sábado, 30 de septiembre de 2017

SUR JEAN LORRAIN ET NEIGHILDE

Poète, même en verre. Poésie et poétique du conte-bibelot autour de 1900

Poet, even with Glass. Poetry and Poetics of the Ornament-Fairy Tale in the 1900s
Cyril Barde

Des vies encloses : les Princesses d’ivoire et d’ivresse de Jean Lorrain

Contes d’ivoire et de nacre : un « devenir-bibelot »


14Si les prodiges des verriers Art nouveau font germer le conte à l’intérieur même de l’écriture critique, le conte fin-de-siècle cherche réciproquement l’effet poétique dans ce « devenir-bibelot » dont parle Bernard Vouilloux. Nous proposerons de lire le recueil des Princesses d’ivoire et d’ivresse de Jean Lorrain, publié chez Ollendorff en 1902, comme une œuvre exemplaire de ce processus. Jean Lorrain ne cesse de matérialiser son recueil. Ses princesses sont « d’ivoire et d’ivresse », « d’ambre et d’Italie », ses princes « de nacre et de caresse », tandis que d’autres contes se parent « de givre et sommeil » quand ils ne se trament pas « dans la tapisserie ». La métaphore topique de l’écriture-bijou, de l’écrivain ciseleur semble ici remotivée par Lorrain. Rachilde imagine le livre non pas comme la métaphore mais comme le prolongement de la main baguée de l’auteur :

Jean Lorrain poète est supérieur en attitude à Jean Lorrain voitureur des commodes poubelles de la conversation. Il aime la femme en sculpteur dont les doigts seraient trop chargés de bagues et il laisse tomber des gemmes précieuses, sans doute mal serties, sur l’ivoire ou l’argile, comme on pleurerait de vraies larmes d’enthousiasme. En cette nouvelle galerie de statuettes et d’émaux, pas de notes discordantes. La poésie chante seule.
15Dans ces lignes encore, conte et poésie semblent s’amalgamer à la faveur d’une poétique lapidaire. L’image de la larme, que nous avons déjà repérée chez Montesquiou, revient ici de manière intéressante. Elle suggère aussi une analogie entre la forme de la goutte d’eau, ronde et close, et la condensation formelle du conte, petit récit autonome. En outre, le recueil, dans sa matérialité même, tend à se faire objet d’art. La belle couverture Art nouveau réalisée par Manuel Orazi pour l’édition de 1902 y contribue de manière décisive : les princesses hiératiques de l’arrière-plan et l’étrange gnome du premier plan portent d’énigmatiques vases ou coffrets, allégories de la procession des récits dont le recueil s’apparente au geste du collectionneur.

16Le devenir-bibelot s’empare aussi des nombreux personnages caractérisés par leur froideur d’âme. L’ivoire et la nacre dont sont faits ces princes et princesses égoïstes semblent matérialiser leur figement narcissique. Le conte « Narkiss », significativement dédié au bijoutier René Lalique, procède d’une poétique de l’incrustation qui se manifeste déjà dans les sonorités abruptes de son titre. Le jeune homme dédaigneux, amoureux de lui-même, ne se métamorphose pas en fleur sous la plume de Lorrain. Il devient littéralement gemme, fait corps avec une nature elle-même pétrifiée, un paysage minéralisé. Les princesses vaniteuses sont quant à elles vouées à leur miroir, à la glace métonymique de leur cœur gelé.

Contes de givre : enclore une « poésie d’âme simple »


19Gallé, nous l’avons vu plus haut, est apprécié des écrivains de la fin du siècle parce qu’il sait spiritualiser la matière, lui infuser son rêve ou peut-être quelque chose de plus fugace encore, de plus essentiel aussi : la dimension même du temps. L’attention portée par bien des écrivains aux effets de givre ou de glace obtenus par Gallé peut être lue ainsi. Le givre et la glace figent un flux, retiennent un instant dans une cristallisation précaire. Il est intéressant de noter que dans le grand roman proustien, les deux mentions explicites des vases de Gallé associent la neige et la glace à un vif souvenir sentimental. La première occurrence intervient alors que le narrateur, en séjour à Balbec, vient d’apercevoir le groupe des jeunes filles en fleurs sur la plage. La phrase sinueuse semble accomplir dans le même temps la métamorphose de la mer en verrerie et la cristallisation du souvenir des jeunes déesses surgies de l’écume :

Au fur et à mesure que la saison s’avança, changea le tableau que j’y trouvais dans la fenêtre. D’abord il faisait grand jour, et sombre seulement s’il faisait mauvais temps ; alors, dans le verre glauque et qu’elle boursouflait de ses vagues rondes, la mer, sertie entre les montants de fer de ma croisée comme dans les plombs d’un vitrail, effilochait sur toute la profonde bordure rocheuse de la haie des triangles empennés d’une immobile écume linéamentée avec la délicatesse d’une plume ou d’un duvet dessinés par Pisanello, et fixés par cet émail blanc, inaltérable et crémeux qui figure une couche de neige dans les verreries de Gallé.

20La phrase de Proust saisit magistralement le processus de condensation à l’œuvre dans les verres de Gallé. Il s’agit de capter le flux dans une forme qui ne le fige pas mais préserve sa ductilité. La conjonction de la syntaxe souple et de l’image fixée, de la fragilité et de la solidité, de l’effilé et du durci dit cette tension subtile. La seconde mention de Gallé apparaît dans Le Côté de Guermantes, au moment où le narrateur vient de recevoir la cruelle carte de Mme de Stermaria, qui annule le rendez-vous tant espéré : « Bientôt l’hiver ; au coin de la fenêtre, comme sur un verre de Gallé, une veine de neige durcie. » La neige redouble en quelque sorte la fonction du vase de Gallé : elle cristallise, dans une texture infiniment fragile et délicate, une promesse ou une blessure, une trace du temps toujours promise à l’évanouissement. À ce titre, le verre Art nouveau peut être considéré comme la version élitiste des objets-souvenirs de verre dont le xixe siècle raffole, ainsi que le rappelle Celeste Olalquiaga dans Royaume de l’artifice. Presse-papiers enfermant paysages ou portraits de proches et autres boules de neige de verre sont autant de dispositifs qui visent à « captur[er] [le temps] juste au moment où il paraissait de plus en plus évanescent devant la course folle de la modernité […] : devenu un produit rare, le cristalliser, l’enfermer dans un objet se transforma en obsession culturelle ».

21Nous proposons, à partir de cette réflexion, de remotiver la comparaison suggérée par Philippe Jullian entre les verres de Gallé et les contes de Lorrain. Si les contes des Princesses d’ivoire et d’ivresse semblent placés sous une couche de givre — ou de verre —, c’est qu’ils fonctionnent à leur tour comme ces objets-souvenirs, chargés d’enclore une trace du passé. Le conte givré retient la poésie des temps enfuis, du temps perdu de l’enfance. Le recueil est significativement situé sous le signe de l’hiver et de la cristallisation qui caractérise cette saison, dont le nom résonne heureusement avec « verre ». La préface s’ouvre sur l’évocation des « ciels mouillés de décembre » qui inspirent le désir de retrouver, au coin du feu et dans le secret de la chambre, les contes de l’enfance. Il s’agit bien de préserver des récits disparus et délicieusement surannés, « remplacés aujourd’hui par des livres de voyages et de découvertes scientifiques ». Il s’agit donc, pour le conteur, de retrouver le charme des contes du Nord, « semés de flocons de neige» que lui rapportaient les matelots de Terre-Neuve, de préserver cette « poésie d’âme simple », c’est-à-dire leur aura. De ces récits primitifs, le conteur a particulièrement retenu la figure de la Reine des Neiges qui vient « du bout de ses doigts raidis, dessiner sur les vitres les grandes fleurs fantasques et les arborescences du givre ». C’est encore le rêve de l’hiver et du verre qui s’impose à Lorrain lorsqu’il s’agit de passer en revue les personnages qui peuplent le recueil. La brève énumération se clôt ainsi :

[…] d’autres figures plus mystérieuses […] apparaissent enfin çà et là, sous le clair de lune et la neige floconnante, dans la magie glacée des nuits d’hiver… Captives dans des châsses de verre, […] elles descendent à la dérive les eaux lentes des fleuves ou dorment sous les coraux blancs des forêts immobilisées par le gel : des gnomes vêtus de vert les gardent et ce sont les reines de givre et de sommeil, les albes princesses de l’Hiver.
Les cristallisations hivernales et l’objet de verre se rencontrent dans une rêverie matérielle qui engage tout le recueil. Conte de givre, conte d’hiver, le récit emprunte à la matière cristallisée sa capacité à capturer la trace d’une émotion, d’un sentiment, d’un souvenir.

22Le motif de la relique, qui culmine dans la dernière section du recueil (« Contes de givre et de sommeil »), peut être pensé dans la perspective de la poétique — et de la poésie — du conte de Jean Lorrain. Le devenir-bibelot du recueil, sa « féerie gelée » qui s’acharne à incruster, enchâsser, capturer et pétrifier ses personnages, semble vouloir préserver le charme évanescent d’une époque révolue et l’aura de récits anciens, menacés par le règne du scientisme. Bertrade, l’héroïne de « La Princesse sous verre », subit le sort des récits d’antan. Oubliée et méprisée, « enfermée dans sa châsse aérienne » après de longues années de dévotion, elle n’évoque plus rien aux profanes qu’« une vague héroïne de conte». La fin du texte lui promet pourtant une nouvelle fraîcheur et rend à « la châsse de cristal, reluisante et lavée, […] l’éclat des anciens jours ». Le conte « Neighilde », également situé dans la section des « Contes de givre et de sommeil », et inspiré de « La Reine des Neiges » d’Andersen, peut aussi se prêter à une lecture métatextuelle. Le petit Kaï est captif du palais glacé de Neighilde, telle « une relique dans une châsse de verre ». Élevé au milieu des contes de sa grand-mère, il rappelle étrangement l’enfant de la préface du recueil, captivé par les récits des marins de Terre-Neuve. Kaï serait la personnification de cette enfance enfuie que les contes des Princesses tentent malgré tout d’enclore et de préserver. Dès lors, le conteur adulte se projetterait moins dans la figure de Kaï que dans celle de Neighilde, gardant jalousement le jeune garçon dans sa colonne de glace, bientôt délivré par la tiédeur des pleurs de Gerda. Cependant, la libération de l’enfant et la promesse du printemps ne peuvent coïncider qu’avec la fin du texte. Les contes du recueil, qui tiennent — et disparaissent — avec la glace des palais de Neighilde, pourraient se lire comme autant de chambres de givre promises à la fonte, de châsses de verre fragiles où le conteur contemple mélancoliquement ses personnages endormis et prisonniers. Le recueil se fait cercueil de glace et de cristal. Lorrain aime les contes, en ces temps de positivisme et de scientisme, comme on aime les mortes, comme on se voue aux reliques. Aimer les contes, c’est pour lui savoir enclore leur « poésie d’âme simple », protéger sous une couche de givre et de neige l’émotion fragile qu’ils suscitent. La poésie du récit merveilleux, comme celle des verres de Gallé, réside surtout dans la condensation d’une « atmosphère de féerie et de rêve». Croire au conte, autour de 1900, c’est donc avant tout croire aux pouvoirs d’une écriture capable de préserver la féerie ensommeillée, dans l’attente d’une reverdie qui rendra les reliques à la ferveur primitive. Ainsi apparaît la Princesse sous verre, à la fin du texte, après avoir pardonné au prince sacrilège qui l’a mutilée : « [Elle] rayonnait étincelante d’une surnaturelle clarté ; autour d’elle la neige floconnait douce et lente, et, sous le translucide reliquaire de cristal, son front transparaissait orné de roses de Noël, non plus factices, mais fraîches écloses. »
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Notes
30 Voir C. Barde, « Jean Lorrain et le merveilleux Art Nouveau », dans P.-J. Dufief et G. Mélison-Hrichwald (éds), Écrire en artistes des Goncourt à Proust, Paris, Honoré Champion, 2016, p. 246-250.
40 C. Olalquiaga, Royaume de l’artifice. L’Émergence du kitsch au xixe siècle, Lyon, Fage, 2013, p. 62.

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