jueves, 26 de abril de 2018

LIEUTENANT HENRI DELCOURT

Le 26 octobre dernier, comme beaucoup d'entre vous, j'assistais à la projection du long métrage de Steven Spielberg, Tintin et le Secret de la Licorne. Les lunettes 3D doublant mes bésicles, je jouissais du spectacle lorsque soudain, à la vue du lieutenant Delcourt (1895-1958) accueillant nos héros au fort d'Afghar, mon sang ne fit qu'un tour. Je bondis de mon siège tel un grain de maïs soufflé: ça ? Delcourt ?! ... Quelle mouche a donc piqué les animateurs yankees ? Pour quelle obscure raison ont-ils choisi de représenter le fier officier sous l'épaisse silhouette d'un lutteur de foire, sous les traits d'un orang-outan mal dégrossi ? Moi qui ai eu la chance de rencontrer le méhariste, je ne pouvais laisser passer une telle ignominie. De retour dans ma thébaïde, je me jetai sur ma plume pour écrire d'un trait la notice biographique que je vous livre aujourd'hui. 

De père inconnu, Henri Delcourt naît à Wambrechies, dans le département du Nord, le 10 novembre 1895. Mélanie, sa mère, est femme de chambre chez de riches négociants en genièvre. Catholique fervente, pétrie de culpabilité et confite en dévotion, elle court chaque jour à l'église chanter matines: elle ne manque pas d'y entraîner son fils qui s'abîme dans la contemplation des pieuses gravures du missel. L'enfance d'Henri est à l'image des heures grises passées sous le lourd crucifix du temple: solitaire et silencieuse. Sur la table de l'office de la grande maison bourgeoise, il dévore les livres de Jules Verne, de Fenimore Cooper et de Stevenson prêtés par le maître des lieux. 

La fréquentation de l'école communale est une obligation à laquelle il se plie sans révolte: il s'y ennuie beaucoup et passe les récréations dans son Lavisse, rêvant de conquêtes et de terres sauvages. Il quitte l'école à quatorze ans, sans regrets, pour devenir ouvrier à l'imprimerie Léonard Danel, à Lille. Le jeune Delcourt aime l'odeur de l'encre, le vrombissement des presses et le staccato des linotypes. La nuit, il lui arrive souvent, avec la complicité du contremaître, de dormir dans l'immense réserve de papier, vaste étendue de ballots pâles où il pressent violemment les déserts à venir.


Le 1er août 1914, jour de la Mobilisation générale, il devance l'appel de sa classe et intègre le 43ème régiment d'infanterie caserné à Lille. Le 5 août, les trois bataillons du régiment embarquent en gare de La Madeleine direction Aubenton, dans l'Aisne. Henri fait son baptême du feu pendant la bataille des frontières puis prend part aux plus terribles combats de la Grande Guerre: la Marne, Verdun, la Somme, le Chemin des Dames, les Flandres. Au front, son courage lui vaut de multiples citations et la Médaille militaire, qu'il reçoit le 5 mars 1916. Six mois plus tard, le 3 septembre, à Maurepas, l'adjudant Delcourt est blessé par des tirs de mitrailleuse après avoir ramené dans ses lignes le lieutenant Jacques Legrand laissé pour mort dans le no man's land. 
Après une courte convalescence, Henri rejoint le théâtre des opérations avec le grade de sous-lieutenant. 1917 et 1918 défilent sous ses yeux comme une longue série de rêves atroces : il s'abandonne à l'héroïsme sourd des tranchées et noie sa conscience dans le mauvais vin. Une fois l'armistice proclamé, transformé par l'expérience du combat au point de se croire inapte à la vie civile, Henri Delcourt choisit de rester dans l'armée. Avec le 43ème, il est caserné à Mayence pour y assurer la garde du Rhin: il s'y ennuie ferme. En mai 1919, il gagne Sorgues, dans le Vaucluse, où le 412ème régiment d'infanterie prépare son départ pour le Levant. L'empire ottoman est alors en pleine décomposition. Après avoir traversé la Méditerranée, Delcourt participe à la campagne de Cilicie contre les Turcs de Mustapha Kemal puis a l'occupation de la Syrie contre les forces de Fayçal, souverain de l'éphémère royaume arabe indépendant.


En juillet 1920, après la bataille victorieuse de Maysaloun, il est chargé avec une poignée d'hommes de gagner le Khemed pour renforcer la garde du jeune émir Ben Kalish Ezab. Près de Wadesdah, il tombe dans une embuscade tendue par les hommes de Bab El Ehr. Il restera deux ans prisonnier du scheik. L'otage fait alors l'apprentissage du désert: tandis que ses ravisseurs lui enseignent l'arabe, il tombe sous le charme des vastes étendues sableuses et des longues courses à dos de méhari. 


En août 1922, le gouvernement français ayant enfin décidé de verser la rançon réclamée, Delcourt est libéré. Il est cité à l'ordre de l'armée du Levant, gagne ses galons de lieutenant puis obtient une affectation au 8ème régiment de Spahis algériens qui opère dans l'Est marocain. En avril 1925, Abdelkrim, qui a proclamé trois ans plus tôt la République confédérée des Tribus du Rif, lance une puissante offensive contre les troupes françaises. Malgré les renforts espagnols, la France peine à stopper l'avance des Rifains. Henri Delcourtprend part aux combats: sa conduite valeureuse dans le massif de Bibane lui vaut une nouvelle citation. En avril 1926, il participe aux opérations de réduction de la poche de Taza. Le 27 mai, Abdelkrim se rend. 
La guerre du Rif est officiellement terminée mais les combats d'arrière-garde se poursuivent. A Taza, en octobre 1926, le lieutenant Delcourt rencontre un jeune officier passé par Saint-Cyr et l'école de cavalerie de Saumur: Philippe de Hautecloque. L'aristocrate picard et l'ouvrier nordiste, d'un même naturel taiseux, sympathisent rapidement. Ensemble, ils effectuent des reconnaissances risquées sur les bords de la Moulouya et dans les plaines de Kebdana. C'est au cours d'une de ces missions qu'un drame survient: se croyant la cible de tirs ennemis, la patrouille qu'Henri commande fait feu sur un groupe de villageois inoffensifs, tuant sept femmes et trois enfants. Delcourt, choqué, comprend soudain la cruauté et les limites de la «pacification ».


L'intolérable massacre pousse Henri à faire un choix déterminant pour la suite de carrière: en mars 1927, il intègre la compagnie méhariste de la Saoura. Il est affecté au poste d' Afghar dans les confins algéro-marocains, à plus de cinq cents kilomètres au sud de Béni Abbès. Sa mission principale consiste à assurer le contrôle des tribus Reguibat et Beraber qui se déplacent dans tout le Sahara du sud-ouest en quête de caravanes à razzier. 
Le poste d' Afghar est typique des forts occupés par l'armée française dans le Sahara. Non loin d'une palmeraie, derrière de hautes murailles de pierres sèches, autour de l'indispensable puits, se resserrent le bordj réservé aux militaires et le village indigène. Quatre sous-officiers nés en métropole partagent le quotidien de Delcourt : le taciturne sous-lieutenant Penmarch, les inséparables adjudants Audoin et Rouzeau, et le jeune sergent Hanotte qui fait fonction de sans-filiste. L'ordonnance du lieutenant, Achmed, était, comme tous les méharistes de la compagnie, un homme des Chaamba, mince et sec, au teint jaune, qui portait le chèche et la barbe frisée de sa tribu.


La monotonie du casernement s'interrompt lorsqu'un rezzou est signalé. Un rezzou ? Une entreprise de pirates, commanditée par les notables du Tafilelt, une expédition qui part des confins du Maroc, et qui essaie de traverser le Sahara pour aller piller le Soudan. Alors c'est l'effervescence dans le bordj : tandis que les femmes préparent les rations de dattes et de riz, les hommes fourbissent leur mousqueton, enfilent leurs cartouchières et scellent les méhara. Ils partent pour des semaines - qui sait quand finira le raid ? craignant plus qu'une rafale ennemie une défaillance de leur guide: la mort, à tout coup, saisit les égarés. Quand ils tombent sur les pillards, les balles sifflent et nombreux sont les hommes qu'on enterre sous la dune. Mais jamais la colonne Delcourt, terreur des Berabers, ne connaîtra la défaite.

C'est en 1936, au cours d'une mission ethnographique à laquelle je participais en tant qu'archéologue débutant que je rencontrai le lieutenant pour la première fois. Il me fit forte impression. De haute taille, il était vêtu à la saharienne, de la petite blouse blanche, de la longue culotte noire flottante. Des «naïls», larges semelles de cuir d'antilope, protégeaient ses pieds nus contre la brûlure du sable. Il portait les cheveux rasés au couteau et une fine moustache soigneusement taillée. La large échancrure de sa blouse découvrait sa musculature sèche qui saillait sous la peau tannée par des années de campagne. 
C'est surtout de ses yeux dont je me souviens: sous le soleil de plomb, les turquoises de l'iris tournaient à des teintes fixes d'acier. S'il buvait le thé, Delcourt n'avait pas perdu le goût des alcools européens. Nous passâmes de longues soirées, sous le pankha manœuvré par un négrillon, à siroter de nombreux verres de genièvre tiède en causant littérature. Une seule fois, grisé sans doute, je l'entendis me réciter Les Illuminations de Rimbaud. Depuis, je me suis toujours représenté le négociant du Harar sous les traits de mon lieutenant des sables.



Deux années plus tard, la route de Tintin et du capitaine Haddock croise le sillage du lieutenant Delcourt. Contée par Hergé dans Le Crabe aux pinces d'or, cette rencontre a gravé le nom de l'officier dans la mémoire collective plus sûrement que ses faits d'armes. Perdus dans le désert, à la merci du soleil et de la soif, nos héros sont recueillis par deux méharistes qui les transportent à Afghar. Là, ils ont l'occasion d'apprécier l'hospitalité du lieutenant qui veille à leur complet rétablissement. Archibald et Tintin ont à peine quitté le bordj que des pillards Berabers sont signalés sur leur chemin. 
L'accrochage a lieu près du puits de Kefheïr, sur la route de Timmin. Averti par radiogramme, Delcourt n 'hésite pas une seconde : il se lance avec ses hommes à la rescousse des malheureux. A la seule vue des méhara, les razzieurs détalent comme des fennecs. Pour plus de sécurité, le lieutenant décide d'escorter Tintin et son compagnon jusqu'à Tindouf d'où ils gagneront Agadir puis Bagghar, le grand port sur la côte marocaine. Lorsque la guerre éclate, Delcourt reçoit l'ordre, inepte selon lui, de se maintenir au poste d'Afghar, à mille lieues d'être menacé par les forces de l'Axe. Le lieutenant ronge d'autant plus son frein qu'il ne peut se faire à l'idée de voir la France gouvernée par le maréchal Pétain qu'il hait depuis le Rif - et sa clique.



A la radio, par un heureux hasard, il apprend qu'un certain colonel Leclerc a traversé le Tchad à la tête d'une colonne armée qui combat désormais en Libye dans l'espoir d'effectuer une jonction avec les Britanniques de Montgomery. Le 21 décembre 1942, avec Achmed, Hanotte et Penmarch, Henri franchit le Rubicond et quitte le bordj en direction du nord-est. A peine plus de soixante jours sont nécessaires aux méharistes pour traverser le Sahara, de l'Erg Iguidi au grand Erg oriental. Le 23 février 1943, ils rejoignent la «Force L» à Ksar Ghilane, l'oasis la plus méridionale de Tunisie. Quand il se présente au quartier général, Henri manque de défaillir de surprise en réalisant que Leclerc n'est autre que son vieil ami Philippe de Hautecloque. 
Mais les deux hommes n'ont guère le temps de célébrer leurs retrouvailles : les panzers allemands, appuyés par les redoutables stukas de la Luftwaffe, menacent l'oasis. Les combats se poursuivent jusqu'au 10 mars et s'achèvent par la victoire des Français libres. Deux mois plus tard, avec les Alliés, ces derniers libèrent Tunis. Entre temps, Henri a été nommé capitaine et a définitivement abandonné son méhari au profit d'une jeep Willys baptisée «Afghar» qu'il tient à conduire lui-même, emportant sur les pistes les trois vétérans du bordj.



Le 24 août 1943, l'ancienne colonne Leclerc est officiellement baptisée 2ème DB et profite de quelques mois de répit pour étoffer ses rangs, incorporant des soldats de toutes armes, originaires d'Afrique ou de Métropole. Le 1er août 1944, la division à la croix de Lorraine débarque en Normandie. Intégrée à la 3ème Armée du général Patton, elle fonce sur Alençon qu'elle libère le 12 août. Le lendemain, à Argentan, les Allemands défendent leur position avec acharnement: les combats de rues font de nombreux morts dans chaque camp. Alors qu'ils tentent d'investir un entrepôt, Henri et ses hommes sont pris pour cible par des tireurs embusqués. Faisant rempart de son corps pour couvrir son chef, Penmarch est tué d'une balle dans la tête.


A peine le temps d'une prière qu'un nouvel ordre tombe: la 2ème DB doit fondre sur Paris! «Afghar» franchit la porte d'Italie le 25 août et le capitaine Delcourt assiste le jour même a la reddition du général Von Choltitz, gouverneur militaire de la capitale. Le lendemain, il ne boude pas son plaisir de descendre les Champs-Élysées avec Achmed et Hanotte, quelques pas derrière Leclerc et le général De Gaulle. Mais, une fois encore, le repos est de courte durée : il n'est que temps d'ouvrir la route de l'est ! Volant de victoire en victoire, la 2éme DB s'empare de Baccarat le 1er novembre et libère Strasbourg le 23. Le drapeau tricolore est hissé sur la cathédrale alsacienne: le serment de Koufra est tenu! 
Promu chef de bataillon, le commandant Delcourt parvient à Obernai puis reçoit l'ordre de remonter dare-dare vers le nord-ouest pour colmater les brèches d'un front que l'offensive Von Rundstedt fait craquer de tous côtés. Pendant quinze jours, au-delà du Col de Saverne, lui et ses hommes évoluent dans des paysages lunaires couverts de neige, avec des températures descendant à moins quinze degrés. Malgré le froid, ils tiennent et parviennent à contenir l'ultime contre-attaque de la Wehrmacht.



Le bataillon est ensuite appelé à rejoindre le sud de l'Alsace pour neutraliser les Allemands concentrés dans la poche de Colmar. Le 5 février 1945, en poussant une reconnaissance sous le feu roulant de l'artillerie allemande, Henri échappe une nouvelle fois à la mort: un obus éclate juste derrière sa jeep, transformant en charpie le pneu de la roue de secours. Quelques jours plus tard, le Rhin est franchi. 
D'un fleuve l'autre: après avoir traversé le Reich moribond, la 2éme DB atteint le Danube le 1er mai. Le 4, ultimes faits d'armes, ce sont Delcourt et ses hommes qui s'emparent du Kehlsteinhaus, le «nid d'aigle» d'Adolf Hitler à Berchtesgaden. Au soir de cette mémorable journée, à l'écart des tablées d'hommes fiers d'exhiber leurs trophées, le lieutenant-colonel Delcourt sable le champagne en compagnie de Lee Miller, la belle photographe américaine, envoyée spéciale de Vogue.



Avec l'armistice du 8 mai prend fin la furieuse épopée. La haute autorité américaine supprime le port d'arme aux combattants qui se retrouvent désœuvrés. Le 21 juin 1945, toute la 2éme DB est rassemblée en forêt de Fontainebleau, sur l'ancien hippodrome, pour assister aux adieux de Leclerc qui part pour l'Indochine. Le général demande à Henri de l'accompagner mais Delcourt refuse poliment: à cinquante ans, il estime avoir suffisamment mérité de la Patrie. 
Démobilisé, il choisit de rentrer à Lille où il apprend le décès récent de sa mère. Après plusieurs mois d'inactivité passés à reprendre goût à la vie civile, Henri ouvre, rue de la Monnaie, un petit atelier de reliure où il travaille seul. Il y retrouve avec émotion les odeurs d'encre et de papier de sa jeunesse auxquelles s'ajoutent celles des vieux cuirs, chagrins pourpres et maroquins qui lui rappellent les lourds parfums d'Afghar.


Un soir de février 1949, une cliente inconnue pousse la porte de l'atelier et confie aux bons soins d'Henri l'édition originale d'une saison en enfer. L'ancien méhariste tombe immédiatement sous le charme de cette femme blonde aux lèvres belles qui ne refuse pas le thé qu'il lui propose. Elle s'appelle Jeanne Dormeval, elle a trente-sept ans et vient de divorcer du cinéaste Jacques Clairmont. Henri l'épouse en juin. Sans enfants, le couple voyage beaucoup, essentiellement en Afrique et en Asie. En août 1958, Jeanne et Henri visitent le nord de l'Inde. Le 2, ils embarquent à Patna dans le D.C. 3 qui doit les mener à Katmandou, au Népal. L'avion, pris dans une violente tempête, est déporté vers l'Himalaya et s'écrase dans le massif du Gosainthan. Parmi les dix huit occupants de l'appareil, seul un jeune Chinois parvient à échapper à la mort. Malgré les recherches, les corps de Jeanne et d'Henri Delcourt ne seront jamais retrouvés. Ils gisent toujours, glacés, sous l'immense désert blanc du Tibet. 

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