by the denizens of the East. After a long and fierce period
of fighting, Amoraunt is stricken by a great thirst and offers Guy
the following bargain:


Sir Amoraunt withdrough him
With loureand chere (leering cheer) wroth and grim,
For the blod of him was lete (the blood of him was let, ie lost),
That drink he most other his liif forgon (he must drink, or his life is forgone)
So strong thrust (thirst) yede him opon
So michel was his hete (so oppressive was his heat).
"Fourti batayls ichave overcome
Ac fond Y never er moder sone
That me so sore gan bete.
Tel me," he seyd, "what artow?
Felt Y never man ar now
That gaf dintes so grete.

Ac lete me drink a litel wi3t
For þi lordes loue ful of mi3t
Þat þou louest wiþ wille,
& y þe hot bi mi lay,
3if þou haue ani þrest to-day,
Þou shalt drink al þi fille.
(Guy of Warwick, 114: 7 – 12).


Oh, let me drink a little, wight,
for thy lord is full of might,
that you lowest with will...
and if thee hot be down to lay,
if thou hast any thirst today,
thou shalt drink thy fill.

Guy, constrained by the chivalric code of honour, allows his opponent the
time to refresh himself, and when Amoraunt has done so, their battle
resumes. However, when in turn Guy requires water, Amoraunt reneges on
his promise and replaces it with a conditional one: he will allow his
opponent to drink only once he has revealed his name to him. Sorely
oppressed by both the heat and his thirst, Guy declares his name and requests
once more that the Moor allow him to drink. Amoraunt, upon discovering
that his foe is none other than the hated Guy, again refuses to allow his
adversary to slake his thirst, and attacks him in the water when Guy attempts
to drink without leave. The untrustworthy nature of the Saracen comes to the
fore once more in the unequal exchange of drinks, and Guy’s condemnation
of Amoraunt seems to characterize all those Saracens with whom he has
experience:

‘Amoraunt,’ þan seyd Gij,
‘Þou art ful fals, sikerly,
& ful-filt of tresoun.
No more wil y trust to þe
For no bihest þou hotest me:
Þou art a fals glotoun.’
(Guy of Warwick, 130: 7 – 12).

Fals is one of the most damning condemnations used by Guy within the
poem. Of the nine occurrences within the poem, eight are used to describe
Guy’s traitorous enemies, and it is fitting that Amoraunt’s double falsehood
receives two of these.


Tout au long de son parcours à travers l’Asie Mineure, l’Égypte, la Perse ou l’Inde, Alexandre est mû par un désir immodéré de conquêtes. Il ambitionne d’explorer et de conquérir la totalité des terres connues. Il repousse même les limites de celles-ci lorsqu’il franchit les bornes d’Hercule ou se rend aux portes du paradis terrestre. Son ambition, jugée sévèrement par les moralistes, porte une ombre sur sa renommée, faisant de lui l’incarnation de l’hybris. La démesure du conquérant a pu aisément être associée à l’intempérance et a sûrement contribué à l’accuser d’ivrognerie. Cette mauvaise réputation a été véhiculée notamment par Arrien et Plutarque. Au Moyen Âge, on la retrouve sous la plume de Gautier de Châtillon. La soif permanente d’Alexandre, soif qui s’avèrera mortelle lorsqu’il boira le vin empoisonné préparé par Antipater, est aussi la métaphore du désir de conquête et de pouvoir qui l’anime. Dans le Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris, le héros est continuellement assoiffé pendant sa traversée des déserts arides. À la recherche d’eau douce, il a les plus grandes difficultés à étancher la soif qui le tourmente ; le point d’eau qu’il finit par trouver sera infesté de redoutables hippopotames (III, laisses 59-61), ou cerné de bêtes sauvages (III, laisses 73-86), ou l’eau n’en sera pas potable :
Dementres que chascuns de herbregier s’argüe,
Descent li maines rois de sa mule crenue,
Il s’est agenoilliés desor l’erbe menue
Por estaindre sa soif qu’il a si grant eüe.
Plus iert amere l’eaue, quant li rois l’ot beüe,
Que suie ne fauterne n’aluisne ne ceüe.
Tel angoisse ot li rois tous li cors li tressue
Et voit que sans travail n’en bevroit beste mue,
Si l’a a toute l’ost v[e]ee et deffendue.
(Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, III, v. 1068-1076)
6L’eau amère dont doit se contenter le Macédonien est comparée à la suie, l’aristoloche, l’absinthe ou la ciguë, substances amères et surtout toxiques. Le poison devient le châtiment métaphorique de la convoitise, vice qui entache la renommée d’Alexandre dans la littérature médiévale. Dans la Prise de Defur, l’interpolateur retravaille ce thème. En effet, dans cet épisode écrit au XIIIe siècle pour être inséré dans la trame de l’œuvre d’Alexandre de Paris, Alexandre est présenté comme un conquérant insatiable ; sa démesure est à plusieurs reprises condamnée, notamment par le biais de la parabole de l’œil humain (laisses 57-58).
Assoiffés, ils arrivent au bord de la rivière Carengene, mais ne peuvent que constater la toxicité de l’eau : « Tant iert sure et amere et de mauvais pourtrait/Onques beste ne hons n’en pot boire un seul trait. » (La Prise de Defur, v. 1321-1322). Une autre mésaventure particulièrement édifiante arrive peu après à Alexandre. Toujours à la recherche d’eau douce, Alexandre rencontre un vieux paysan et se fait passer auprès de lui pour un simple soldat. L’homme indique à la troupe qui accompagne le Macédonien la direction de la rivière Sapïence mais la met en garde : cette rivière possède des pouvoirs merveilleux ; ne peuvent y boire que les hommes vertueux ; elle devient en effet délétère pour les « couvoiteus », les « escars » et les « traïtres prouvés » (v. 1362). Tholomer et les deux hommes qui l’accompagnent préfèrent rebrousser chemin quand Alexandre est bien décidé à boire de l’eau. Il reste donc auprès du paysan et fait la preuve, lors de la conversation qui s’engage, de sa grande convoitise. Le vieil homme le rabroue violemment : « Tais toi ! dans couvoiteus, parlés as folement,/Ne gousteras de l’iaue, retourne isnelement. » (La Prise de Defur,v. 1458-1459). Malgré cette admonestation, Alexandre se dirige vers la rivière, mais l’eau limpide se change immédiatement en liquide putride. Les miasmes qui s’en dégagent lui soulèvent le cœur et obscurcissent sa vue :
Quant li rois vint a l’iaue, qui molt fu bele et gente
Et clere comme argens, lor devint rovelente;
Uns flairs en issi fors qui le cuer li adente,
Le veüe li trouble et cuevre et varïente;
Bien set se l’os i vient livrés est a tourmente.
(La Prise de Defur, v. 1463-1467)
La convoitise d’Alexandre est donc punie dans la Prise de Defur par une menace d’empoisonnement. L’eau devenue « pire de touscin » (v. 1480) constitue le comparant récurrent de son ambition coupable. Dans le Voyage au Paradis terrestre, la même métaphore est employée par Aristote dans une leçon qu’il destine au jeune roi : « Convoitise est el mont molt male enerbeüre,/Avarisce est sa mere, li une et l’autre est sure. » (Le Voyage d’Alexandre au paradis terrestre, v. 251-252).
Au début du XIVe siècle, l’évocation de l’empoisonnement d’Alexandre encadre la narration des Vœux du paon qui commence et s’achève sur une déploration de la mort annoncée du Macédonien ; le narrateur impute très clairement cette fin inéluctable à la convoitise du héros.

La vulnérabilité du roi

Alexandre, qui est parvenu à repousser les limites de son empire au-delà des bornes du monde connu, qui a soumis les potentats de la Perse et de l’Inde, succombe à une gorgée de vin. Ce paradoxe est souligné par cette réflexion ironique de Gautier de Châtillon : Crescit auara sitis iuueni, sed potio tantam/Comprimet una sitim (Gauthier de Châtillon, Alexandréide, X, v. 200-201) (« La soif avide du jeune homme croît, mais une seule gorgée étanchera si grande soif »). Contenter sa soif, mettre fin à sa quête de pouvoir correspondent pour le héros à une condamnation à mort. Cette caractéristique du destin d’Alexandre est illustrée sur le mode métaphorique dans un épisode du Roman d’Alexandre d’Alexandre de Paris qui relate comment les Grecs parviennent à tuer le Dentirant, ce monstre du désert indien, venu s’abreuver au bord de l’étang où l’armée d’Alexandre a dressé son camp. Cette créature menaçante résiste aussi bien aux coups d’épée, de lance et de hache qu’aux jets de flèches dont elle est criblée. Alexandre conseille alors à ses hommes de la laisser boire. De fait, une fois désaltérée, la bête devient vulnérable et succombe sous les coups (Le Roman d’Alexandre,III, laisses 79-82). Alexandre mourra de la même façon quand il sera repu de conquêtes et se sera désaltéré à la coupe des traîtres. Le monstre redoutable, le Dentirant – comment ne pas entendre derrière ce mot celui de tyran ? – est en quelque sorte un double métaphorique et inquiétant du roi omnipotent, qui, comme le dit l’auteur du Voyage d’Alexandre au paradis terrestre par un raccourci saisissant, est « de la mort abevrez » (v. 403).
Le caractère dérisoire de l’instrument responsable de la mort du Macédonien est renforcé par Alexandre de Paris qui, reprenant un élément du récit du Pseudo-Callisthène, précise que c’est une plume, arme bien inoffensive a priori, qui achève le roi. En effet, après avoir bu le vin empoisonné et ressenti les premiers malaises, Alexandre tente de se faire vomir à l’aide d’une plume :
Puis sailli de la table, la coupe a jus getee,
Por ce que vomir vaut une plume a rovee.
Antipater li fel l’en a une aprestee
Q’il ot molt coiement sous son mantel botee,
Et estoit de venim entoschie et louee.
Il a prise la plume, ne l’a pas esgardee,
Si l’a isnelement en sa bouche boutee ;
Li deerains venins li a la mort donee.
Tuit li menbre li falent, la poitrine a enflee.
(Alexandre de Paris, Le Roman d’Alexandre, IV, v. 159-167)
La plume a été au préalable imbibée de poison par Antipater. En l’introduisant dans sa bouche, Alexandre, au lieu de soulager son mal, ne fait que l’aggraver. Alexandre meurt en dilatant sa poitrine. Le terme « enfler », du latin inflare « souffler dans », peut certes décrire le gonflement dû à l’intoxication mais aussi suggérer le dernier souffle du mourant. N’est-il dès lors pas possible de rapprocher cette mort du héros de celle de Roland qui expire dans un ultime et terrible souffle ? Alexandre est un personnage profondément ambivalent. La soif qui le caractérise peut conduire à diverses interprétations. Symbole du désir de conquête du roi, elle permet aussi d’assimiler ce dernier aux héros, tel le martyr de Roncevaux ou celui d’Archamp qui, imitant la passion du Christ, meurt victime de sa soif (Jean, 19, 18).
Sur ce motif de la soif du héros voir J. H. Grisward, « Les morts de Roland », Mélanges René Louis, Saint-Père-sous-Velay, 1982, p. 417-427.



ROMAN DE LA ROSE - NARCISSE


que Narcisus par aventure
a la fontaine clere et pure
se vint soz le pin ombroier
un jor qu'il venoit de chacier,
qu'il avoit soffert grant traval
de corre et amont et aval,
tant qu'il ot soif por l'aspreté
dou chaut et por la lasseté
qui li ot tolue l'alaine.
Et quant il vint a la fontaine
que li pins de ses rains covroit,
ilec pensa que il bevroit.
Sus la fontaine toz adenz
se mist lors por boivre dedenz,
si vit en l'eve clerc et nete
son vis, son nés et sa bouchete ;
et cil maintenant s'esbahi,
car ses ombres l'avoit traï,
qu'il cuida voair la figure
d'un esfant bel a desmesure.
Lors se sot bien Amors venchier
dou grant orguil et dou dangier
que Narcisus li ot mené.

Bien li fu lors guerredoné,
qu'il musa tant en la fontaine
qu'il ama son ombre demainne,
si en fu morz a la parclouse,
c'est la some de ceste chose.
Car quant il vit qu'il ne porroit
acomplir ce qu'il desiroit
et qu'il estoit si pris par fort
qu'il ne porroit avoir confort
en nule fin ne en nul sen,
il perdi d'ire tot le sen
et fu mon en poi de termine.
Ensi si out de la meschine
qu'il avoit devant escondite
son guerredon et sa merite.



Et voulut que Narcisse un jour
S'en vint justement, de retour
De la chasse, vers cette source,
Fatigué d'une longue course,
Chercher l'ombre sous le grand pin.
Par monts, par vaux, dès le matin,
Il courait le bois et la plaine ;
Exténué, tout hors d'haleine,
Altéré par l'âpre chaleur,
Il vit sous l'arbre protecteur
La source vive et transparente.
Pour étancher sa soif ardente
Et tremper ses lèvres dans l'eau,
Il se pencha sur le ruisseau.
Quant il vit dans l'eau claire et nette
Son front, son nez, et sa bouchette,
Il resta soudain ébahi,
Car son ombre l'avait trahi
En lui faisant voir la figure
D'une enfant belle sans mesure.
Pour punir Narcisse et le deuil
Qu'il avait fait et son orgueil,
Amour alors tint sa vengeance
Et lui donna sa récompense.

Au bord de l'eau Narcisse heureux
Resta de son ombre amoureux,
Et de sa mort ce fut la cause.
Voici le détail de la chose :
Car lorsqu'il vit qu'il ne pourrait
Accomplir ce qu'il désirait,
Lorsqu'il comprit à sa souffrance
Qu'il n'aurait jamais jouissance
En nul sens, en nulle façon,
Il perdit d'ire la raison
Et de mourir ne larda guère.


Le Narcisse de notre tapisserie a-t-il découvert sa différence et sa supériorité ?
Mais il a bien souffert, il a grande fatigue et grande soif :
un jor qu'il venoit de chacier,
qu'il avoit soffert grant traval
de corre et amont et aval,
tant qu'il ot soif por l'aspreté
dou chaut et por la lasseté
qui li ot tolue l'alaine.
Et quant il vint a la fontaine
que li pins de ses rains covroit,
ilec pensa que il bevroit.
Ainsi, pouvons-nous penser, il a fait preuve de virilité, de courage. C'est un preux qui a su, dans l'inter-texte, manier l'épée, symbole phallique, qu'il porte au côté droit. A moins qu'il n'ait délégué cette puissance non encore conquise à son faucon et à ses chiens qui tuent à sa place.
Peut-être en est-il de cette quête de puissance musculaire comme il en est de la quête amoureuse où il n'a pas encore prouvé sa toute puissance, sauf à le considérer responsable de la mort d'Echo… et de la sienne qui l'attend à l'ombre du pin. Le royaume des ombres… Né de la nymphe azurée, la naïade Liriopé et du dieu-fleuve, Céphise, Narcisse ne pouvait que regagner l'eau en ultime demeure. 

Les Métamorphoses d'Ovide
3, 413-503

Le Roman de la Rose
vv. 1523-1563

L'épisode " chasse " est conservée : épuisement, chaleur, soif,
source (libre ou canalisée dans une fontaine)

Ici l'enfant, épuisé par une chasse animée sous la chaleur,
se laisse tomber
, séduit par l'aspect du site et par la source,
et tandis qu'il désire apaiser sa soif, une autre soif grandit en lui :
que Narcisus par aventure
a la fontaine clere et pure
se vint soz le pin ombroier
un jor qu'il venoit de chacier,
qu'il avoit soffert grant traval
de corre et amont et aval,
tant qu'il ot soif por l'aspreté
dou chaut
et por la lasseté
qui li ot tolue l'alaine.
Et quant il vint a la fontaine
que li pins de ses rains covroit,
ilec pensa que il bevroit.
Sus la fontaine toz adenz
se mist lors por boivre dedenz,

 



Cependant, alors qu’il a ainsi détourné et banalisé le mythe et fait de Narcisse un « essample » de la puissance de l’amour à laquelle chaque être doit se soumettre sous peine de mort, l’auteur du Lai est resté beaucoup plus proche d’Ovide dans la description qu’il donne de l’arrivée du héros à la « fontaine » et de la fontaine elle-même. Il a ainsi fixé pour des générations d’écrivains les grandes lignes du scénario « arrivée au bord de la fontaine » et de la description du lieu. Comme point de départ, la chasse d’un cerf qui n’est pas encore blanc, mais qui trompe tout autant les efforts du chasseur ; la soif qui brûle le héros, à l’heure fatidique de midi ; la découverte d’une eau claire, douce et bonne à boire ; le lieu propice, aménagé par l’homme, la margelle de marbre se substituant à la source naturelle du poète latin ; l’herbe drue qui invite à s’allonger ; l’arbre pour attacher le cheval. Sont ici réunis, pour la première fois exprimés en langue française, tous les traits et les attraits du lieu fontaine, qui pourra aussi bien se transformer en lieu mortifère qu’en lieu érotisé de la rencontre avec la fée, de la plainte amoureuse, de l’invention poétique. Les exemples dans la littérature ultérieure sont innombrables. On se contentera de citer en écho immédiat quelques vers du Roman de Troie, texte à peu près contemporain, qui ouvre lui aussi le récit mythique du Jugement de Pâris sur le motif de la chasse interrompue, de la chaleur extrême, de l’absence de vent (trait repris à Ovide), de l’arrivée du chasseur au bord d’une fontaine où personne, jamais, ne s’est abreuvée, le sommeil de Pâris, propice à l’apparition des déesses, se substituant alors à la sidération mortifère de Narcisse.

L’autrier, es kalendes de mai
Chacöe en Ide la menor
Un cerf, ce m’est vis, correor.
Le jor le chacierent mi chien ;
Assez corui, ainc n’en pris rien.
Mout fist grant chaut d’estrange guise,
Ne venta gaires le jor bise.
Mes veneors e toz mes chiens
Perdi el val de Citariens.
Lez la funtaine ou riens n’abeivre,
De desoz l’onbre d’un geneivre
M’estut dormir, nel poi müer. (vv. 3860-3871)

7On retiendra de cette première série de textes deux éléments : l’auteur du Lai de Narcisse n’a pas conservé l’absence de vent, qui explique chez Ovide la durable immobilité de l’eau, de l’image qu’elle reflète sans trouble.

Si la feuille éperdue effleure la napée,
Elle suffit à rompre un univers dormant…

8Le choix du récit médiéval est en effet d’en finir avec l’enchantement de Narcisse, de brouiller la surface immobile de la fontaine –c’est là le rôle de Dané- pour détourner le jeune homme de la contemplation de soi. Il est également remarquable que dans ces deux textes le lieu fontaine tisse un premier écho entre Narcisse et Pâris, devient le lieu où peuvent aussi bien s’accomplir un destin de mort, dans le refus de l’aventure amoureuse, que le choix de Vénus, la révélation de la puissance vitale de l’amour.

Il a tôt fait de renvoyer aux oubliettes de la mythologie le drame de Narcisse et de se mirer dans l’eau de la fontaine pour y découvrir l’objet de sa quête d’amour. Par la grâce du rêve, la fontaine, il est vrai, a été le lieu, du texte latin au texte médiéval, d’une métamorphose inattendue. Lieu de mort dans le discours « ovidien » du narrateur, qui s’est bien gardé de rappeler la métamorphose du corps en narcisse, elle est devenue à l’approche du rêveur un lieu de vie, sous le double signe, mais n’est-ce pas le même ?, d’Amour et de Nature qui a mis tout son art à la créer (vv. 1431-1432). L’eau immobile « court » désormais, coule à grands flots, toujours fresche et novele. Grâce à elle, l’herbe pousse en toutes saisons, toujours épaisse et drue. A l’unique reflet de Narcisse se substitue la vision du buisson de roses et de l’estre d’un vergier dont lecteur et rêveur connaissent déjà la luxuriance, la fertilité et l’abondance des ressources érotiques. A la contemplation de l’ombre se substitue le regard orienté vers l’autre d’un jeune homme éperdu, immédiatement pénétré jusqu’au fond du cœur par la douce saveur des roses. Le narrateur sans doute annonce aussitôt l’échec subi dans la « réalité » (vv. 1606-1612)et le caractère déceptif de ce nouveau miroir. Du moins le rêveur a-t-il tenté l’aventure amoureuse, pris le risque de traverser le miroir périlleux. Désormais, en l’effacement conscient mais provisoire de l’histoire de Narcisse, c’est à la fontaine où le rêveur se garde bien d’apaiser sa soif que se noue le destin, la rage d’aimer.


Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. bilingue (extraits) par E. Baumgartner et F. Vielliard, Paris, Le livre de poche, Lettres gothiques, 1998. Benoît unit ici des passages du récit ovidien sur Narcisse (la chasse, la soif) à une description de la « fontaine » tirée de l’Héroïde XVI, dans laquelle Pâris, rappelons-le, relate à Hélène la scène du jugement.
·
"La napée": Paul Valéry, Fragments du Narcisse.


D’autres auteurs, tout en gardant le cadre de Chrétien, changent l’action et sa motivation. Au geste magique se substitue alors l’action naturelle de boire, boire parce que l’on a soif, après une longue chevauchée, par exemple. Répandre de l’eau n’est plus un geste volontaire, premier, défi aux divinités des fontaines, mais un geste second, qui ne se produit, quand il a lieu, que par inadvertance. Rationalisation donc et surtout entrée en scène du désir qui commence à se cristalliser autour d’un motif qui deviendra un emblème: «Je meurs de soif auprès de la fontaine».

Il en va ainsi dans un roman en vers du XIII siècle: Richard le Beau. Richard meurt de soif au sens littéral. Il arrive à une fontaine où se retrouvent tous les éléments mis en circulation par Chrétien de Troyes:
Dessour la fontainne ot un marbre
Et par deseure ot un biel arbre,
Et a chel arbre ert atachiés
Uns bachinés d’or entailliés
A une si bielle caÿne
Qu’elle vaut d’argent mine plainne. (vv. 937-942)
(A côté de la fontaine, il y avait une pierre de marbre et au dessus un bel
arbre. A cet arbre, un bassin d’or ciselé était attaché par une chaîne si belle qu’elle valait bien une mine d’argent.)
Se précipitant pour y boire, il fait sonner la chaînette du bassin, ce qui
déclenche, non une tempête, mais l’apparition d’un chevalier, gardien de la fontaine, qui sort d’une petite hutte et interdit de boire sans son assentiment. Par sa victoire sur ce chevalier, Richard lève l’interdit de la fontaine. Il en tire une sentence morale.
Ce texte s’en tient au désir physique de boire, besoin qui a été longuement expliqué: le héros a marché à pied pour se réchauffer et est assoiffé. L’aventure n’est pas mise en rapport avec la rencontre d’une dame à la fontaine.
D’autres auteurs croisent le thème de la soif, du désir sous-jacent, et celui de la rencontre. Dans Le Roman de Mélusine
de Jean d’Arras, si l’on reste dans le domaine narratif, la rencontre des héros et de leur future femme se fait à la fontaine, autour du motif de la soif. A la première génération, le roi Elinas se trouve ainsi en
présence de la fée Présine:
«Et ot lors si grant soif que, sans adviz, ne sans mesure, vint sur la fontaine et print le bacin qui y pendoit a une grant chayenne, si puisa de l’eaue et but. Et lors regarda la dame...» (p. 122). (Et il avait une soif si grande que, de manière irréfléchie et inconsidérée, il vint auprès de la fontaine, prit le bassin qui pendait à une grande chaîne, puisa de l’eau et but. Il regarda alors la dame.)
Pas de rituel météorologique mais une rencontre amoureuse. À la seconde génération, Raymondin, après le meurtre accidentel de son oncle, arrive à une fontaine qui porte un nom, c’est la Fontaine de Soif
(p. 158). C’est une fontaine faee, enchantée, dont le nom cristallise l’histoire et les pouvoirs. Il y trouve trois damesdont l’une est Mélusine. La littérature informe la topographie, la soif est liée à l’amour.  Un traitement entièrement allégorique du thème est celui que propose Watriquet de Couvin dans son Dit de la fontaine d’Amours. Un matin de prin-temps, le poète entre dans un verger et trouve «la plus bele fontaine» (v. 43) que l’on puisse décrire: «Toute estoit d’or entregetée / Et la greve au fons argentée, / Qui moult estoit melodieuse» (vv. 49-51) (Très mélodieuse, elle était toute veinée d’or et le sable au fond argenté). Elle appartient à Vénus qui l’a «avironnée d’une soif qui iert Esperance apelée» (vv. 63-64). Dans le Roman de la Rose, c’est «Cupido, li filz Venus» qui a semé «d’Amors la graine / Qui toute acuevre la fontaine» (vv. 1586-1587). La fontaine de Watriquet a trois bassins, Jonesce, Proesce et Largesce qu’attachent trois chaînes: Vaillance, Cuidier (Pensée), Courtoisie. La fontaine a trois gardiens: Celer (Discrétion), Loiauté et Sens, et les bassins eux-mêmes trois autres gardiens: Bonne Volentez, Avis et Plenté (Abondance). Watriquet de Couvin croise la description de Chrétien de Troyes, avec ses éléments caractéristiques —bassins, chaînes— à la vision du Roman de la Rose. 
On y trouve Vénus et le dieu Amour/Cupidon comme chez Guillaume de Lorris, et une insistance sur l’élément trinitaire de la fontaine en écho à Jean de Meun. L’analyse de Watriquet, qui détaille les éléments constitutifs de la fontaine, est psychologique et morale. Mais elle n’est qu’une entrée en texte pour le poète. Le narrateur boit de l’eau de cette fontaine qui l’enivre. Il s’endort et rêve qu’il est transporté à la cour d’amour. Le motif joue le rôle qui devient le sien, celui d’une mémoire intertextuelle.
 BOIRE OU NE PAS BOIRE À LA FONTAINE
 Guillaume de Machaut au XIV siècle renouvelle le motif de la fontaine, motif qu’il connaît très bien. Il joue de la reprise dans Le dit dou Lyon 12 , dont le titre fait écho au Chevalier au Lion (Yvain) de Chrétien de Troyes. La fontaine intervient au début du récit. Elle se trouve dans un verger protégé par une rivière qui l’enserre. Lion et poète, l’un étant le double de l’autre, boivent au ruisseau qui sort de la fontaine, «un ruisselet / Qui descendait d’une fontainne» (vv. 438-439): «Mais li lions a longue alainne / En lapa et en but assez. / Et j’aussi qui fu tous lassez / En bu, car mestier en avoie. (vv. 440-443) (Mais le lion à longues goulées en lapa et en but beaucoup et moi aussi, qui étais très fatigué, j’en bus car j’en avais besoin.) Il n’est plus question de bassin, de chaîne. Lion et poète se désaltèrent en buvant directement au ruisseau 13 . La fontaine est «bele et gente» (v. 447) (belle et noble). A côté d’elle, une tente, et sur un tapis posé entre la fontaine et la tente, une dame. Le tapis est donné comme une «uevre sauvage, / Fait a la guise de Cartage» (vv. 456-457) (une œuvre étrangère faite à la mode de Carthage). Un déplacement s’est opéré, en termes de création artistique, de la fontaine au tapis. Le scénario est celui de la rencontre, et le schéma mixte croise fontaine amoureuse et fontaine aventureuse. 
Dans Le Remede de Fortune14 en revanche, Guillaume de Machaut inverse le motif de la rencontre à la fontaine. Le jeune poète a fui sa dame auquel il n’osait, par timidité, révéler qu’il était l’auteur du lay où il déclarait son amour. Il entre dans le Parc de Hedin (v. 786), parc en Artois, fréquenté par les rois, célèbre à l’époque de Machaut pour ses artifices et ses jeux hydrauliques, jeux d’eaux coquins. Machaut joue sans doute sur la prononciation semblable au XIV siècle de Hedin et de Eden. Il arrive à une fontaine «moult clere et moult bele» (v. 836), simplement mentionnée 15 , qui devient le lieu de la composition de sa complainte de Fortune. Ce n’est qu’ensuite que se présente une dame allégorique: Espérance. La réflexion de Guillaume de Machaut sur le sens de la fontaine culmine dans La Fontaine amoureuse16 qui l’inscrit en son titre et au centre exact de l’œuvre, au vers 1413 d’un texte qui en comporte 2848. L’entrée différée au verger signe une réflexion sur l’amour d’un narrateur vieillissant —si le poète est bien né en 1300, il a aux alentours de soixante ans quand il écrit La Fontaine amoureuse. Ni le poète, ni le prince, déjà amoureux, ne boiront de l’eau de la fontaine. Le titre, en ce qui les concerne, est déceptif. Le prince précise même, désabusé, que «jamais n’en buveroit, / Car il en avoit tant beü / Qu’il s’en tenoit pour deceü» (vv. 1436-1438) (il n’en boirait jamais plus car il en avait tant bu qu’il se considérait comme berné). Le poète joue avec ce refus. Alors qu’au réveil du songe, le prince se lave visage et mains au ruisselet de la fontaine (vv. 2530-2531), le poète fait de même, mais en précisant bien, de manière amusée, qu’il se garde d’avaler une goutte de cette eau (vv. 2533-2536). Déni de l’amour-philtre et de la tradition des Tristan. Ni le poète ni le prince ne veulent boire leur mort. La fontaine de Guillaume de Machaut dans ce texte est une œuvre d’art. Elle a été sculptée par Pygmalion (v. 1397) à partir de matériaux fournis par Jupiter et Vénus: l’or (v. 1394) pour Jupiter, le marbre et l’ivoire (v. 1395) pour Vénus, conjonction du masculin et du féminin, nécessaire à la création. 

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