jueves, 13 de febrero de 2020

MONSIEUR VÉNUS par RACHILDE (EXTRAITS)

L'artiste se mit en face de sa nouvelle cliente et attira la lampe entre eux, au bord de la table. Ainsi placés, ils pouvaient se voir des pieds à la tête. Leurs regards se croisèrent. Raoule, comme éblouie, cligna des paupières derrière sa voilette.
Le frère de Marie Silvert était un roux, un roux très foncé, presque fauve, un peu ramassé sur des hanches saillantes, avec des jambes droites, minces aux chevilles.
Ses cheveux, plantés bas, sans ondulations ni boucles, mais durs, épais, se devinaient rebelles aux morsures du peigne. Sous son sourcil noir, assez délié, son œil était d'un sombre étrange, quoique d'une expression bête.
Il regardait, cet homme, comme implorent les chiens souffrants, avec une vague humidité sur les prunelles. Ces larmes d'animal poignent toujours d'une manière atroce. Sa bouche avait le ferme contour des bouches saines que la fumée, en les saturant de son parfum viril, n'a pas encore flétries. Par instant, ses dents s'y montraient si blanches à côté de ses lèvres si pourpres qu'on se demandait pourquoi ces gouttes de lait ne séchaient point entre ces deux tisons. Le menton, à fossette, d'une chair unie et enfantine, était adorable. Le cou avait un petit pli, le pli du nouveau-né qui engraisse. La main assez large, la voix boudeuse et les cheveux plantés drus étaient en lui les seuls indices révélateurs du sexe.
Raoule oubliait sa commande; une torpeur singulière s'emparait d'elle, engourdissant jusqu'à ses paroles.
Cependant elle se trouvait mieux, les pommes avec leurs jets de vapeur chaude ne l'incommodaient plus; et, de ces fleurs éparses dans les assiettes sales, il lui semblait même se dégager une certaine poésie.
L'accent ému, elle reprit:
—Voici, monsieur, il s'agit d'un bal costumé et j'ai pour habitude de porter des garnitures spécialement dessinées pour moi. Je serai en nymphe des eaux, costume Grévin, tunique de cachemire blanc pailleté de vert, avec des roseaux enroulés; il faut donc un semé de plantes de rivière, des nymphéas, des sagittaires, lentilles, nénuphars... Vous sentez-vous capable d'exécuter cela en une semaine?
—Je crois bien, madame, une œuvre d'art! répondit le jeune homme, souriant à son tour; puis, saisissant un crayon, il jeta des croquis sur une feuille de bristol.
—C'est cela, c'est cela, approuva Raoule, suivant des yeux. Des nuances très douces, n'est-ce pas? N'omettez aucun détail... Oh! le prix que vous voudrez!... Les sagittaires avec de longs pistils en flèche et les nymphéas bien roses, duvetés de brun.
Elle avait pris le crayon, pour rectifier certains contours; lorsqu'elle se pencha vers la lampe, un éclair jaillit du diamant qui fermait son pardessus. Silvert le vit et devint respectueux:
—Le travail, fit-il, me reviendra à cent francs, je vous donne la façon pour cinquante, je n'y gagne pas beaucoup, allez, madame.
Raoule sortit d'un portefeuille armorié trois billets de banque.
—Voici, dit-elle simplement, j'ai toute confiance en vous.
Le jeune homme eut un mouvement si brusque, un tel élan de joie, que, de nouveau, la blouse s'écarta. Au creux de sa poitrine, Raoule aperçut la même ombre rousse qui marquait sa lèvre, quelque chose comme des brins d'or filés, brouillés les uns dans les autres.
Mlle de Vénérande s'imagina qu'elle mangerait peut-être bien une de ces pommes sans trop de révolte.
—Quel âge avez-vous? interrogea-t-elle sans détacher les yeux de cette peau transparente, plus satinée que les roses de la guirlande.
—J'ai vingt-quatre ans, madame; et, gauchement, il ajouta: Pour vous servir.
La jeune femme eut un mouvement de tête, les paupières closes, n'osant regarder encore.
—Ah! vous avez l'air d'en avoir dix-huit... Est-ce drôle, un homme qui fait des fleurs... Vous êtes bien mal logé, avec une sœur malade, dans cette mansarde... Mon Dieu!... la lucarne doit vous éclairer si peu... Non! non! ne me rendez pas la monnaie... trois cents francs, c'est pour rien. A propos, mon adresse; écrivez: Mlle de Vénérande, 74, avenue des Champs-Élysées, hôtel de Vénérande. Vous me les apporterez vous-même. J'y compte, n'est-ce pas?
Sa voix était entrecoupée, elle éprouvait une grande lourdeur de tête.
Machinalement, Silvert ramassa une queue de pâquerette, il la roulait dans ses doigts et mettait, sans y prendre garde, une habileté de femme du métier à pincer juste le brin d'étoffe, pour lui donner l'apparence d'un brin d'herbe.
—Mardi prochain, c'est entendu, madame, j'y serai, comptez sur moi, je vous promets des chefs-d'œuvre... vous êtes trop généreuse!...
Raoule se leva; un tremblement nerveux la secouait tout entière. Avait-elle donc pris la fièvre chez ces misérables?
Ce garçon, lui, demeurait immobile, béant, enfoncé dans sa joie, palpant les trois chiffons bleus, trois cents francs!... Il ne songeait plus à ramener la blouse sur sa poitrine, où la lampe allumait des paillettes d'or.
—J'aurais pu envoyer ma couturière, avec mes instructions, murmura Mlle de Vénérande, comme pour répondre à un reproche intérieur et s'excuser vis-à-vis d'elle-même; mais, après avoir vu vos échantillons, j'ai préféré venir... A propos: ne m'avez-vous pas dit que vous étiez peintre? Est-ce de vous, ça?
D'un mouvement de tête, elle indiquait un panneau suspendu au mur, entre une loque grise et un chapeau mou.
—Oui, madame, fit l'artiste, soulevant la lampe.
D'un coup d'œil rapide, Raoule embrassa un paysage sans air, où rageusement cinq ou six moutons ankylosés paissaient du vert tendre, avec un tel respect des lois de la perspective, que, par voie d'emprunt, deux d'entre eux paraissaient posséder cinq pattes.
Silvert, naïvement, attendait un compliment, un encouragement.
—Étrange profession, reprit Mlle de Vénérande, sans plus s'occuper de la toile, car, enfin, vous devriez casser des pierres, ce serait plus naturel.
Il se mit à rire niaisement, un peu déconfit d'entendre cette inconnue lui reprocher d'user de tous les moyens possibles pour gagner sa vie; puis, pour répondre quelque chose:
—Bah! fit-il, ça n'empêche pas d'être un homme!
Et la blouse, toujours ouverte, laissait voir sur sa poitrine les frisons dorés.
Une douleur sourde traversa la nuque de Mlle de Vénérande. Ses nerfs se surexcitaient dans l'atmosphère empuantie de la mansarde. Une sorte de vertige l'attirait vers ce nu. Elle voulut faire un pas en arrière, s'arracher à l'obsession, fuir... Une sensualité folle l'étreignit au poignet... Son bras se détendit, elle passa la main sur la poitrine de l'ouvrier, comme elle l'eût passée sur une bête blonde, un monstre dont la réalité ne lui semblait pas prouvée.
—Je m'en aperçois! fit-elle, avec une hardiesse ironique.
Jacques tressaillit, confus. Ce que d'abord il avait cru être une caresse lui semblait maintenant un contact insultant.
Ce gant de grande dame lui rappelait sa misère.
Il se mordit la lèvre, et, cherchant à se donner un mauvais genre quelconque, il riposta:
—Ma foi! vous savez, on en a partout!
A cette énormité, Raoule de Vénérande éprouva une honte mortelle. Elle détourna la tête; alors, au milieu des lis, une face hideuse dans laquelle s'allumaient, sinistres, deux lueurs glauques, lui apparut: c'était Marie Silvert, la sœur.
Un instant sans broncher, Raoule tint ses yeux rivés à ceux de cette femme; puis, hautaine, saluant d'un imperceptible hochement de front, baissa sa voilette et sortit lentement, sans que Jacques, planté droit, sa lampe à la main, pensât à la reconduire.
—Qu'est-ce que tu dis de ça? fit-il, revenant à lui, alors que déjà la voiture de Raoule, gagnant les boulevards, roulait vers l'avenue des Champs-Élysées.
—Je dis, répondit Marie, se laissant, dans un ricanement, tomber sur la couche, dont l'éclat des lis rehaussait la malpropreté, je dis que si tu n'es pas un nigaud, notre affaire est bonne. Elle en tient, mon mignon!

Ni belle, ni jolie dans l'acception des mots, Raoule était grande, bien faite, ayant le col souple. Elle possédait de la vraie fille de race les formes délicates, les attaches fines, la démarche un peu altière, les ondulations qui, sous les voiles de la femme, révèlent l'annelure féline. Dès l'abord, sa physionomie, à l'expression dure, ne séduisait pas. Merveilleusement tracés, les sourcils avaient une tendance marquée à se rejoindre dans le pli impérieux d'une volonté constante. Les lèvres minces, estompées aux commissures, atténuaient d'une manière désagréable le dessin pur de la bouche. Les cheveux étaient bruns, tordus sur la nuque et concouraient au parfait ovale d'un visage teinté de ce bistre italien qui pâlit aux lumières. Très noirs, avec des reflets métalliques sous de longs cils recourbés, les yeux devenaient deux braises quand la passion les allumait.
Raoule tressauta, brusquement arrachée aux dépravations d'une pensée ardente; la voiture venait de s'arrêter dans la cour de l'hôtel de Vénérande.
—Tu reviens tard! mon enfant, fit une vieille dame, entièrement vêtue de noir qui descendait le perron, allant au-devant d'elle.
—Vous trouvez, ma tante? Quelle heure est-il donc?
—Mais, bientôt huit heures. Tu n'es pas habillée, tu ne dois pas avoir dîné. M. de Raittolbe, pourtant, viendra te chercher pour te conduire à l'Opéra, ce soir.
—Je n'irai pas, j'ai changé d'avis.
—Tu es malade?
—Troublée, voilà tout. J'ai vu tomber un enfant sous un omnibus, rue de Rivoli. Il me serait impossible de dîner, je t'assure... Comme si les accidents d'omnibus devaient se passer dans la rue!
Mme Élisabeth se signa.
—Ah! j'oubliais... ma tante. Venez avec moi. Faites interdire la porte, j'ai à vous parler sur un sujet qui vous plaira davantage: une bonne œuvre. J'ai mis la main sur une bonne œuvre...
Elles traversèrent toutes les deux les immenses appartements de l'hôtel.
Il y avait des salons d'un aspect tellement sombre qu'on n'y pénétrait pas sans avoir le cœur un peu serré. L'antique construction possédait deux pavillons en retour, flanqués d'escaliers arrondis comme ceux du château de Versailles. Les fenêtres, à croisillons étroits, descendaient toutes jusqu'au parquet, montrant, derrière la légèreté des mousselines et des guipures, d'énormes balcons de fer forgé agrémentés d'arabesques bizarres. Devant ces balcons s'étendait, coupée par la grille d'entrée, une mosaïque de plantes essentiellement parisiennes, de ces plantes aux verdures de tons neutres résistant à l'hiver, qui forment des bordures si justes, que l'œil le plus exercé ne saurait se heurter à un seul brin d'herbe dépassant. Les murs gris semblaient s'ennuyer, les uns en présence des autres, et cependant, un enchanteur, pour vexer une dévote, en retournant ces façades blasonnées, aurait causé plus d'une surprise aux manants égarés dans la noble avenue. Ainsi la chambre à coucher de la nièce, aile droite, et celle de la tante, aile gauche, mises subitement à ciel ouvert, eussent fait pâmer d'aise un amateur d'oppositions picturales.
La chambre de Raoule était capitonnée de damas rouge et lambrissée, aux pourtours, de bois des îles sertis de cordelières de soie. Une panoplie d'armes de tous genres et de tous pays, mises à la portée d'un poignet féminin par leurs exquises dimensions, occupait le panneau central. Le plafond, gondolé aux corniches, était peint de vieux motifs rococos sur fond azur-vert.
Du milieu descendait un lustre en cristal de Carlsruhe, une girandole de liserons avec leurs feuilles lancéolées et irisées de couleurs naturelles. Une couche moelleuse était placée en travers du grand tapis de Vison qui s'étendait sous le lustre, et le bateau de ce lit, en ébène sculpté, supportait des coussins dont l'intérieur et les plumes avaient été imprégnés d'un parfum oriental embaumant toute la pièce.
Quelques tableaux entre glaces, d'assez libres allures, s'accrochaient aux capitons des murailles. Il y avait, faisant face à la table de travail tout encombrée de papiers et de lettres ouvertes, une académie masculine n'ayant aucune espèce d'ombre le long des hanches. Un chevalet, dans un coin, et un piano, près de la table, complétaient cet ameublement profane.
La chambre de Mme Élisabeth, chanoinesse de plusieurs ordres, était tout entière d'un gris d'acier désolant le regard.
Sans tapis, le parquet bien ciré vous glaçait les talons, et le Christ amaigri, pendu près d'un chevet sans oreiller, contemplait un plafond peint de brumes comme un ciel du Nord.
Il y avait quelque vingt ans que Mme Élisabeth habitait l'hôtel de Vénérande, en compagnie de sa nièce, restée orpheline à l'âge de cinq ans. Jean de Vénérande, dernier rejeton de sa race, avait, en sortant de ce monde, formulé le vœu que l'enfant, né de la mort, qu'il laissait après lui, fût élevé par sa sœur dont les qualités lui avaient toujours inspiré une profonde estime. Élisabeth était alors une vierge de quarante printemps, pleine de vertus, confite en dévotion, passant dans la vie comme sous les arceaux d'un cloître, perdue dans une perpétuelle méditation, usant le bout de son index à répéter les signes de croix qui permettent de puiser largement au trésor des indulgences plénières, et s'occupant fort peu, rare qualité de dévote, du salut des voisins. Son roman était simple. Elle le racontait aux jours solennels, dans ce style onctueux que le mysticisme invétéré prête aux natures passives. Elle avait eu une passion chaste, une passion en Dieu; elle avait aimé ingénument un pauvre poitrinaire, le comte de Moras, un homme expirant tous les matins. Elle avait peut-être pressenti les félicités nuptiales et les joies maternelles, mais une inoubliable catastrophe avait tout brisé au dernier moment: le comte de Moras avait été rejoindre ses ancêtres, muni des sacrements de l'Église. Dans l'exaspération de sa douleur, la fiancée n'effeuilla pas les roses de l'hymen, ne déchira pas son voile blanc; elle vint chercher au pied de la croix rédemptrice un époux immortel. Sa religiosité douce n'en demandait pas plus!... Les portes du couvent allaient s'ouvrir pour elle quand survint la mort de Jean de Vénérande. Mme Élisabeth fit taire son cœur et se consacra désormais à la tutelle de Raoule.
Vers ce moment trouble de l'existence de l'enfant, quand elle se forme, une mère aurait eu de graves préoccupations pour son avenir. Cette petite fille volontaire brisait tous les raisonnements qu'on lui opposait avec des réponses pleines d'une désinvolture épicurienne. Elle apportait à la réalisation d'un caprice une ténacité effrayante et charmait les institutrices par l'explication lucide qu'elle donnait de ses folies. Son père avait été un de ces débauchés épuisés que les œuvres du marquis de Sade font rougir, mais pour une autre raison que celle de la pudeur. Sa mère, une provinciale pleine de sève, très robuste de constitution, avait eu les plus naturels et les plus fougueux appétits. Elle était morte d'un flux de sang quelque temps après ses couches. Peut-être son mari l'avait-il suivie au tombeau, victime aussi d'un accident qu'il avait provoqué, car l'un de ses vieux serviteurs disait qu'en trépassant il s'accusait de la fin prématurée de sa femme.
Mme Élisabeth, chanoinesse, ignorante de la vie des êtres matérialistes, s'occupa de développer beaucoup chez Raoule les aspirations mystiques; elle la laissa raisonner, lui parla souvent de son dédain pour l'humanité fangeuse en termes très choisis et lui fit atteindre ses quinze ans dans la solitude la plus complète.
A l'heure des initiations sensuelles, la tante Élisabeth, la chanoinesse, n'aurait jamais pu croire que son baiser de prude ne suffisait plus aux secrètes ardeurs de la vierge confiée à ses soins religieux.
Un jour, Raoule, courant les mansardes de l'hôtel, découvrit un livre; elle lut, au hasard. Ses yeux rencontrèrent une gravure, ils se baissèrent, mais elle emporta le livre... Vers ce temps, une révolution s'opéra dans la jeune fille. Sa physionomie s'altéra, sa parole devint brève, ses prunelles dardèrent la fièvre, elle pleura et elle rit tout à la fois. Mme Élisabeth, inquiète, craignant une maladie sérieuse, appela les médecins. Sa nièce leur défendit sa porte. Pourtant, l'un d'eux, très élégant de sa personne, spirituel, jeune, fut assez adroit pour se faire admettre auprès de la capricieuse malade. Elle le pria de revenir et il n'y eut, d'ailleurs, pas d'amélioration dans son état.
Élisabeth recourut aux lumières de ses confesseurs. On lui conseilla le véritable spécifique:—Mariez-la! lui répondit-on.
Raoule éclata de colère quand sa tante entama un chapitre sur le mariage.
Le soir de ce jour-là, pendant le thé, le jeune docteur, causant dans l'embrasure d'une croisée avec un vieil ami de la maison, disait, montrant Raoule:
—Un cas spécial, monsieur. Quelques années encore, et cette jolie créature que vous chérissez trop, à mon avis, aura, sans les aimer jamais, connu autant d'hommes qu'il y a de grains au rosaire de sa tante. Pas de milieu! Ou nonne, ou monstre! Le sein de Dieu ou celui de la volupté! Il vaudrait peut-être mieux l'enfermer dans un couvent, puisque nous enfermons les hystériques à la Salpétrière! Elle ne connaît pas le vice, mais elle l'invente!
Il y avait dix ans de cela, au moment où commence cette histoire..., et Raoule n'était pas nonne.....
Durant la semaine qui suivit sa visite chez Silvert, Mlle de Vénérande fit de fréquentes sorties, n'ayant d'autre but que la réalisation d'un projet formé dans le parcours de la rue de la Lune à son hôtel. Elle en avait fait la confidence à sa tante, et celle-ci, après des objections timides, en avait, comme toujours, référé aux cieux. Raoule lui décrivit, d'une manière détaillée, la misère de l'artiste. Quelle pitié ne serait point émue à l'aspect du taudis de Jacques? Comment pourrait-il travailler là-dedans, avec sa sœur presque infirme? Alors Élisabeth avait promis de les recommander à la Société de Saint-Vincent-de-Paul et d'envoyer des dames de charité aussi titrées que secourables.
—Ouvrons notre bourse, ma tante, s'était écriée Raoule, exaltée par sa propre audace. Faisons une aumône royale, mais faisons-la dignement! Mettons ce peintre qui a du talent (ici Raoule avait eu un sourire) dans un milieu vraiment artistique. Qu'il puisse gagner son pain sans avoir la honte de l'attendre de nous. Assurons-lui tout de suite l'avenir. Qui sait si, plus tard, il ne nous le rendra pas au centuple!
Raoule parlait avec chaleur.
—Il faut, se dit tante Élisabeth, que ma nièce ait rencontré de bien belles dispositions chez ces malheureux pour qu'elle daigne s'animer de la sorte... elle, si froide. Voilà peut-être le moyen de la ramener à la piété!...
Car tante Élisabeth n'était pas sans savoir que son neveu, comme elle appelait souvent Raoule quand elle lui voyait prendre des leçons d'escrime ou de peinture, manquait absolument de la foi qui conduit aux saintes destinées. Seulement la chanoinesse avait, de son côté, trop de monde, trop de race, trop de parchemin dans le caractère, pour douter une seconde de la pureté corporelle et morale de sa descendante. Une Vénérande ne pouvait être que vierge. On citait des Vénérande qui avaient gardé cette qualité durant plusieurs lunes de miel. Ce genre de noblesse, bien qu'il ne fût pas héréditaire dans la famille, obligeait donc entièrement la jeune femme.
—Dès demain, avait enfin conclu Raoule, je cours Paris pour organiser un atelier. Les meubles seront placés la nuit; il est inutile de faire parler de nous, la moindre ostentation serait un crime, et mardi, quand il viendra m'apporter ma garniture de bal, tout sera prêt... Ah! c'est dans ces occasions, ma tante, que notre fortune est intéressante!...
—Je t'abandonne, ma chérie, le céleste bénéfice de ta charité! déclara tante Élisabeth. N'épargne rien: autant tu sèmeras sur terre, autant tu récolteras là-haut!
Amen! riposta Raoule,—et la blasée eut un regard de mauvais ange à l'adresse de la chanoinesse ravie.
Huit jours après, Mlle de Vénérande, belle, d'une beauté excessivement originale sous son costume de nymphe des eaux, faisait une entrée à sensation au bal de la duchesse d'Armonville. Flavien X..., le journaliste à la mode, dit deux mots discrets au sujet de ce costume étrange et, bien que Raoule n'eût pas d'amies intimes, elle s'en découvrit quelques-unes, ce soir-là, qui la supplièrent de leur indiquer la demeure de son habile fleuriste.
Raoule s'y refusa.


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«Viens, avait écrit la fille avec des fautes d'orthographe et de l'encre bleue. Viens! chère femme de ton petit Jacques... Je me languis sans toi... nous avons fini les trois cents francs, et j'ai été obligé de faire vendre par Marie un pot qui avait un serpent dessus. C'est triste de se voir si vite abandonné quand on a goûté le ciel... Tu me comprends, n'est-ce pas? Je crois que je vais tomber malade. Pour ma sœur, elle tousse toujours.
«Ton amour jusqu'à plus soif,
«JACQUES.»      



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—Vous me damnez, Raoule, répétait l'homme, jeune encore, de physionomie brune à la slave, mais éclairée d'une vivacité toute parisienne. Oui! vous me damnez, en admettant que je puisse avoir déjà mérité le ciel... Rire n'est pas répondre... Je vous affirme qu'une femme ne vit pas sans amour, et vous savez que j'entends par amour l'union des âmes dans l'union des êtres. Je suis franc. Je n'entortille jamais une phrase sensée de jolies fadeurs, comme on entoure de confitures un remède amer... Je vous déclare ça brusquement, d'une façon hussarde, et, quand j'aperçois le fossé, je ne m'attarde pas à effeuiller des marguerites. Hop! je presse l'éperon et vous envoie toute la charge, Raoule de Vénérande, mon cher ami! ne vous mariez pas, soit! mais prenez un amant: c'est nécessaire à votre santé.
—Bravo! monsieur de Raittolbe! Je parie même que ma santé ne sera vraiment tout à fait florissante que si l'amant est un officier de hussards, brun, ayant le parler franc, le regard effronté, le ton autoritaire, hein?

—Vous vous ennuyez, baron? interrogea Raoule, rentrant souriante dans la serre.
—Mademoiselle, riposta de Raittolbe au comble de l'impatience, vous êtes un agréable monstre, mais l'étude du fauve n'a de charmes réels qu'en Algérie... Alors je vous fais mes adieux, ce soir; demain matin, je mets à la voile pour Constantine. Vous tienne l'étrier qui voudra. Pour moi, je ne tiens plus.
—Ah! ah! il me semblait cependant que vous m'aviez offert, tout à l'heure, votre nom!...
De Raittolbe serra les poings.
—Quand on pense que j'ai donné ma démission pour chasser le tigre! continua-t-il ne l'écoutant même pas.
—... Que vous m'avez très carrément demandée en légitime mariage!...
—... Pour chasser le tigre dans le parc de Vénérande, un tigre affublé d'une amazone...
—... Sans passer par ma tante et les lois de l'étiquette, monsieur!
—... Je me trouve grotesque, mademoiselle!
—C'est mon avis, ajouta philosophiquement Raoule.
Le baron de Raittolbe resta court. Ils se regardèrent un instant, puis se mirent à rire aux éclats.
Enhardi, le jeune homme s'empara des mains de la jeune femme; ils allèrent s'asseoir sur un divan de la serre, un magnolia derrière leurs épaules.
—Écoutez, l'amour sincère ne peut jamais être grotesque. Raoule, je vous aime sincèrement.
Il se pencha. Ses prunelles, un peu moqueuses, s'emplirent d'une humidité qu'un simple effort des nerfs de la face y faisait monter, et non la tendresse dont il voulait l'entretenir, puis il lui baisa les doigts un à un, s'arrêtant pour la regarder entre chaque caresse.
—Raoule... je vous ai abandonné mon cœur... je ne m'en irai pas sans vous le reprendre, et comme je l'ai placé très près du vôtre, j'espère que vous vous tromperez... deux cœurs de garçon, deux cœurs de hussard doivent être du même rouge... Rendez-moi le votre... gardez le mien... Dans un mois, nous chasserons ensemble de vrais lions dans une véritable Afrique.
—J'accepte! répondit Raoule.
Et son regard sombre, qui ne savait pas pleurer, eut une tristesse morne.
—Vous acceptez, quoi?... fit de Raittolbe la poitrine oppressée.
La jeune femme, avec une dignité suprême, repoussa ses mains tendues.
—De vous avoir pour amant, mon cher, vous ne serez pas le premier et je suis honnête homme!...
—Je le savais, répliqua doucement de Raittolbe; à présent, je crois que je vous adore!
Le soir, le jeune officier dîna à l'hôtel de Vénérande. Il fut pour la tante Élisabeth le plus courtois des chevaliers. Il développa une tirade sur la dévotion qui aveugle la femme sur les misères humaines et l'élève au-dessus de la terre impure. Tante Élisabeth avoua que les hussards étaient de bons enfants. En prenant congé, de Raittolbe glissa un mot à l'oreille de Raoule.
—J'attends...
—Demain, murmura-t-elle, hôtel Continental. Mon coupé brun entrera par la porte de gauche vers dix heures du matin.
—Il suffit.
Et le viveur se retira calmé.
Le lendemain, le coupé brun fut commandé vers dix heures et Raoule se jeta dans la voiture avec une gaieté fébrile. Certes, il en serait ainsi, elle se l'était juré et puisqu'il se trouvait, au demeurant, mieux que les autres, il l'amuserait peut-être davantage. Une erreur des sens n'est pas l'épanouissement d'une âme, et la beauté d'une forme humaine n'est pas capable d'inspirer le désir de s'attacher à elle par une éternité de folie.
Elle chantait en boutonnant ses gants. La glace du coupé lui renvoyait son image, son corsage ruisselant de dentelles allait bien, elle se sentait femme jusqu'au plaisir.
—Mademoiselle veut-elle entrer? dit le cocher se penchant à la vitre au bout d'une course rapide.
—Non! Arrêtez, quand je serai descendue vous entrerez par la porte de gauche et m'y attendrez jusqu'au soir!...
La voix de Raoule était devenue sifflante. Elle descendit, avisa un fiacre stationnant, s'y précipita:
—Notre-Dame-des-Champs, boulevard Montparnasse! dit-elle pendant que l'autre voiture, vide, se dirigeait, selon ses ordres, vers la porte, à gauche.
Durant tout le chemin, elle n'y avait pas songé et, une fois en présence du sacrifice, le corps, qui ne s'appartenait plus, venait de se révolter. Raoule avait cédé sans aucune contestation.
L'atelier du boulevard Montparnasse lui parut lugubre en arrivant, mais dans le fond s'ouvrait la chambre à coucher toute bleue comme un coin du ciel, Marie Silvert se retira dès que Raoule en eut dépassé le seuil.
—Tiens, fit-elle, nous allons régler nos petites affaires après déjeuner. Ce sera chaud, je t'en réponds, drôlesse!
Mlle de Vénérande, pour s'isoler, détacha les portières épaisses.
—Jacques! appela-t-elle durement.
Il se mit la figure dans son traversin, ne voulant pas croire à cet excès d'infamie.
—Je n'ai pas écrit la lettre! cria-t-il, je vous l'assure, je n'aurais pas osé. D'ailleurs, je veux m'en aller, je suis malade. On me rend malade pour me forcer à rester dans ce lit... Marie est capable de tout, je la connais! Vous!... je ne peux pas vous souffrir!...
Son énergie épuisée, il reglissa au plus profond de ses couvertures, se repliant sur lui-même comme un animal battu.
—Bien vrai? demanda Raoule, secouée par un frisson délicieux.
—Oui, bien vrai!
Il remonta au jour sa tête ébouriffée, tandis que son admirable teint de blond prenait une nuance rose.
—Alors, pourquoi l'avoir laissé partir, cette lettre?
—Je ne savais pas, moi! Marie me certifiait que j'avais la fièvre, sa fièvre. Elle m'a donné une drogue et j'ai eu le délire toutes les nuits, elle disait que c'était de la quinine; je l'aurais bien retenue, seulement la poigne m'a manqué. Ah! vous pouvez le remballer votre atelier de malheur! Dieu de Dieu!...
Essoufflé, il essaya de s'asseoir sur son séant, ce qui fit que Raoule s'aperçut d'une chose étrange: il avait une chemise de femme, une chemise garnie d'un feston.
—C'est elle aussi qui t'arrange de la sorte? dit Raoule en touchant le feston sur son cou.
—Vous croyez que j'ai du linge? Il y a longtemps que mes lambeaux sont loin. J'avais froid, on m'a collé ça sur la peau... Est-ce que je sais si c'est une chemise de femme, moi!...
—Oui, c'en est une, Jacques!
Ils s'envisagèrent un instant, se demandant s'il fallait rire de l'aventure.
Marie cria du fond de l'atelier:
—Je vais mettre deux couverts, n'est-ce pas?...
Alors, acquiesçant à tout pour avoir la paix dans sa honte qui commençait à la griser, Raoule de Vénérande ferma la porte au verrou pendant que Jacques se décidait à rire de bon cœur. Puis elle revint, hésitante, vers le lit. Il avait un rire d'enfant très doux et bête à ravir, un rire plein de grâces, provocant, vous donnant de mauvais frissons. Elle ne cherchait pas à s'expliquer la force émanant de cette bêtise, elle s'en laissait envelopper comme le noyé se laisse envelopper par la vague après ses dernières luttes et s'abandonne pour toujours au courant. Elle écarta un peu la draperie bleue afin de mettre en lumière la tête du jeune homme.
—Tu es malade? fit-elle machinalement.
—Je ne le suis plus, puisque je vous vois!... répondit-il d'un air vainqueur.
—Veux-tu me faire un plaisir, Jacques?
—Tous les plaisirs, mademoiselle!
—Eh bien! tais-toi. Je ne viens pas ici pour t'entendre.
Il se tut, assez vexé, se disant que le compliment sans doute n'avait pas paru neuf à cette renchérie. Les femmes du vrai monde sont gênantes dans l'intimité, et, pour un début, il tâtonnait beaucoup trop, il en avait conscience.
—Je vais dormir! déclara-t-il tout à coup, ramenant son drap jusqu'à son nez.
—C'est cela! Dors, murmura Mlle de Vénérande. Sur la pointe des pieds, elle alla faire glisser les stores, puis alluma une veilleuse dont le cristal dépoli laissa tomber une nuée dans l'atmosphère.
De temps en temps, Jacques levait les cils, et ces choses discrètement accomplies par cette femme svelte, toute noire, lui donnaient une confusion atroce.
Enfin, elle se rapprocha tenant une petite boîte d'écaille à la main.
—Je t'ai apporté, dit-elle avec un sourire maternel, un remède qui ne ressemble pas du tout à la quinine de ta sœur. Tu vas le prendre pour dormir plus vite!...
Elle mit son bras autour de sa tête et une cuiller de vermeil à portée de sa bouche.
—Soyons sage!... fit-elle en plongeant son regard sombre dans le sien.
—Je ne veux pas! déclara-t-il d'un accent de colère.
Il se souvenait maintenant d'avoir acheté sur les quais, en un jour de liesse, un méchant livre de vingt-cinq centimes, intitulé: Les exploits de la Brinvilliers, et c'était toujours avec une idée d'empoisonnement qu'il pensait aux amours des grandes dames. Son cerveau, un peu affaibli, se retraça, tout de suite, une tentative criminelle faite par une cagoule de velours sur un monsieur déshabillé. Il vit le monsieur repoussant une tasse d'un geste tordu. Raoule voulait sûrement se débarrasser de lui, il y a des créatures qui ne reculent devant rien quand elles se croient compromises! Aussi, Jacques posa-t-il le poing en avant, prêt à l'écraser à son premier mouvement offensif. Pour toute réponse, Raoule mordit du bout des dents au contenu de sa cuiller.
—Je ne suis pas un nourrisson! fit-il désorienté. On n'a pas besoin de me mâcher les morceaux!
Et il avala sans sourciller ce remède verdâtre, au goût de miel. Raoule s'assit sur le rebord du lit tenant ses deux mains et lui souriant d'un sourire à la fois heureux et navré.
—Mon amour, murmura-t-elle si bas que Jacques entendait comme on entend du fond d'un abîme, nous allons nous appartenir dans un pays étrange que tu ne connais point.
Ce pays est celui des fous, mais il n'est pourtant pas celui des brutes... Je viens te dépouiller de tes sens vulgaires pour t'en donner d'autres plus subtils, plus raffinés. Tu vas voir avec mes yeux, goûter avec mes lèvres. Dans ce pays, on rêve, et cela suffit pour exister. Tu vas rêver, et, tu comprendras alors, quand tu me reverras, dans ce mystère, tout ce que tu ne comprends pas quand je te parle ici!
Va! je ne te retiens plus et j'unis mon cœur à tes plaisirs!...
Jacques, la tête renversée, tâchait de ressaisir ses mains. Il croyait rouler, peu à peu, dans une ondée de plumes. Les rideaux prenaient des contours fluides et les glaces de la chambre, se multipliant, lui renvoyaient mille fois la silhouette d'une femme noire, immense, planant comme un génie carbonisé qu'on précipite de toute la hauteur des cieux. Il tendait tous ses muscles, raidissait tous ses membres, voulant revenir, malgré lui, à la dépouille vulgaire qu'on lui retirait, mais il s'enfonçait de plus en plus. Le lit avait disparu, son corps aussi. Il tournoyait dans le bleu, il se transformait en un être semblable au génie planant. Il avait cru tomber d'abord, et, au contraire, il se trouvait bien au-dessus de ce monde. Il avait, sans explication possible, la sensation orgueilleuse de Satan qui, tombé du Paradis, domine pourtant la terre et a, en même temps, le front sous les pieds de Dieu, les pieds sur le front des hommes!
Il lui paraissait vivre ainsi depuis de longs siècles, avec la femme noire, lui, tout resplendissant d'une nudité lumineuse.
A son oreille, bruissait les chants d'un amour étrange n'ayant pas de sexe et procurant toutes les voluptés. Il aimait avec des puissances terribles et la chaleur d'un soleil ardent. On l'aimait avec des ivresses effrayantes et une science si exquise que la joie renaissait au moment de s'éteindre.
L'espace, devant eux s'ouvrait infini, toujours bleu, toujours miroitant...; là-bas, dans le lointain, une sorte d'animal étendu les contemplait d'un air grave.....
Jacques Silvert ne sut jamais comment il fit, à cet instant de bonheur presque divin, pour se lever. En revenant à lui, il se trouva debout, le talon posé nerveusement sur le crâne du grand ours qui lui servait de descente de lit. Il avait les yeux égarés dans une glace de Venise et la chambre était très silencieuse. Derrière la portière, une voix demanda:
—Voulez-vous dîner, mademoiselle?
Jacques aurait certifié qu'il n'y avait pas une minute qu'on avait demandé: Voulez-vous déjeuner?...
Il s'habilla à la hâte, mouilla ses tempes avec une éponge imbibée de vinaigre de toilette et balbutia:
—Où est-elle? Je ne veux pas qu'elle s'en aille!
—Me voici, Jacques! répondit-on. Je ne t'ai pas quitté, car tu avais encore le délire.
Raoule parut, soulevant la draperie qui masquait la salle de bain. Elle était toujours svelte, très noire. Ses doigts rattachaient à son cou le fermoir d'un collier.
—Ce n'est pas vrai? cria Jacques frémissant. Je n'ai pas eu le délire. Je n'ai pas rêvé! Pourquoi me mens-tu?
Raoule lui prit les épaules et le fit fléchir sous une impérieuse pression.
—Pourquoi Jacques Silvert me tutoie-t-il? Le lui ai-je permis?
—Oh! je suis brisé! répéta Jacques essayant de se redresser. On ne se moque pas ainsi d'un homme quand il est malade, Raoule! Je ne vous tutoierai plus... Raoule! je t'aime!... Ah! je crois que je vais mourir!...
Divaguant, affolé, il se cacha dans les bras de Raoule.
—Est-ce que c'est fini? ajouta-t-il en pleurant, est-ce que c'est tout à fait fini?...
—Je te répète que tu as... rêvé. Voilà tout.
Et elle le repoussa, gagnant l'atelier sans vouloir en entendre davantage.
—Mademoiselle est servie! déclara Marie Silvert lui tirant une révérence comme si rien ne devait étonner cette fille. Raoule alla vers la table, sur laquelle fumait un plat, et déposa, à côté d'une serviette roulée, une pile de pièces d'or.
—C'est son couvert, je crois? dit-elle d'un ton très calme et en regardant Marie qui ne bronchait pas.
—Oui, je vous ai mis l'un devant l'autre.
—C'est bien, répliqua Raoule de la même voix indifférente, je vous souhaite, à tous les deux, le meilleur des appétits!
Et elle sortit, en remettant son gant.

De Raittolbe, finissant par comprendre que Mlle de Vénérande avait simplement envoyé au rendez-vous du Continental une voiture vide, allait se retirer après neuf heures d'une attente rageuse quand, du côté de la porte de droite, un fiacre fit irruption; Raoule en descendit la voilette baissée, un peu inquiète, tâchant de voir sans être vue.
Le baron se précipita, stupéfait de cette audace.
—Vous! exclama-t-il. C'est trop fort! Une voiture jaune au lieu d'une voiture brune, et par la porte de droite au lieu de celle de gauche. Que signifie une semblable mystification?
—Rien ne doit vous étonner, puisque je suis femme, répondit Raoule riant d'un rire nerveux. Je fais tout le contraire de ce que j'ai promis. Quoi de plus naturel?
—Oui, en effet, quoi de plus naturel! On torture un pauvre soupirant, on lui donne à supposer des choses horribles, comme un accident, une trahison, un repentir tardif, une scène de famille ou une mort subite, puis on lui dit tranquillement: Quoi de plus naturel? Raoule, vous mériteriez la salle de police. Moi qui croyais que Mlle de Vénérande était la loyauté poussée jusqu'à l'extravagance! Ah! je suis furieux!!
—Vous allez me reconduire chez moi, dit la jeune femme, ne perdant pas son sourire. Nous dînerons sans ma tante, qui se livre à une foule de dévotions nocturnes, ces temps-ci, et en dînant je vous expliquerai...
—... Parbleu! Vous vous êtes moquée de moi. J'en suis sûr.
—Montez d'abord, je vous jure de tout éclaircir ensuite, car je mérite ma réputation de loyauté, mon cher. Je pourrais vous cacher la situation, je ne vous cacherai rien. Qui sait! (et elle eut une expression tellement amère qu'elle apaisa de Raittolbe). Qui sait si mon histoire ne vaudra pas ce que vous n'avez pas eu aujourd'hui!
Il monta dans le coupé brun, très boudeur, la moustache hérissée, les yeux ronds comme un dompteur intimidé par son élève.
Durant le trajet, il n'entama aucune discussion; l'histoire lui paraissait même peu nécessaire puisqu'il allait dîner sous le toit de Raoule. Il savait que chez elle, et il n'était pas seul à le savoir, la nièce de Mme Élisabeth demeurait une vierge inattaquable, une sorte de déesse se permettant tout du haut d'un piédestal qu'on n'osait point renverser. Il marchait donc au supplice sans le moindre enthousiasme. Raoule rêvait, les paupières mi-closes, regardant, à travers la nuit qu'elle faisait autour d'elle, une chose très blanche, ayant tous les contours d'un corps humain.
Arrivée à l'hôtel, elle fit porter une table servie dans sa bibliothèque, et, pendant qu'on mettait aux mains d'un esclave de bronze une lampe étrusque, elle s'assit sur un divan, en priant le baron d'attirer pour lui un fauteuil capitonné, cela si gracieusement, que de Raittolbe se sentit très capable d'étrangler son amphitryon avant de toucher au potage.
Les mets, une fois disposés sur deux servantes garnies de réchauds, Raoule déclara qu'on n'avait plus besoin de valet de chambre.
—Nous serons régence, n'est-ce pas? dit-elle.
—Comme vous voudrez! gronda le baron d'un ton sourd.
Un feu vif flambait dans la cheminée blasonnée de la pièce qui, toute tendue de tapisseries à personnages, transportait ses hôtes à quelques siècles en arrière, au temps où le souper du roi émergeait du sol dès qu'il frappait le sol de la poignée de son épée. Un panneau représentait Henri III distribuant des fleurs à ses mignons. Près de Raoule se dressait le buste d'un Antinoüs couronné de pampres, ayant des yeux d'émail luisants de désirs.
Le long des reliures sombres des livres étagés par centaines, voltigeaient des noms profanes, Parny, Piron, Voltaire, Boccace, Brantôme, et, au centre des ouvrages avouables, s'ouvraient les battants d'un bahut incrusté d'ivoire qui recélait, entre ses rayons doublés de velours pourpre, les ouvrages inavouables.
Raoule prit une aiguière et se versa une coupe d'eau pure.
—Baron, dit-elle d'un accent où frémissait à la fois une gaieté forcée et une passion contenue, je vais m'enivrer, je vous préviens, car mon récit ne peut pas être fait d'une manière raisonnable, vous ne le comprendriez pas!
—Ah! très bien! murmura de Raittolbe, alors je vais tâcher de conserver toute ma raison, moi!
Et il vida dans un hanap ciselé un flacon de sauterne. Ils s'examinèrent un moment. Pour ne pas éclater de colère, de Raittolbe fut obligé de se dire que Mlle de Vénérande avait le plus beau des masques de Diane chasseresse.
Quant à Raoule, elle ne voyait pas son vis-à-vis. L'ivresse dont elle parlait lui emplissait déjà les prunelles, ses prunelles injectées d'or.
—Baron, dit-elle brusquement, je suis amoureux!
De Raittolbe fit un soubresaut, posa son hanap et riposta d'un ton étranglé:
—Sapho!... Allons, ajouta-t-il avec un geste ironique, je m'en doutais. Continuez, monsieur de Vénérande, continuez, mon cher ami!
Raoule eut, au coin des lèvres, un pli dédaigneux.
—Vous vous trompez, monsieur de Raittolbe; être Sapho, ce serait être tout le monde! Mon éducation m'interdit le crime des pensionnaires et les défauts de la prostituée. J'imagine que vous me mettez au-dessus du niveau des amours vulgaires. Comment me supposez-vous capable de telles faiblesses? Parlez sans vous inquiéter des convenances..., je suis ici chez moi.
L'ex-officier des hussards essayait de tordre sa fourchette. Il voyait bien, en effet, qu'il s'était laissé choir la tête la première dans l'antre du sphinx. Il s'inclina gravement.
—Où diable avais-je l'esprit? Ah! mademoiselle, pardonnez-moi. J'oubliais le Homo sum de Messaline!
—Il est certain, monsieur, reprit Raoule haussant les épaules, que j'ai eu des amants. Des amants dans ma vie comme j'ai des livres dans ma bibliothèque, pour savoir, pour étudier... Mais je n'ai pas eu de passion, je n'ai pas écrit mon livre, moi! Je me suis toujours trouvée seule, alors que j'étais deux. On n'est pas faible, quand on reste maître de soi au sein des voluptés les plus abrutissantes.
Pour présenter mon thème psychologique sous un jour plus... Louis XV, je dirai qu'ayant beaucoup lu, beaucoup étudié, j'ai pu me convaincre du peu de profondeur de mes auteurs, classiques ou autres!
A présent, mon cœur, ce fier savant, veut faire son petit Faust... il a envie de rajeunir, non pas son sang, mais cette vieille chose qu'on appelle l'amour!
—Bravo! fit de Raittolbe, convaincu qu'il allait assister à une évocation magique et voir une sorcière s'élancer du bahut mystérieux. Bravo! je vous aiderai, si je puis! Prêt à toute heure, vous savez! Moi aussi, je suis fatigué de cet éternel refrain qui accompagne des procédés fort usés. Mon petit Faust, je bois à une invention nouvelle et ne demande qu'à payer le brevet. Sacrebleu! Un amour tout neuf! Voilà un amour qui me va! Pourtant, une simple réflexion, Faust. Il me semble que chaque femme doit, à ses débuts, penser qu'elle vient de créer l'amour, car l'amour n'est vieux que pour nous, philosophes! Il ne l'est pas encore pour les pucelles! Hein? Soyons logiques!
Elle eut un mouvement d'impatience.
—Je représente ici, dit-elle en enlevant d'un réchaud une timbale d'écrevisses, l'élite des femmes de notre époque. Un échantillon du féminin artiste et du féminin grande dame, une de ces créatures qui se révoltent à l'idée de perpétuer une race appauvrie ou de donner un plaisir qu'elles ne partageront pas. Eh bien! j'arrive à votre tribunal, députée par mes sœurs, pour vous déclarer que toutes nous désirons l'impossible, tant vous nous aimez mal.
—Vous avez la parole, mon cher avocat, appuya de Raittolbe, s'animant sans rire. Seulement je déclare, moi, ne pas vouloir être juge et partie. Mettez donc votre discours à la troisième personne: Tant ils nous aiment mal...
—Oui, continua Raoule, brutalité ou impuissance. Tel est le dilemme. Les brutaux exaspèrent, les impuissants avilissent et ils sont, les uns et les autres, si pressés de jouir qu'ils oublient de nous donner, à nous, leurs victimes, le seul aphrodisiaque qui puisse les rendre heureux en nous rendant heureuses: l'Amour!...
—Tiens! interrompit de Raittolbe, hochant le front. L'amour aphrodisiaque pour l'amour! Très joli! J'approuve... La cour est de votre avis!
—Dans l'antiquité, poursuivit l'impitoyable défenderesse, le vice était sacré parce qu'on était fort. Dans notre siècle, il est honteux parce qu'il naît de nos épuisements. Si on était fort, et si, de plus, on avait des griefs contre la vertu, il serait permis d'être vicieux, en devenant créateur, par exemple. Sapho ne pouvait pas être une fille, c'était bien plutôt la vestale d'un feu nouveau. Moi, si je créais une dépravation nouvelle, je serais prêtresse, tandis que mes imitateurs se traîneraient, après mon règne, dans une fange abominable... Ne vous paraît-il point que les hommes orgueilleux, en copiant Satan, sont bien plus coupables que le Satan de l'Écriture qui invente l'orgueil? Satan n'est-il pas respectable par sa faute même, sans précédent et émanant d'une réflexion divine?...
Raoule, surexcitée par une émotion poignante, s'était levée, sa coupe remplie d'eau pure à la main. Elle avait l'air de porter un toast à l'Antinoüs penché sur elle.
De Raittolbe se leva aussi, en remplissant son hanap de champagne glacé. Plus ému qu'un hussard ne l'est d'habitude, après son dixième verre, mais plus courtois que ne l'eût été un viveur en pareil cas, il s'écria:
—A Raoule de Vénérande, le Christophe Colomb de l'amour moderne!...
Puis, se rasseyant:
—Avocat, venez au fait, car je sais que vous êtes amoureux, et j'ignore pourquoi vous m'avez trahi!...
Raoule reprit douloureusement:
—Amoureux fou! Oui! Déjà, je prétends élever un autel à mon idole, quand j'ai l'assurance de ne jamais être compris!... Hélas! une passion contre nature qui est en même temps un véritable amour peut-elle devenir autre chose qu'une affreuse folie?...
—Raoule, dit le baron de Raittolbe avec effusion, je suis persuadé, certainement, que vous êtes folle. Mais j'espère vous guérir. Racontez-moi le reste, et apprenez-moi comment, sans imiter Sapho, vous êtes amoureux d'une jolie fille quelconque?
Le visage pâle de Raoule s'enflamma.
—Je suis amoureux d'un homme et non pas d'une femme! répliqua-t-elle, tandis que ses yeux assombris se détournaient des yeux brillants de l'Antinoüs. On ne m'a pas aimée assez pour que j'aie pu désirer reproduire un être à l'image de l'époux... et on ne m'a pas donné assez de jouissances pour que mon cerveau n'ait pas eu le loisir de chercher mieux...
...J'ai voulu l'impossible... je le possède... C'est-à-dire non, je ne le posséderai jamais!...
Une larme, dont la clarté humide devait avoir ravi des lueurs aux Edens d'antan, coula sur la joue de Raoule. Quant à de Raittolbe, il ouvrit les bras et les agita en signe de complet désespoir.
—Elle est amoureux d'un... hom...me! Dieux immortels! s'exclama-t-il, prenez pitié de moi! Je crois que ma cervelle s'écroule!
Il y eut un moment de silence; puis, très lentement, très naturellement, Raoule lui raconta sa première entrevue avec Jacques Silvert, de quelle façon le caprice avait pris les proportions d'une passion fougueuse, et de quelle façon elle avait acheté un être qu'elle méprisait comme homme et adorait comme beauté. (Elle disait: beauté, ne pouvant pas dire: femme.)
—Un homme de ce calibre peut-il exister? balbutia le baron abasourdi, entraîné dans une région inconnue où l'interversion semblait être le seul régime admis.
—Il existe, mon ami, et ce n'est pas même un hermaphrodite, pas même un impuissant, c'est un beau mâle de vingt et un ans, dont l'âme aux instincts féminins s'est trompée d'enveloppe.
—Je vous crois, Raoule, je vous crois! et vous ne serez pas sa maîtresse? demanda encore le viveur, persuadé que l'aventure ne devait pas avoir d'autre issue.
—Je serai son amant, répondit Mlle de Vénérande, qui buvait toujours de l'eau pure et émiettait des macarons.
De Raittolbe, cette fois, partit d'un formidable éclat de rire.
—... Le procédé pour lequel je suis prêt à payer un brevet! dit-il.
Un regard sévère l'arrêta.
—Avez-vous jamais nié l'existence des martyrs chrétiens, de Raittolbe?
—Ma foi non! J'ai toujours eu autre chose à faire, ma chère Raoule!
—Niez-vous la vocation de la vierge qui prend le voile?
—Je me rends à l'évidence. Je possède une cousine charmante aux Carmélites de Moulins.
—Niez-vous la possibilité d'être fidèle à une épouse infidèle?
—Pour moi, oui, pour un de mes meilleurs camarades, non! Ah! ça, cette carafe d'eau est donc enchantée? Vous me faites peur avec vos questions.
—Eh bien! mon cher baron, j'aimerai Jacques comme un fiancé aime sans espoir la fiancée morte!
Ils avaient achevé de dîner. Ils repoussèrent la table, qu'un domestique vint enlever discrètement; puis, côte à côte, ils s'étendirent sur le divan, ayant chacun une cigarette turque à la bouche.
De Raittolbe ne pensait pas à la robe de Raoule, et Raoule ne s'occupait pas du tout des moustaches du jeune officier.
—Ainsi, vous l'entretiendrez? interrogea le baron d'un ton très dégagé.
—Jusqu'à me ruiner! Je veux qu'elle soit heureuse comme le filleul d'un roi!
—Tâchons de nous entendre! Si je suis le confident en titre, mon cher ami, adoptons il ou elle, afin que je ne perde pas le peu de bon sens qui me reste.
—Soit: Elle.
—Et la sœur?
—Une servante, rien de plus!
—Si l'ancien fleuriste a eu des amourettes, elle pourra en avoir de nouvelles?...
—... Le haschich...
—Diable! Cela se complique. Et si, par extraordinaire, le haschich ne suffisait pas?
—Je la tuerais!
Sur ce mot, de Raittolbe alla prendre un livre, au hasard, et éprouva le besoin étrange de se faire une lecture à haute voix. Tout à coup, les fumées du champagne aidant, il lui sembla voir Raoule, vêtue du pourpoint de Henri III, offrant une rose à l'Antinoüs. Ses oreilles bourdonnèrent, ses tempes battirent; puis, s'étranglant sur les lignes qui dansaient devant lui, il débita des énormités à faire dresser les cheveux à tous les hussards de France.
—Taisez-vous! murmura Mlle de Vénérande rêveuse. Laissez-moi donc la chasteté de mes pensées quand je pense à elle!
De Raittolbe se secoua. Il vint serrer la main de Raoule.
—Adieu, fit-il doucement. Si je ne me suis pas brûlé la cervelle, demain matin nous irons la voir ensemble.
—Votre amitié triomphera, mon ami. Du reste, on ne peut pas aimer d'amour Raoule de Vénérande!...
—C'est juste! répliqua de Raittolbe.
Et il sortit très vite parce que le vertige s'emparait de son imagination.
Avant de regagner sa chambre à coucher, Raoule se rendit chez sa tante. Celle-ci, courbée sur un prie-dieu monumental, récitait l'oraison de la Vierge:
—Souvenez-vous, ô très douce Vierge Marie qu'on n'a jamais entendu qu'aucun de ceux qui ont eu recours à vous aient été délaissés...
—Lui a-t-on jamais demandé la grâce de changer de sexe? songea la jeune femme, embrassant la vieille dévote en soupirant.


Ce jour-là, le baron de Raittolbe, qui, depuis le retour de Raoule, n'avait pas mis les pieds à l'hôtel, se présenta. Très grave, très réservé, il remit aux mains de la tante des cartes d'entrée pour l'enceinte du pesage sans qu'un seul instant son regard affrontât celui de la nièce. Raoule abandonna le nouveau roman qu'elle lisait et, tendant sa belle main:
—Baron, dit-elle, j'ai obtenu de notre chère chanoinesse une invitation en règle pour votre architecte, vous savez M. Martin Durand.
—Mon architecte?... ah! oui, j'y suis... celui que j'ai rencontré dans un cercle artistique; un garçon d'avenir... il a concouru avec honneur pour la dernière Exposition universelle... Mais, mademoiselle, je n'ai jamais demandé...
—Je sais que vous n'avez pas insisté, interrompit Raoule d'une voix brève, pourtant je l'ai fait, moi... Votre ami (elle appuya sur ce titre) sera des nôtres avec M. Jacques Silvert, le peintre que nous avons été voir ensemble, boulevard Montparnasse.
Les figures de déesses qui ornaient le plafond s'en fussent détachées que de Raittolbe n'eût pas manifesté plus grande surprise. Cette fois, il regarda Raoule et forcément Raoule le regarda—deux éclairs s'échangèrent. Sans comprendre pourquoi la jeune femme n'avait pas répondu à sa lettre, ni pourquoi Jacques allait être «officiellement» des leurs, le baron pressentait une catastrophe.
—Je vous remercie pour ces messieurs, fit-il, tortillant sa moustache, je vous remercie; Jacques Silvert est un charmant camarade, Martin Durand, homme du monde accompli; leur ouvrir son salon, mesdames, c'est anticiper sur leur gloire future!
—Enfin, soupira Mme Elisabeth, vous me rassurez, mais ils ont des noms affreux, j'aurai peine à m'y habituer.
On causa quelque temps courses, Raoule discuta les chances des différentes écuries avec de Raittolbe, puis, celui-ci voulant prendre congé:
—A propos, baron, s'écria Raoule, très enjouée, connaissez-vous le nouveau pistolet Devisme?
—Non.
—Un chef-d'œuvre!
—Vous en avez un? riposta le baron qui ne voulait pas reculer.
—Passons par la salle de tir, répondit-elle, se levant à son tour, je veux vous le faire essayer.
Une vieille dame, vêtue de violet, dont le manteau laissait dépasser une croix de nacre, entrait en ce moment. Dame Élisabeth, toute ravie de ne plus avoir à parler des deux roturiers dont les noms l'horripilaient, vint à sa rencontre.
—Madame de Chailly, ah! que je suis heureuse, ma bonne présidente. Nous avons tant de choses à nous dire: imaginez-vous que le père Stéphane de Léoni est en route; il vient prêcher notre retraite d'automne!
Elle parlait avec la volubilité affairée des dévotes oisives.
—Tant mieux! conclut Raoule, ironique, laissant retomber la portière et disparaissant suivie du baron.
Plus fébrile qu'il n'eût voulu le paraître, celui-ci garda un silence absolu tant qu'ils furent dans les corridors sombres de l'hôtel.
La salle de tir était une espèce de terrasse voûtée, que Mlle de Vénérande, véritable maîtresse de la maison, avait fait disposer pour cet usage.
Arrivé là, le baron feignit d'examiner les panoplies, puis:
—Je ne vois pas le fameux pistolet? hasarda-t-il, rompant ce silence plein de menaces.
Raoule répondit en indiquant un siège; puis très pâle, mais sans que sa voix trahît la colère:
—Nous avons à causer...
—A causer... de messieurs les artistes?
—Oui, Martin Durand doit être la garantie de Jacques Silvert. D'ici à huit jours, il faut qu'ils aient fait connaissance. Occupez-vous de cette affaire, moi je n'en ai pas le temps.
—Ah!... voilà qui s'appelle une mission délicate, Raoule; si je m'en charge, ne m'attirerai-je pas les reproches de votre tante?
—Il a été une époque où la tante ne comptait pas pour vous, de Raittolbe.
—Diable! mais à l'époque dont vous parlez, Raoule, j'espérais devenir le mari de la nièce!
—Aujourd'hui, vous en êtes le plus intime camarade. Chacun admet que vous en usiez vis-à-vis de ma tante avec la liberté d'un commensal. Vous êtes de plus le mentor de mon cousin René. Ces jeunes gens sont de son âge, présentez-les lui... Enfin, arrangez-vous.
—Il suffit, répondit de Raittolbe s'inclinant.
Une minute, ces deux camarades s'examinèrent comme deux ennemis avant le combat.
Il était clair pour de Raittolbe que Raoule lui dissimulait quelque chose; il était clair pour Raoule que de Raittolbe se sentait coupable.
—Vous avez revu Jacques? demanda enfin le baron, affectant la plus complète indifférence.
Mlle de Vénérande jouait avec un pistolet chargé à poudre, et ce fut avec une non moins complète indifférence qu'elle visa l'ex-officier au cœur et tira. Un nuage de fumée les sépara.
—Très bien, fit-il sans sourciller; si vous vous étiez trompée d'arme, j'étais un homme mort.
—Oui, car je tirais à bout portant. C'est peut-être d'ailleurs un avant-goût de la réalité; ne vous croyez-vous pas destiné, mon cher, à mourir par le feu?
—Hum! un officier démissionnaire, c'est peu probable!
Malgré tout l'empire qu'il avait sur lui, de Raittolbe réprima difficilement un tressaillement nerveux. Ces mots: par le feu! le troublaient.
—J'ai revu Jacques, reprit Mlle de Vénérande, il est... indisposé, Marie le soigne, et je crois que lorsqu'il sera remis, ce «petit manant» se mariera.
—Hein! fit le baron, sans votre permission?
—Mlle Silvert épouse M. Raoule de Vénérande, cela vous étonne? Pourquoi cet air effaré?
—Oh! Raoule! Raoule!... C'est impossible! c'est monstrueux! c'est... c'est révoltant même! Vous! épouser ce misérable? Allons donc!!
Raoule, de ses prunelles ardentes, fixait le baron terrifié.
—Ne serait-ce que pour avoir le droit de le défendre contre vous, monsieur! s'écria-t-elle, ne pouvant contenir sa rage de lionne.
—Contre moi!
Alors, n'y tenant plus, de Raittolbe marcha droit à l'effrayante créature:
—Mademoiselle, vous oubliez, en m'insultant, que je ne puis vous traiter comme Jacques Silvert, il faudrait du sang pour effacer vos paroles... Quelle réparation allez-vous m'offrir?
Elle sourit, dédaigneuse:
—Rien! monsieur, rien... Seulement, je vous ferai remarquer que vous vous accusez avant que je ne pense à le faire moi-même.
—Nom d'un tonnerre! éclata le baron, hors de lui et oubliant qu'il était en présence d'une femme, vous vous rétracterez.
—J'ai dit, monsieur, riposta Raoule, que je le défendrai contre vous. Vous ne nierez point, j'espère, l'avoir frappé?
—Non! je ne le nie point... vous a-t-il expliqué pourquoi?
—Vous l'avez touché...
—Est-ce que ce jeune vaurien serait en diamant fondu? Est-ce que la main d'un honnête homme se posant sur son bras pour appuyer, d'un geste affectueux, une trop bonne parole, lui peut produire un effet tel qu'il tombe en pamoison! Ah! ça, suis-je fou, moi, et serait-il, lui, l'être raisonnable?
—Je l'épouse, répéta Mlle de Vénérande.
—Faites! pourquoi m'y opposerais-je, après tout? Épousez-le, Raoule, épousez-le.
Et de Raittolbe, comme ployant sous la honte d'avoir été mêlé à pareilles intrigues, se laissa retomber sur son siège.
—Ah! que n'avez-vous un père ou un frère, bégaya-t-il, tordant sous ses doigts la lame d'un fleuret.
L'acier cassa net et l'un des éclats vint frapper Raoule au poignet. Sous la dentelle, une goutte de sang perla:
—L'honneur est satisfait, déclara Mlle de Vénérande avec un rire sourd.
—Je commence, au contraire, à croire, repartit brutalement le baron, que l'honneur n'a rien à voir dans nos actes. J'abandonne la partie, mademoiselle, ajouta-t-il, et me décharge au profit de qui voudra du soin dangereux de présenter ici l'Antinoüs du boulevard Montparnasse.
Raoule hocha le front:
—Vous en avez peur?
—Taisez-vous... au lieu de penser à salir les autres, ayez plutôt pitié de vous-même et de lui!...
—Eh bien, monsieur de Raittolbe, j'exige cependant que vous m'obéissiez!
—La raison?
—Je veux vous voir tous les deux, face à face, dans mon salon; il le faut, sinon je garderai un soupçon éternel.
—Triple folle!... je n'obéirai pas...
Raoule vers lui tendait ses mains jointes, dont la peau transparente était maculée d'un peu de sang:
—De Raittolbe, l'être que vous avez frappé comme le plus vil des animaux, lorsque vous le saviez lâche et sans vigueur, moi je l'ai déchiré de mes propres ongles; j'ai tellement torturé ses malheureux membres, où chacun de vos coups creusait sa meurtrissure, qu'il a crié... on est venu et j'ai dû, moi, Raoule, céder devant l'indignation de sa sœur. Jacques n'est plus qu'une plaie, c'est notre œuvre; ne m'aiderez-vous pas à réparer ce crime!
Jusqu'aux fibres les plus secrètes, le baron se sentait remué. Raoule était capable de tout, il le savait et ne doutait pas une minute qu'elle eût pu arriver à une pareille exaltation.
—C'est horrible! horrible, murmura-t-il, nous sommes indignes de l'humanité... Que ce soit la lâcheté ou l'amour qui ait paralysé Jacques, nous ne devions pas, nous, des natures pensantes, nous laisser aller ainsi à l'emportement. Nous ne devions voir en lui qu'un être irresponsable.
Raoule ne put s'empêcher d'avoir un mouvement de rage.
—Vous viendrez, fit-elle, je le veux! mais souvenez-vous que je vous hais et qu'à l'avenir je vous défends de le regarder comme un ami.
Le baron ne releva pas cette allusion, qui peut-être demandait une nouvelle goutte de sang.
—Votre tante est-elle instruite de ce mariage? interrogea-t-il d'un ton plus calme.
—Non, répliqua Raoule, je compte sur vos conseils pour l'y amener; du reste, il aura lieu... Marie Silvert l'exige.
Et, avec une amertume navrante:
—Je vous avoue l'immensité de ma chute, n'abusez pas de mon aveu, monsieur de Raittolbe.
—Puis-je quelque chose du côté de la sœur, Raoule? voulez-vous que je la signale à la police? ajouta de Raittolbe, gentilhomme jusqu'au bout.
—Non, rien, rien... le scandale est inévitable, cette créature est la petite pierre qui brise l'effort de la puissante roue d'acier. Je l'ai humiliée, elle se venge... Hélas! je croyais que pour une fille l'argent était tout, mais je me suis aperçue qu'elle avait, comme la descendante des Vénérande, le droit d'aimer.
—Aimer! mon bleu! Raoule, vous me faites frémir.
—Je n'ai pas besoin de vous dire qui, n'est-ce pas?
Ils se turent, l'âme remplie d'un grand déchirement.
Ils se voyaient à terre tous les deux et sentaient leur poitrine oppressée par le pied d'un ennemi invisible.
—Raoule, murmura doucement de Raittolbe, si vous le vouliez bien, nous pourrions échapper au gouffre, vous, en ne revoyant plus Jacques, moi, en ne reparlant jamais à Marie. Une heure de folie n'est pas l'existence entière; unis par nos égarements, nous pourrions l'être aussi par notre réhabilitation; Raoule, croyez-moi, revenez à vous-même... vous êtes belle, vous êtes femme, vous êtes jeune. Raoule, pour être heureuse suivant les lois de la sainte nature, il ne vous manque que de n'avoir jamais connu ce Jacques Silvert: oublions-le.
De Raittolbe ne parlait plus de Marie: il disait: oublions-le. Raoule, sombre, eut un geste de désespoir:
—J'aime toujours irrésistiblement, fit-elle d'une voix lente; que cette passion aboutisse au ciel ou à l'enfer, je ne veux pas m'en préoccuper. Quant à vous, de Raittolbe, vous avez de trop près vu mon idole pour que je puisse vous pardonner: je vous hais!
—Adieu, Raoule, dit le baron, tendant vers elle sa main large. Adieu! moi, je vous plains.
Elle ne bougea pas. Alors il lui prit le poignet qu'il serra avec une réelle affection; mais, en sortant de la salle d'escrime, il vit le long de ses doigts qu'il regantait une légère trace sanglante.
Il se rappela tout de suite l'incident du fleuret brisé; cependant, une sorte de terreur superstitieuse s'empara de lui: l'officier de hussards eut un frisson dont il ne fut pas le maître.

Un à un, les invités défilèrent devant le marquis, plus étonné qu'eux du mandat qu'il venait de recevoir; puis, quand il n'y eut plus que de Raittolbe, M. de Sauvarès lui prit le bras.
—Allons-nous-en, mon cher, dit-il avec un éclat de rire moqueur; cette maison est décidément transformée en tombeau.
Le chasseur préposé à la garde du vestibule éteignit les lustres, et, bientôt, dans les salons déserts, par tout l'hôtel, avec le silence, régna l'obscurité profonde.
Après avoir fait glisser le verrou du cabinet de toilette, Raoule s'était dépouillée de ses vêtements avec une orgueilleuse colère.
—Enfin! avait-elle dit, quand la robe de damas aux chastes reflets était tombée à ses pieds impatients.
Elle prit une petite clef de cuivre, ouvrit un placard dissimulé dans la tenture et en tira un habit noir, le costume complet, depuis la botte vernie jusqu'au plastron brodé. Devant la glace, qui lui renvoyait l'image d'un homme beau comme tous les héros de roman que rêvent les jeunes filles, elle passa sa main, où brillait l'alliance, dans ses courts cheveux bouclés. Un rictus amer plissa ses lèvres estompées d'un imperceptible duvet brun.
—Le bonheur, ma tante, fit-elle froidement, est d'autant plus vrai qu'il est plus fou; si Jacques ne se réveille pas du sommeil sensuel que j'ai glissé dans ses membres dociles, je serai heureuse malgré votre malédiction.
Elle s'approcha d'une portière de velours, la souleva d'un geste fébrile, et, la poitrine palpitante, s'arrêta.
Du seuil, le décor était féerique. De ce sanctuaire païen érigé au sein des splendeurs modernes, émanait un vertige subtil, incompréhensible, qui eût galvanisé n'importe quelle nature humaine. Raoule avait raison... l'amour peut naître dans tous les berceaux qu'on lui prépare.
L'ancienne chambre à coucher de Mlle de Vénérande, arrondie aux angles, avec un plafond en forme de coupole, était tendue de velours bleu, lambrissée de satin blanc rehaussé d'or et de cannelures en marbre.
Un tapis, dessiné d'après les indications de Raoule, recouvrait le parquet de toutes les beautés de la flore orientale. Ce tapis, fait de laine épaisse, avait des couleurs tellement vives et des reliefs si accusés, qu'on aurait pu croire marcher dans quelque parterre enchanté.
Au centre, sous la veilleuse retenue par quatre chaînes d'argent, la couche nuptiale avait les contours du vaisseau primitif qui portait Vénus à Cythère. Une profusion d'amours nus accroupis au chevet soulevaient de toute la force de leurs poings la conque capitonnée de satin bleu. Sur une colonne en marbre de Carrare, la statue d'Eros, debout, l'arc au dos, soutenait de ses bras arrondis d'amples rideaux de brocart d'Orient, retombant en plis voluptueux tout autour de la conque, et, du côté du chevet, un trépied en bronze portait un brûle-parfums étoilé de pierres précieuses où se mourait une flamme rose dégageant une vague odeur d'encens. Le buste de l'Antinoüs aux prunelles d'émail faisait face au trépied. Les fenêtres avaient été reconstruites en ogive et grillées comme les fenêtres de harems, derrière des vitraux de nuances adoucies.
L'unique ameublement de la chambre était le lit. Le portrait de Raoule, signé Bonnat, s'accrochait aux tentures, tout entouré de draperies blasonnées. Sur cette toile, elle portait un costume de chasse du temps de Louis XV et un lévrier roux léchait le manche du fouet que tenait sa main magnifiquement reproduite.
Jacques était étendu sur le lit; par une coquetterie de courtisane qui attend l'amant d'une minute à l'autre, il avait repoussé les couvertures ouatées et le moelleux édredon. Au reste, une vivifiante chaleur régnait dans la chambre bien close.
Raoule, les pupilles dilatées, la bouche ardente, s'approcha de l'autel de son dieu, et dans son extase:
—Beauté, soupira-t-elle, toi seule existes; je ne crois plus qu'en toi.
Jacques ne dormait pas: il se souleva doucement sans quitter sa pose indolente; sur le fond d'azur des courtines, son buste souple et merveilleux de forme se détachait rose comme la flamme du brûle-parfums.
—Alors, pourquoi voulais-tu jadis la détruire, cette beauté que tu aimes? répondit-il dans un souffle amoureux.
Raoule vint s'asseoir sur le bord de la couche et prit à pleines mains la chair de ce buste cambré.
—Je punissais une trahison involontaire cette nuit-là; songe à ce que je ferais si jamais tu me trahissais réellement.
—Écoute, cher maître de mon corps, je te défends de rappeler le soupçon entre nos deux passions, il me fait trop peur..... Pas pour moi! ajouta-t-il, riant de son adorable rire d'enfant, mais pour toi.
Il posa sa tête soumise sur les genoux de Raoule.
—C'est bien beau, ici, murmura-t-il, avec un regard reconnaissant. Nous allons y être très heureux.
Raoule, du bout de son index, caressait ses traits réguliers et suivait l'arc harmonieux de ses sourcils.
—Oui, nous y serons heureux et il ne faut pas quitter ce temple de longtemps, pour que notre amour pénètre chaque objet, chaque étoffe, chaque ornement de caresses folles, comme cet encens pénètre de son parfum toutes les tentures qui nous enveloppent. Nous avions décidé un voyage, nous n'en ferons pas; je ne veux pas fuir l'impitoyable société dont je sens grandir la haine pour nous. Il faut lui montrer que nous sommes les plus forts, puisque nous nous aimons...
Elle pensait à sa tante... Jacques pensait à sa sœur.
—Eh bien, dit-il résolument, nous resterons. D'ailleurs, j'achèverai mon éducation de mari sérieux; dès que je saurai me battre, j'essaierai de tuer le plus méchant de tes ennemis.
—Voyez-vous cela, madame de Vénérande, tuer quelqu'un!
Il se renversa d'un mouvement gracieux jusqu'à son oreiller:
—Il faut bien qu'elle demande à tuer quelqu'un, puisque le moyen de mettre quelqu'un au monde lui est absolument refusé.
Ils ne purent s'empêcher de rire aux éclats; et, dans cette gaieté à la fois cynique et philosophe, ils oublièrent la société impitoyable qui avait prétendu, en quittant l'hôtel de Vénérande, qu'elle quittait un tombeau.
Peu à peu, la gaieté insolente se calma. Son rictus ne déforma plus leurs deux bouches qui s'unissaient. Raoule attira le rideau jusqu'à elle, plongeant le lit dans une demi-obscurité délicieuse, au sein de laquelle le corps de Jacques avait des reflets d'astre.
—J'ai un caprice, dit-il, ne parlant plus qu'à voix basse.
—C'est le moment des caprices, répondit Raoule, mettant un genou sur le tapis.
—Je veux que tu me fasses une vraie cour, comme, à pareille heure, peut en faire un époux quand c'est un homme de ton rang.
Et il se tordait, câlin, dans les bras de Raoule, rejoints sous sa taille nue.
—Oh! oh! fit-elle, retenant ses bras, alors je dois être très convenable?
—Oui... tiens, je me cache, je suis vierge...
Et, avec une vivacité de pensionnaire qui vient de lancer une malice, Jacques s'enveloppa de ses draps; un flot de dentelles retomba sur son front et ne laissa plus entrevoir que la rondeur de son épaule, qui semblait être, ainsi voilée, l'épaule large d'une femme du peuple, admise par hasard dans le lit d'un riche viveur.
—Vous êtes bien cruelle, fit Raoule, écartant le rideau.
—Mais non, dit Jacques, ne pensant pas qu'elle commençait déjà le jeu. Non, non, je ne suis pas cruel, je te dis que je veux m'amuser, là... J'ai de la gaieté plein le cœur, je me sens tout ivre, tout aimant, tout plein de désirs fous. Je veux user de ma royauté, je veux te faire crier de rage et remordre mes plaies comme lorsque tu me déchirais par jalousie. Je veux être féroce à ma manière, moi aussi.
—N'y a-t-il pas assez de nuits que j'attends et demande aux songes les voluptés que tu me refuses? continua Raoule debout et le couvant de ce regard sombre, dont la puissance avait doté l'humanité d'un monstre de plus.
—Tant pis, riposta Jacques, mettant sur sa lèvre pourpre le bout de sa langue humide, je me moque un peu de tes songes, la réalité sera meilleure après, je te supplie de commencer tout de suite, ou je me fâche.
—Mais c'est le martyre le plus atroce que tu puisses m'imposer, reprit la voix frémissante de Raoule, qui avait l'intonation grave du mâle: attendre quand j'ai la félicité suprême à ma portée; attendre quand tu ne sais pas encore combien je suis fier de te tenir en mon pouvoir; attendre quand j'ai tout sacrifié pour avoir le droit de te garder à mes côtés, jour et nuit; attendre quand le bonheur inouï serait de t'écouter seulement me dire: «Je suis bien le front sur ton sein, je veux dormir là.» Non, non, tu n'auras pas ce courage!
—Je l'aurai, déclara Jacques, sincèrement dépité de voir qu'elle ne se prêtait pas à la comédie sans en avoir le bénéfice voluptueux. Je te répète que c'est un caprice.
Raoule tomba sur les genoux, les mains jointes, ravie de le voir dupe lui-même, et par habitude, de la supercherie qu'il implorait, sans se douter qu'elle l'employait dans son langage passionné depuis vingt minutes.
—Oh! tu es d'une méchanceté? je te trouve tout à fait détestable, fit Jacques énervé.
Raoule s'était reculée, la tête rejetée en arrière.
—Parce que je ne puis te voir sans devenir fou, dit-elle, se trompant à son tour; parce que ta divine beauté me fait oublier qui je suis et me donne des transports d'amant; parce que je perds la raison devant tes nudités idéales... Et, qu'importe à notre passion délirante le sexe de ses caresses? Qu'importent les preuves d'attachement que peuvent échanger nos corps? Qu'importe le souvenir d'amour de tous les siècles et la réprobation de tous les mortels?... Tu es belle... Je suis homme, je t'adore et tu m'aimes!
Jacques avait compris enfin qu'elle lui obéissait. Il se leva sur un coude, les yeux pleins d'une joie mystérieuse.
—Viens!... dit-il dans un frisson terrible, mais n'ôte pas cet habit, puisque tes belles mains suffisent à enchaîner ton esclave... Viens.
Raoule se rua sur le lit de satin, découvrant de nouveau les membres blancs et souples de ce Protée amoureux qui, à présent, n'avait plus rien conservé de sa pudeur de vierge.
Durant une heure, ce temple du paganisme moderne ne retentit que de longs soupirs entrecoupés et du bruit rythmé des baiser; puis, tout à coup, un cri déchirant retentit, pareil au hurlement d'un démon qui vient d'être vaincu.
—Raoule, s'écria Jacques, la face convulsée, les dents crispées sur la lèvre, les bras étendus comme s'il venait d'être crucifié dans un spasme de plaisir, Raoule, tu n'es donc pas un homme? tu ne peux donc pas être un homme?
Et le sanglot des illusions détruites, pour toujours mortes, monta de ses flancs à sa gorge.
Car Raoule avait défait son gilet de soie blanche, et, pour mieux sentir les battements du cœur de Jacques, elle avait appuyé l'un de ses seins nus sur sa peau; un sein rond, taillé en coupe avec son bouton de fleur fermé qui ne devait jamais s'épanouir dans la jouissance sublime de l'allaitement. Jacques avait été réveillé par une révolte brutale de toute sa passion. Il repoussa Raoule, le poing crispé:
—Non! non! n'ôte pas cet habit, hurla-t-il, au paroxysme de la folie.
Une seule fois ils avaient joué sincèrement la comédie tous les deux, ils avaient péché contre leur amour, qui, pour vivre, avait besoin de regarder la vérité en face, tout en la combattant par sa propre force.

CHAPITRE XIV


Ils étaient restés en plein Paris pour lutter, pour braver. L'opinion publique, cette grande prude, se refusa au combat. On fit le vide autour de l'hôtel de Vénérande. Mme Silvert fut peu à peu rayée du clan des femmes recherchées; on ne lui ferma pas les portes, mais il y eut des audacieux qui ne repassèrent plus son seuil. Les fêtes d'hiver ne réclamèrent plus sa présence, on ne la consulta plus au sujet de la nouvelle pièce, du nouveau roman, des nouveautés de la mode. Ils allaient, Jacques et Raoule, beaucoup au théâtre, mais leur loge ne s'ouvrait jamais pour un ami; ils n'avaient plus d'amis, ils étaient les maudits de l'Eden, ayant derrière eux, non pas un ange brandissant un glaive flamboyant, mais une armée de mondains. L'orgueil de Raoule tint bon.
L'épisode de la tante, se rendant au couvent la nuit même de leurs noces, défrayait mainte conversation, et, comme personne n'avait plaint la chanoinesse, alors qu'elle ne menait pas l'existence de ses rêves, on la plaignit énormément lorsqu'elle eut réalisé son vœu le plus cher.
Quant à Marie Silvert, elle ne reparaissait pas. Dans une classe qui n'avait aucun rapport avec la société dont Raoule faisait partie, on savait seulement que certaine maison se fondait dans le genre tout à fait luxueux, et quelques habitués de ces sortes de maisons savaient qu'une Marie Silvert la dirigerait.
Tant il est vrai que les aumônes des saints ne sanctifient souvent pas ceux qui les reçoivent.
Rien pourtant ne transpirait dans l'entourage de Raoule; elle-même ignorait ce fait honteux. On la respectait, voilà tout. Et on se garait sur son passage, comme sur le passage d'une femme menacée par une prochaine catastrophe.
Un soir, Jacques et Raoule retardèrent, d'un accord tacite, l'heure du plaisir. Il y avait trois mois qu'ils étaient mariés, trois mois que chaque nuit les retrouvait s'étourdissant de caresses sous la coupole bleue de leur temple. Mais ce soir-là, près d'un feu mourant, ils causaient: on ne sait pas quel attrait il y a quelquefois dans l'agonie de la braise. Jacques et Raoule avaient besoin de causer l'un près de l'autre, sans transports féminins, sans cris voluptueux, en bons camarades qui se revoient après une longue absence.
—Qu'est donc devenu de Raittolbe? fit Raoule, lançant au plafond la fumée d'une cigarette turque.
—C'est vrai, murmura Jacques, il n'est pas poli!
—Tu sais que je n'en ai plus peur, fit Raoule en riant.
—Moi, cela m'amuserait de jouer à ton mari devant ses moustaches hérissées.
—Tiens! voyez-vous ce petit fat!.....
Elle ajouta gaiement:
—Veux-tu que nous lui offrions demain une tasse de thé..... nous n'irons pas à l'Opéra et nous ne lirons pas de vieux livres.
—Si tu n'y vois pas d'inconvénient.
—La lune de miel ne permet pas les surprises, madame, fit Raoule, portant à ses lèvres la main blanche de Jacques.
Celui-ci rougit et haussa les épaules dans un imperceptible mouvement d'impatience.
Le lendemain soir, le samovar fumait devant de Raittolbe qui n'avait pas fait d'objection à l'invitation de Raoule.
Les premières paroles échangées sentirent l'ironie de part et d'autre. Jacques frisa l'impertinence, Raoule la dépassa, de Raittolbe appuya fortement.
—Vous nous boudez, dit Jacques en lui offrant l'index, comme s'il y mettait de la condescendance.
—Le cher baron serait-il jaloux de notre bonheur? interrogea Raoule, se dressant comme un gentilhomme offensé.
—Mon Dieu! mon excellent ami, fit de Raittolbe, affectant la confusion et ne s'adressant qu'à Mme Silvert, je crains toujours les lubies des femmes nerveuses; si par hasard mon élève, et il désignait Jacques, s'était passé la fantaisie de démoucheter un de ses fleurets, vous comprenez.....
En prenant le thé, on échangea encore quelques allusions sanglantes.
—Vous savez que les Sauvarès, les René, les d'Armonville, jusqu'aux Martin Durand, nous fuient, lança Raoule entre deux mauvais rires de diable qui constate sa damnation.
—Ils ont tort..... Je prends sur moi de les remplacer avantageusement..... On a des amis intimes ou on n'en a pas, repartit de Raittolbe.
A dater de ce moment, il revint tous les mardis à l'hôtel de Vénérande. Les leçons d'escrime furent remises en vigueur; une fois même, Jacques alla, en compagnie du baron, essayer un cheval récemment acheté. Le mariage semblait avoir comblé tous les abîmes jadis ouverts sous les pieds de l'ex-officier de hussards.
Il traitait d'égal à égal avec Jacques, et, en le voyant bien campé sur sa selle, le cigare au coin de la bouche, l'œil hardi, il pensait:
—Peut-être tirerait-on un homme de cet argile..... si Raoule voulait.
Et il songeait à une réhabilitation possible, provoquée, en une minute d'oubli, par une vraie maîtresse que Raoule serait forcée de combattre avec la tactique féminine habituelle.
Au retour du Bois, Jacques désira visiter l'appartement de de Raittolbe. Ils poussèrent jusqu'à la rue d'Antin.
En pénétrant dans cet intérieur, Jacques fronça les narines.
—Oh! fit-il, ça sent rudement le tabac chez vous!
—Dame, mon cher mignon, objecta de Raittolbe, malicieux, je ne suis pas un apostat, moi! J'ai mes croyances, je les garde.
Soudain, Jacques eut une exclamation; il venait de reconnaître, un à un, tous les meubles de son ancien appartement du boulevard Montparnasse.
—Tiens, fit-il, je les avais laissés à ma sœur.
—Oui, elle me les a revendus; ce n'étaient cependant pas les amateurs qui manquaient, mais.....
—Quoi? interrogea le jeune homme intrigué.
—J'ai tenu à les avoir parce qu'ils sont autant de chapitres d'un roman vécu qu'il était inutile de voir publier un jour.
—Ah! vous êtes fort aimable! balbutia Jacques, en s'asseyant sur son ancien divan oriental.
Il n'avait trouvé que cette phrase banale pour remercier le baron de sa délicatesse. Celui-ci se mit à côté de lui.
—Ce temps est loin, n'est-il pas vrai, Jacques?
Et, cavalièrement, il lui frappait sur la cuisse.
—Qu'en savez-vous? murmura Jacques, laissant aller sa tête en arrière.
—Comment? Je pense bien que Mme Silvert nous donnera bientôt l'occasion de sucer quelques dragées. Pour ma part, j'en commanderai au kirsch, ne pouvant les avaler qu'au kirsch.
—Voyons, mauvais plaisant, vous allez vous taire?
—Hein? grogna de Raittolbe.
—Eh! oui, sans doute? Ne voulez-vous pas que j'accouche par-dessus le marché?
Le baron saisit au hasard un superbe narghilé de porcelaine et l'envoya se briser contre le mur.
—Mille millions de tonnerres! rugit-il, vous êtes donc empaillé, vous? Cependant, je n'ai pas eu la berlue certaine nuit.
—Bah! fit Jacques avec abandon, une mauvaise habitude est si tôt prise!
De Raittolbe se promenait de long en large.
—Jacques, dit-il, avez-vous envie d'essayer autre chose, sans que jamais votre bourreau femelle en sache rien?
—Peut-être...
Et Jacques eut un étrange sourire.
—Allez voir, au crépuscule, ce qui se passe chez votre sœur.
—Débauché! fit le mari de Raoule, secouant sa jolie tête rousse.
—Vous refusez?
—Non! je demande des explications.
—Oh! déclara de Raittolbe, plein d'une pudeur comique, je ne me charge pas de la réclame de ces maisons-là; elles sont toutes charmantes et savantes, voilà tout.
—Ce n'est pas assez.
—Fichtre! le canard décapité, alors? marmotta de Raittolbe furieux.
Jacques leva son œil étonné, pur comme un œil de vierge, sur le viveur à poil rude qui lui parlait.
—Que dites-vous, baron?...
—Ah! c'est drôle, morbleu! sacrebleu!
Et de Raittolbe s'étreignait les tempes; puis, il contempla ce visage fatigué, mais si délicat dans ses traits de blonde voluptueuse.
—Je ne puis pourtant pas vous raconter une histoire qu'ensuite vous irez répéter à notre fougueuse Raoule..., espèce de fille manquée.
—Non! je ne dirai rien..., racontez tout ce que vous voudrez... si c'est drôle.
Et, saisi d'une curiosité malsaine, Jacques oubliait à qui il avait affaire; confondant toujours les hommes dans Raoule et Raoule dans les hommes, il se leva et vint joindre ses mains sur l'épaule de de Raittolbe.
Un moment, son souffle parfumé effleura le cou du baron. Celui-ci frémit jusqu'aux moelles et se détourna, regardant la fenêtre qu'il eût bien voulu ouvrir.
—Jacques, mon petit, pas de séduction ou j'appelle la police des mœurs.
Jacques éclata de rire.
—Une séduction en veston de cheval? oh! quel vilain dépravé! Baron, vous êtes inconvenant, ce me semble!...
Mais le rire de Jacques était devenu nerveux.
—Eh! eh! je vous le paraîtrais moins si vous étiez en veston de velours!... eut la folie de répliquer de Raittolbe.
Jacques fit une moue. Quand il vit se plisser la bouche du monstre, de Raittolbe fit un bond jusqu'à la fenêtre:
—J'étouffe, râla-t-il.
Lorsqu'il revint auprès de Jacques, celui-ci se tordait sur le divan, dans un accès de rire inextinguible.
—Sortez, Jacques! fit-il, la cravache levée.
Puis, l'abaissant:
—Sortez, Jacques, reprit-il avec une voix presque défaillante, car cette fois vous pourriez vous faire tuer.
Jacques s'empara de son bras.
—Nous ne savons pas encore assez bien nous battre, fit-il, l'entraînant de force jusqu'à leurs chevaux, piaffant près du trottoir.
Ils dînèrent à l'hôtel de Vénérande, côte à côte, sans qu'aucune allusion à la scène de l'après-midi pût alarmer la confiance de Raoule.
Une nuit, Mme Silvert pénétra seule dans le temple azuré. Le lit de Vénus demeura vide, le brûle-parfums ne s'alluma pas, Raoule n'endossa point l'habit noir...
Jacques, sorti après le déjeuner pour assister à un assaut de maîtres en renom, n'était pas rentré.
Vers minuit, Raoule doutait encore de la possibilité d'une trahison. Machinalement, ses yeux se fixèrent sur l'amour soutenant le rideau; elle crut lui voir une expression moqueuse.
Elle sentit ses veines se glacer d'un effroi inconnu... Elle courut au fond de la chambre chercher un poignard dissimulé derrière son portrait, et se l'appuya sur le sein.
Un bruit de pas se fit entendre dans le cabinet de toilette.
—Monsieur! cria la voix de Jeanne.
La soubrette prenait sur elle de l'annoncer sans ordre, pour rasséréner madame, dont la physionomie bouleversée lui avait fait peur.
En effet, monsieur entrait quelques secondes plus tard.
Raoule s'élança avec un cri d'amour; mais Jacques la repoussa brutalement.
—Qu'as-tu donc? balbutia Raoule, affolée... on dirait que tu es ivre!
—Je viens de chez ma sœur, dit-il d'une voix saccadée... de chez ma sœur la prostituée... et pas une de ces filles, tu m'entends? pas une n'a pu faire revivre ce que tu as tué, sacrilège!...
Il tomba, très lourd, sur la couche nuptiale, répétant dans une grimace de dégoût:
—Je les déteste, les femmes, oh! je les déteste!
Raoule, atterrée, recula jusqu'au mur; là, elle s'affaissa sur elle-même, évanouie.

CHAPITRE XV

Ma très chère belle-sœur,
«Rendez-vous donc ce soir, vers onze heures, chez votre ami M. de Raittolbe, vous y verrez des choses qui vous feront plaisir.
«MARIE SILVERT.»

Ce billet était aussi laconique qu'un soufflet donné en pleine joue. Raoule, en le lisant, éprouva une sensation d'horreur; cependant, sa vaillante nature d'homme reprit un moment le dessus.
—Non! s'écria-t-elle, il a pu vouloir tromper sa femme..... il est incapable de trahir son amant!
Il y avait un mois que Jacques ne quittait plus, pour ainsi dire, leur sanctuaire d'amour, et un mois, qu'une aurore, il avait demandé pardon comme une adultère repentante, baisant ses pieds, couvrant ses mains de larmes. Elle avait pardonné parce que peut-être, au fond, elle était heureuse qu'il se fût prouvé à lui-même qu'il était à la merci de son infernale puissance. Fallait-il donc que de la boue remontât une nouvelle insulte pour sa passion miséricordieuse?
Oh! mais aussi..... elle le savait trop bien, la chair saine et fraîche est la souveraine du monde. Elle le disait si souvent dans leurs nuits folles, plus voluptueuses et plus raffinées depuis la nuit d'orgie de Jacques. Raoule brûla le billet. Alors, les mots de ce billet transparurent sur les murailles de son salon, en lettres de feu. Elle ne voulait plus le relire, mais elle le revoyait partout, du parquet au plafond. Raoule fit venir un à un ses gens, elle leur posa cette question:
—Savez-vous de quel côté monsieur est allé ce soir, après sa promenade au Bois?
—Madame, répondit le petit groom qui avait tenu la bride du cheval de Jacques, je crois que monsieur est monté dans un fiacre!...
Ce renseignement n'indiquait pas les intentions de son mari; cependant, pourquoi n'était-il pas rentré pour lui faire part de sa fugue?
Elle devenait stupide, ma foi!..... Est-ce qu'elle pouvait hésiter? Est-ce que la nature humaine n'est pas toujours prête à succomber à la plus extravagante des tentations? Est-ce qu'elle-même, un jour, il y avait juste un an, n'était pas allée trouver Jacques au lieu d'aller trouver de Raittolbe?
—Alors, pensa la farouche philosophe, il est allé où son destin l'appelait; il est allé où j'ai prévu qu'il irait, en dépit de mes caresses démoniaques! Raoule, l'heure de l'expiation vient de sonner pour toi; regarde le danger en face, et, s'il n'est plus temps, châtie le coupable!
Elle tressaillit, car, tout en mettant ses habits d'homme pour ne pas être reconnue rue d'Antin, elle se parlait haut.
—Coupable! l'est-il? Qui sait? Ne dois-je pas supporter le poids d'un crime trop souvent prévu par mes soupçons et à l'idée duquel ses lâches instincts l'ont habitué?
Elle ajouta, en gagnant l'escalier de service correspondant à leur chambre:
—Je ne le châtierai pas, je me contenterai de détruire l'idole, car on ne peut plus adorer un dieu déchu! Et elle partit, le regard droit, le visage tranquille, avec le cœur broyé...
Rue d'Antin, le concierge lui dit:
—M. de Raittolbe ne reçoit personne.
Puis, en clignant de l'œil parce qu'il voyait que ce jeune homme élégant devait être un ami intime:
—Il y a une dame chez lui.
—Une femme! râla Mme Silvert.
Une atroce supposition lui vint tout de suite à l'esprit. Il avait pu passer d'abord chez sa sœur..... chez sa sœur, il y avait des livrées à toutes les tailles!
—Eh bien, mon ami, c'est justement pour cela que je désire le voir!.....
—Mais c'est impossible, M. le baron ne plaisante pas avec ces sortes de consignes.
—Vous en a-t-il donné une?.....
—Non... Tiens... ça se devine!...
Raoule monta sans daigner se retourner et sonna à la porte de l'entresol. Le valet de chambre de de Raittolbe arriva, un doigt sur la bouche.
—Monsieur ne reçoit pas en ce moment!
—Voici ma carte, il faut qu'on me reçoive!
Elle avait une carte de son mari dans la poche de son pardessus.
—Monsieur Silvert, bégaya le domestique ahuri, mais...
—Mais, dit Raoule, s'efforçant de rire, ma femme est ici, je le sais! Vous avez peur que je veuille faire un esclandre? Soyez tranquille, le commissaire de police ne me suit pas...
Elle lui glissa un billet de banque et referma la porte sur eux.
—En effet, monsieur, murmura le pauvre garçon terrifié, j'ai annoncé Mme Silvert il y a à peine un grand quart d'heure, je vous jure...
Raoule traversa rapidement la salle à manger et entra dans le fumoir, ayant toujours soin de refermer les portes qu'elle ouvrait.
Le fumoir était éclairé par une seule bougie, posée sur une console. M. de Raittolbe, debout près de cette console, tenait un pistolet à la main.
Raoule ne fit qu'un bond. Lui aussi voulait se tuer? Qui est-ce qui l'avait trahi? Une créature aimée ou sa force morale?...
Elle saisit le pistolet, et l'attaque fut si brusque, si imprévue, que de Raittolbe le lâcha; l'arme alla rouler sur le tapis.
—C'est toi? bégaya l'ex-officier, pâle comme un mort.
—Oui, tu dois parler avant de te brûler la cervelle, je l'exige. Après... oh! tu feras ce que tu voudras!...
Elle paraissait tellement calme que de Raittolbe crut qu'elle ne savait rien.
—Jacques est ici! fit-il d'un ton guttural.
—Je m'en doute, puisque ton domestique vient de te l'annoncer tout à l'heure.
—En costume de femme! s'exclama de Raittolbe, mettant dans cette phrase toute une explosion de rage insensée.
—Parbleu!
Et ils s'envisagèrent un moment avec une effrayante fixité.
—Où est-il?
—Dans ma chambre à coucher!
—Que fait-il?
—Il pleure!...
—Tu as refusé!
—J'ai voulu l'étrangler, rugit de Raittolbe.
—Ah! mais ensuite tu as voulu te brûler la cervelle?
—Je l'avoue!...
—La raison?
De Raittolbe ne trouva rien à répondre. Anéanti, le viveur se laissa tomber sur un canapé.
—Mon honneur est plus susceptible que le vôtre! dit-il enfin.
Alors Raoule se dirigea vers la chambre à coucher. Quelques instants, qui parurent des siècles au baron, s'écoulèrent dans le plus profond silence.
Puis une femme reparut, vêtue d'une longue robe de velours noir tout unie, la tête enveloppée d'une mantille. Cette femme était Mme Silvert, née Raoule de Vénérande. Livide et chancelant, son mari la suivait; il avait relevé le collet de son pardessus pour cacher des traces rouges qu'il avait au cou.
—Baron, dit Mme Silvert d'une voix ferme, j'ai été surprise en flagrant délit, mais mon mari ne veut pas un scandale public. Il vous attendra à six heures, demain, avec ses témoins, au Vésinet, sur la lisière du bois.
M. de Raittolbe s'inclina sans se tourner du côté de Jacques, dont le front était baissé.
—Il suffit, madame! murmura-t-il; seulement, le flagrant délit ne peut pas être constaté par votre mari, car Mme Silvert n'est pas coupable, je l'affirme!
Et il posa la main sur sa rosette de la Légion d'honneur.
—Je vous crois, monsieur!
Elle salua comme un adversaire et elle se retira, le bras passé autour de la taille de Jacques. En franchissant le seuil du fumoir, elle se retourna:
—A mort! jeta-t-elle simplement dans l'oreille de de Raittolbe, qui la reconduisait.
Le valet de chambre dit plus tard, au sujet de cette étrange aventure:
—Mme Silvert, que j'aurais juré avoir vue blonde comme les blés en entrant, était brune comme la suie en sortant... Ah! c'est de toutes les façons une bien jolie femme!
Ce fut Raoule elle-même qui, le lendemain, vint éveiller Jacques dès l'aube; elle lui donna les deux adresses de ses témoins.
—Va, dit-elle d'un accent très doux, et n'aie pas peur. Il s'agit d'un assaut en plein air, au lieu d'être à la salle d'escrime!
Jacques se frotta les yeux comme un être qui n'a plus conscience de ce qu'il fait; il avait dormi tout habillé sur son lit de satin:
—Raoule, murmura-t-il avec humeur, c'est ta faute, et puis, j'ai voulu plaisanter, voilà tout!...
—Aussi, lui dit-elle, souriant d'un sourire adorable, je t'aime encore!... Ils s'embrassèrent.
—Tu iras faire ton devoir de mari outragé, tu recevras une petite égratignure, c'est la seule vengeance que je veux tirer de toi. Ton adversaire est prévenu: il doit respecter ta personne!...
—Ah! Raoule, s'il ne t'obéissait pas? murmura Jacques inquiet.
—Il m'obéira!
Le ton de Raoule n'admettait pas de réplique.
Cependant, Jacques, à travers les brouillards de son imagination idiotisée par le vice, revoyait toujours devant lui la figure menaçante de de Raittolbe, et il ne comprenait pas pourquoi, elle, le bien-aimé, lui pardonnait si lâchement.
Il trouva le coupé tout attelé près du perron, monta d'une allure machinale et se rendit aux adresses indiquées.
Martin Durand accepta sans contestation de lui servir de témoin dans une affaire inconnue. Mais le cousin René, devinant qu'il s'agissait d'une escapade de Raoule, ne trouva pas amusant d'avoir à soutenir l'honneur de Jacques Silvert. Il ne céda que quand il sut qu'il n'y avait qu'une querelle d'escrime en jeu.
Alors, comme Jacques avait épousé une de Vénérande et, de ce chef, faisait partie de leur noblesse, par esprit de corps, le cousin rejoignit Martin Durand.
Les deux témoins, ne sachant pas le moins du monde à quoi s'en tenir, n'échangèrent que de rares paroles. Jacques Silvert, lui, se renversa dans le coin le mieux rembourré de sa voiture et s'endormit.
—Alexandre! fit René, montrant le mari de Raoule en ricanant.
—Parbleu, riposta Martin Durand, il se bat pour la galerie. De Raittolbe a probablement à lui faire essayer une nouvelle botte. Est-il assez complaisant, ce mari!
René eut un geste de hauteur qui arrêta net la diatribe malencontreuse de l'architecte.
Après une heure un quart du trot relevé de son pur sang, Jacques, réveillé par ses témoins, sauta à terre sur la lisière du bois. Ils furent quelques instants à trouver l'adversaire. Tout était singulier dans ce duel, et le lieu du rendez-vous n'était pas plus défini que son réel motif.
Enfin, de Raittolbe apparut, amenant avec lui deux anciens officiers. Jacques savait qu'on salue son adversaire, il le salua.
—Très crâne, de plus en plus crâne! affirma René.
Puis les témoins s'abordèrent, et, Jacques, pour se donner la contenance d'un vrai mâle, alluma une cigarette offerte par Martin Durand.
On était au mois de mars, il faisait un temps gris, mais très tiède. Il avait plu la veille et les bourgeons naissants des arbres étincelaient de mille gouttelettes brillantes. En levant le front, Jacques ne put s'empêcher de sourire de son sourire vague qui était chez lui toute la spiritualité de sa molle matière. A quoi souriait-t-il? Mon Dieu, il l'ignorait; seulement, ces gouttes d'eau lui avaient fait l'effet de regards limpides abaissés tendrement sur sa destinée, et il en ressentait de la joie au cœur!
Quand il voyait la campagne, ayant Raoule à son bras, le corps de cette terrible créature, maître du sien, obstruait tout devant lui.
Et il l'aimait cruellement, cette femme...; il est vrai qu'il l'avait cruellement offensée pour cet homme qui lui avait fait si mal au cou...
Il ramena son regard sur la terre. Des violettes perçaient çà et là le gazon. Alors, de même que les gouttes de pluie avaient semé des paillettes dans son obscur cerveau, de même les petits yeux sombres des fleurs à demi voilées mélancoliquement par les brins d'herbe comme par des cils, le rendirent plus obscur encore.
Il vit la terre maussade, fangeuse, et il frémit à la pensée d'être un matin couché là, pour ne jamais se relever.
Oui, certes, il l'avait offensée, cette femme; mais cet homme, pourquoi lui avait-il fait si mal au cou?...
Ensuite, rien n'était de sa faute!... La prostitution, c'est une maladie! Tous l'avaient eue dans sa famille: sa mère, sa sœur; est-ce qu'il pouvait lutter contre son propre sang?...
On l'avait fait si fille dans les endroits les plus secrets de son être, que la folie du vice prenait les proportions du tétanos! D'ailleurs, ce qu'il avait osé vouloir, c'était plus naturel que ce qu'elle lui avait appris!
Et il secouait au vent ses cheveux roux en pensant à ces choses! Ils allaient poser un peu sous des épées croisées, faire des pliés. «Allez, messieurs!»
Ils ferrailleraient jusqu'à ce qu'il reçût l'égratignure promise, puis il reviendrait bien vite lui faire boire dans un baiser la perle pourpre pas plus grosse que les perles de la pluie...
...Pourtant, cet homme lui avait fait bien mal au cou...
Le choix des armes appartenait à de Raittolbe. Il choisit. Quand Jacques prit son épée aux mains il fut surpris de la trouver pesante. Celles dont il se servait habituellement étaient fort légères. Le sacramentel «Allez, messieurs!» fut prononcé.
Jacques maniait son arme gauchement, comme toujours.
Le baron ne voulait pas regarder Jacques en face, mais le jeune homme manifestait une quiétude si grande, quoique muette, que de Raittolbe sentit le froid lui envahir l'âme.
—Dépêchons, songea-t-il, débarrassons la société d'un être immonde!
A ce moment, l'aurore déchira la nue grise. Un rayon glissa jusqu'aux combattants. Jacques fut illuminé et, sa chemise s'entr'ouvrant au creux de sa poitrine, l'on put apercevoir sur une peau fine comme la peau d'un enfant, des frisons d'or qui formaient à peine une estompe à la chair.
De Raittolbe fit une feinte. Jacques para, mais un peu lâchement. Lui aussi avait hâte d'en finir... Si le baron se trompait? sa poigne était terrible, il l'avait appris à ses dépens. C'était surtout ce silence religieux qui lui pesait! Au moins Raoule l'amusait de ses saillies mordantes quand elle lui donnait ses leçons, et il avait envie d'être beau...
De Raittolbe eut quelques secondes d'hésitation. Une angoisse affreuse le tenaillait et une sueur moite l'inondait.
Ce Jacques, tout rose, lui paraissait joyeux! Il n'était donc pas poltron, cet être maudit, il ne comprenait donc pas, il ne se défendait pas?... Les coups d'épée n'avaient donc pas plus de prise sur ses membres de jeune dieu que les coups de cravache?
Alors, ne voulant pas savoir ce qu'il adviendrait, dans un coupé rapide, il se fendit en détournant un peu la tête et atteignit Jacques juste au milieu de ces frisons roux que l'aurore rendait luisants comme une dorure. Il lui sembla que son épée entrait toute seule dans la chair d'un nouveau né. Jacques ne poussa pas un cri, le malheureux tomba sur les touffes de gazon où le guettaient les petits yeux sombres des violettes. Mais de Raittolbe cria, lui; il eut une exclamation déchirante qui bouleversa les témoins.
—Je suis un misérable! fit-il avec l'accent d'un père qui, par mégarde, aurait assassiné son fils. Je l'ai tué! je l'ai tué!
Il se précipita sur le corps étendu.
—Jacques! supplia-t-il, regarde-moi! parle-moi! Jacques, pourquoi as-tu voulu cela, aussi? ne savais-tu pas que tu étais condamné d'avance? Ah! c'est une atrocité, je ne peux pas, moi qui l'aime, l'avoir tué! dites, monsieur? ce n'est pas vrai? je rêve?...
Les témoins, navrés par cette douleur inattendue, essayaient de le calmer, tout en soulevant Jacques.
—Pour un duel au premier sang, c'est une issue regrettable, mâchonna l'un des deux officiers.
—Oui! voilà une affaire désastreuse, murmurait Martin Durand.
—Et pas un médecin, ajouta René, horriblement vexé du dénouement de l'aventure.
—Moi! j'ai l'habitude de ces choses-là, je vais le panser; allez me chercher de l'eau, vite....., dit le second témoin du baron.
Pendant qu'on allait chercher de l'eau, de Raittolbe avait appuyé ses lèvres sur la blessure et tâchait d'attirer le sang qui coulait à peine.
Avec un mouchoir on aspergea le front de Jacques. Il entr'ouvrit les paupières.
—Tu vis? dit le baron, oh! mon enfant, me pardonnez-vous? continua-t-il en balbutiant, vous ne saviez pas vous battre, vous vous êtes offert vous-même à la mort.
—Nous affirmons, interrompit l'un des officiers, qui pensait que son ami allait trop loin, que M. de Raittolbe s'est parfaitement conduit.
—Tu dois bien souffrir, n'est-ce pas? poursuivait le baron, ne les écoutant plus, toi que le moindre mal fait trembler. Hélas! tu es si peu un homme! Il faut que j'aie été fou pour accepter ce combat. Mon pauvre Jacques, réponds-moi, je t'en conjure!
Les paupières de Silvert se levèrent tout à fait; un amer rictus crispa sa belle bouche dont la chaude nuance pâlissait.
—Non! monsieur, bégaya-t-il d'une voix devenue moins qu'un souffle, je ne vous en veux pas..... c'est ma sœur... qui est cause de tout... ma sœur!..... J'aimais bien Raoule..... Ah! j'ai froid!
De Raittolbe voulut de nouveau sucer la plaie, parce que le sang ne coulait toujours pas.
Alors Jacques le repoussa et lui dit, plus bas encore:
—Non! laissez-moi, vos moustaches me piqueraient...
Son corps frissonna en se renversant en arrière. Jacques était mort.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
—Vous n'avez pas remarqué, dit l'un des témoins du baron, lorsque la voiture se fut éloignée emportant le cadavre, vous n'avez pas remarqué que de Raittolbe, malgré son désespoir, a oublié de lui tendre la main?
—Oui, d'ailleurs ce duel a été aussi incorrect que possible..... j'en suis navré, pour notre ami.

Le soir de ce jour funèbre, Mme Silvert se penchait sur le lit du temple de l'Amour et, armée d'une pince en vermeil, d'un marteau recouvert de velours et d'un ciseau en argent massif, se livrait à un travail très minutieux..... Par instants, elle essuyait ses doigts effilés avec un mouchoir de dentelle.

CHAPITRE XVI


Le baron de Raittolbe a repris du service en Afrique. Il est de toutes les expéditions dangereuses. Ne lui a-t-on pas prédit qu'il mourrait par le feu?
A l'hôtel de Vénérande, dans le pavillon gauche, dont les volets sont toujours clos, il y a une chambre murée.
Cette chambre est toute bleue comme un ciel sans nuage. Sur la couche en forme de conque, gardée par un Eros de marbre, repose un mannequin de cire revêtu d'un épiderme en caoutchouc transparent. Les cheveux roux, les cils blonds, le duvet d'or de la poitrine sont naturels; les dents qui ornent la bouche, les ongles des mains et des pieds ont été arrachés à un cadavre. Les yeux en émail ont un adorable regard.
La chambre murée possède une porte dissimulée dans la tenture d'un cabinet de toilette.
La nuit, une femme vêtue de deuil, quelquefois un jeune homme en habit noir, ouvrent cette porte.
Ils viennent s'agenouiller près du lit, et, lorsqu'ils ont longtemps contemplé les formes merveilleuses de la statue de cire, ils l'enlacent, la baisent aux lèvres. Un ressort, disposé à l'intérieur des flancs, correspond à la bouche et l'anime.
Ce mannequin, chef-d'œuvre d'anatomie, a été fabriqué par un Allemand.

FIN

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